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mercredi, 06 avril 2016 16:13

De la tête aux membres. Réformer l'Eglise

En février 2015, un consistoire des cardinaux consacré à la réforme de la curie s’est tenu au Vatican. La question centrale posée est celle de la décentralisation dans l’Eglise. Comme l’a énoncé le pape, le but n’est pas tant d’améliorer les performances administratives de l’Eglise mais de « favoriser une évangélisation plus efficace ». Un débat vieux comme la curie (XIe siècle), comme le démontre ce petit détour par l’histoire.

« Il est beau de penser à la curie romaine comme à un modèle en miniature de l’Eglise, c’est-à-dire comme à un “corps” qui cherche sérieusement et quotidiennement à être plus vivant, plus sain, plus harmonieux et plus uni, en lui-même et avec le Christ. » C’est avec des mots chaleureux que le pape François a repris, lors de ses vœux à la curie romaine de Noël passé, le langage métaphorique de l’apôtre Paul. Mais à la consternation des dignitaires réunis, ce n’est pas une tranquille homélie qui est venue ensuite mais une rude philippique. Diagnostic du pape : la curie serait « exposée à des maladies, des dysfonctionnements et des infirmités ». Le Saint-Père a aussitôt enchaîné avec une liste des quinze « maladies de la curie », allant de l’absence d’autocritique à la soif de pouvoir et de biens mondains, en passant par l’accusation de froide bureaucratie, d’hypocrisie et d’absence d’humour.
Une critique aussi radicale de la part d’un pape à sa curie, exprimée publiquement, est pratiquement sans précédent dans l’histoire de l’Eglise. C’est seulement dans le contexte de la division commençante de l’Eglise, au début du XVIe siècle, qu’on trouve un texte comparable : « Nous savons que déjà depuis quelques années ce Saint-Siège a été marqué par des abus nombreux et abominables autour des choses sacrées et par des offenses aux commandements divins, et même qu’en vérité tout a été perverti. Il n’est donc pas étonnant que la maladie se soit étendue de la tête aux membres, c’est-à-dire des papes aux responsables de l’Eglise en-dessous d’eux. Nous tous - prélats et simples clercs - avons dévié du droit chemin, chacun n’avait en vue que sa propre carrière, et du coup il y a beau temps qu’il n’en est plus un parmi nous, pas même un, qui fasse le bien. » Ces formules sont d’Adrien VI (1522-1523) et sont au centre de la confession des fautes qu’il demanda à son légat de faire à la Diète de Nuremberg, en janvier 1523, pour répondre aux critiques des réformateurs contre le pape et la curie. Adrien VI promettait que « nous ferons tous les efforts nécessaires pour qu’en priorité soit réformée cette curie dont est sorti tout le mal... Nous nous sentons d’autant plus tenu d’agir en ce sens que le monde entier désire ardemment une telle réforme. »

Un biotope 
Il semble que le pape François soit de même décidé à réformer l’Eglise à partir de sa tête. Comme chacun sait, il a déjà entrepris les premiers pas dans ce sens en mettant en place un conseil de cardinaux dont les membres n’appartiennent pas à la curie. Cette commission, totalement inédite, latérale et transversale par rapport aux institutions romaines, est chargée de préparer de nouvelles mesures de réforme.
De quoi peut-il s’agir ? Il n’y aurait pas grand avantage à changer ici ou là un dignitaire peu apprécié, qui se serait fait remarquer par un degré particulièrement avancé d’« Alzheimer spirituel » ou de « schizophrénie existentielle ». En effet, même si la politique de recrutement de la curie doit être remise en question, il faut éviter de chercher prioritairement l’origine des maux dans les manquements de personnalités individuelles. Ils ont des causes plus profondes. La curie constitue à l’évidence un biotope spécifique, où certaines maladies peuvent prospérer dans des conditions favorables.
Les médias ont plus d’une fois attribué des erreurs, comme la levée d’excommunication de l’évêque négationniste Williamson, au style de gouvernement personnel de Benoît XVI (2005-2013). Mais cette interprétation est insuffisante, car la concentration de toutes les décisions sur le pape est devenue fondamentalement, à partir du XXe siècle, un problème structurel du Vatican. Seule une réforme d’ensemble, entreprise de manière décidée, pourra apporter la guérison. Il sera nécessaire d’instituer des forums pour des échanges publics, d’où pourront sortir des idées stimulantes. Mais on utilisera aussi des commissions, dont les membres présentent en toute conscience leur opinion quand ils ont à conseiller le pape et à le préserver de décisions inopportunes.

Balancier
Il y a d’ailleurs déjà eu dans le passé, incontestablement, des instances curiales qui conseillaient collégialement le pape, avant tout le Consistoire et la Congrégation pour les affaires extraordinaires de l’Eglise. Ainsi, à partir du synode de Sutri (1046), l’influence des cardinaux s’étant accrue de façon décisive, Henri III déposa trois papes en concurrence et entama, avec Suidger de Bamberg qui avait pris le nom de Clément II, l’ère de ce qu’on a appelé la « réforme de la papauté ».
L’empereur tenta de donner un caractère durable à la réforme romaine en revalorisant le Collège des cardinaux, lui aussi composé de gens venus du nord des Alpes et favorable aux réformes. Se mit ainsi en place, aux côtés du pape, un Sénat permanent censé le conseiller et le contrôler à propos de toutes les questions importantes, et avant tout le maintenir sur une ligne réformatrice.
A cette époque, le nombre des cardinaux oscillait entre douze et vingt-cinq : il s’agissait donc toujours d’un groupe restreint. La forme appropriée qui s’installa pour la participation du Collège cardinalice fut le Consistoire, au sein duquel tous les cardinaux présents à Rome se réunissaient autour du pape. Il se tenait au moins trois fois par semaine, et même quotidiennement à certaines périodes. Le pape devait informer les cardinaux à propos des décisions en suspens et leur demander leur avis.
Mais au fil du temps, les papes ne cessèrent de déposséder le Consistoire de ses pouvoirs. Avec sa réforme décisive, Sixte V (ou Sixte Quint, 1585-1590) fit pour la première fois de la curie un organe de gouvernement. Il éleva le nombre des cardinaux à soixante-dix. Cette inflation des fonctions diminua drastiquement l’influence individuelle des cardinaux. Sixte V installa aussi quinze Congrégations permanentes de cardinaux.
Progressivement, le secrétariat personnel du pape gagna en importance et reçut, au début du XVIIe siècle, le nom de Secrétairerie d’Etat ; plus tard la direction en sera toujours confiée à un cardinal. Ce secrétariat finit par devenir l’organe politique décisif de la curie et son contrepoint dans le domaine de la foi devint l’Inquisition. En même temps, la communication entre les dicastères particuliers se réduisit de plus en plus à une portion congrue. Au pape seul désormais était réservée la vision sur l’ensemble du système.
Cette carence fut reconnue après la grande catastrophe politique de l’Eglise au début du XIXe siècle, après que Napoléon eut occupé les Etats pontificaux et traîné le pape en exil en France. Pie VII (1800-1823) créa pour cette raison, immédiatement après son retour à Rome en 1814, la Congrégation pour les affaires extraordinaires, dont la compétence devait s’étendre à toutes les affaires politiques importantes concernant l’Eglise.
A cette Congrégation appartenaient les cardinaux de curie les plus influents, également la majorité des préfets ou des membres les plus en vue d’autres Congrégations importantes. Elle était toujours convoquée par le pape quand il avait besoin de conseils sur des questions délicates. Au XIXe siècle encore, les cardinaux discutaient, sur la base de rapports écrits circonstanciés dus à des experts, de toutes les questions importantes de politique ecclésiastique, comme les concordats, les relations de la curie avec divers Etats et types d’Etats, le droit de vote actif et passif des catholiques, les nominations aux sièges épiscopaux ou encore la question de la guerre et de la paix. La plupart du temps, ils rédigeaient des propositions de décision pesées au cordeau, avec toutes les garanties juridiques et politiques, et le pape les reprenait généralement à son compte.
En termes modernes, la façon de travailler de cette Congrégation fait penser à l’activité d’un cabinet ministériel. Grâce à elle, Pie VII amena les plus importants « ministres » de la curie à échanger entre eux sur des thèmes centraux.
Que devint cette Congrégation par la suite ? Plusieurs papes après Pie VII se servirent abondamment de ce « Conseil de sécurité pontifical ». Mais Pie XI (1922-1939) rompit radicalement avec la pratique de ses prédécesseurs. Il ne convoqua pratiquement plus de session des cardinaux. Avec lui, les mécanismes de contrôle de la primauté pontificale furent systématiquement écartés et les Congrégations avec des compétences spécifiques laissées de côté. Désormais le pape décidait seul, la plupart du temps lors d’audiences privées où le cardinal secrétaire d’Etat exposait des questions en suspens.

Un nouveau Superman
Ce fut Paul VI (1963-1978) qui imposa en 1967 une réforme de la curie. A côté des Congrégations, des Services et des Tribunaux, apparut une série d’autres Conseils et Secrétariats dont étaient désormais membres non plus seulement des cardinaux de curie, mais aussi des évêques diocésains du monde entier. La curie fut internationalisée. Le temps de présence de ses collaborateurs ne devait pas excéder cinq ans.
Un pas central fut accompli avec la nouvelle promotion du Secrétariat d’Etat au rang de « super-ministère ». Jusqu’à nos jours, le cardinal secrétaire d’Etat n’est pas seulement le ministre des Affaires étrangères : il est aussi le chef du gouvernement du pape et le coordinateur de toute la curie. Ce système de pouvoir aurait peut-être des chances de marcher si le secrétaire d’Etat était à la hauteur de cette tâche gigantesque du point de vue de la connaissance du droit, de la technique administrative, de la communication, de la théologie, de la vie spirituelle et des dons humains. Mais pour réunir toutes ces qualités, il faudrait qu’il soit Superman ! Ce système ne peut donc pas fonctionner.

Désir de subsidiarité
Mais quelles décisions doivent être prises à la curie elle-même, dont les membres sont souvent éloignés des problèmes de pastorale des Eglises locales ? Le principe de subsidiarité pourrait être une solution. Pie XI l’a formulé magistralement en 1931 : « Comme ce que l’individu est capable de réaliser par sa propre initiative et ses propres forces ne saurait lui être retiré et assigné à l’activité de la société, c’est un déni de justice que de renvoyer ce que les collectivités plus petites et de rang inférieur peuvent réaliser et mener à bonne fin à la collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé. »
Ce principe de subsidiarité est devenu un « succès d’exportation » de la doctrine sociale catholique. En Allemagne, il a été revendiqué autant pour l’« économie sociale de marché » que pour le fédéralisme des Länder. Sauf que, y compris dans l’Eglise catholique elle-même, il n’a jamais été appliqué. Au contraire, c’est le centralisme romain qui a triomphé et laissé de moins en moins de liberté d’action « aux collectivités plus petites » que sont les diocèses et les communautés paroissiales. Le synode des évêques de 1985 jeta même le doute sur le fait que le principe de subsidiarité en général puisse s’appliquer à l’Eglise. Pourtant, déjà Pie XII (1939-1958) avait expressément déclaré que la subsidiarité était compatible avec la doctrine catholique. Et l’image de l’Eglise du concile Vatican II est même essentiellement marquée par ce principe.
Le pape François s’oriente aussi, semble-t-il, dans cette direction. Il a déclaré dans une interview : « Les dicastères romains (Congrégations, Conseils ainsi que les autres Services) sont au service du pape et des évêques. Ils doivent aider les Eglises locales ou les Conférences épiscopales. Les affaires sont mieux traitées sur le terrain. » Le pape n’a pas argumenté autrement dans sa lettre apostolique Evangelii gaudium, où il accorde même aux Conférences épiscopales « une autorité doctrinale authentique ».
Peut-être certaines questions pourront-elles relever bientôt dans l’Eglise de décisions et de solutions à l’endroit même où elles sont nées : choix de candidats aptes à devenir évêques, sort réservé aux divorcés remariés, direction des communautés par des laïcs, autorisation de prêcher accordée à des théologiens laïcs, célébrations œcuméniques le dimanche matin à l’occasion de jubilés d’associations...

Un destin risqué
L’histoire de l’Eglise tient donc à disposition des options, à la fois éprouvées et très actuelles, pour faire des réformes. Et re-formare ne signifie à l’origine rien d’autre que « revenir à la forme de l’ancien » bon et éprouvé, en écartant les formations défectueuses apparues entre temps. Le regard précis sur les traditions a certes souvent quelque chose de subversif, car la position du pape, de l’évêque et en général du clergé n’a pas toujours été aussi irréprochable qu’aujourd’hui. Les réformes de structure présentées ici n’ont été avancées qu’à titre d’exemple pour d’autres possibilités.
Il y eut des époques où les évêques étaient élus par tous et dirigeaient leurs diocèses collégialement avec le Chapitre de la cathédrale. Des laïcs jouissaient d’une grande autorité, et des femmes agissaient pratiquement comme des évêques. Le passé indique donc des chemins vers plus de démocratie, de liberté, d’égalité des droits dans l’Eglise. Il ne saurait y avoir le moindre doute que ces modèles confirmés sont compatibles avec le catholicisme. L’Eglise a toujours été multiple, elle n’a cessé de se transformer et doit continuer à se transformer.
Avec Jorge Mario Bergoglio, l’espérance croît de réformes depuis longtemps en souffrance. Qu’il ait justement pris le nom du Poverello est un signe dont le caractère révolutionnaire reste sous-estimé. En effet, saint François n’était pas un doux et pieux rêveur, mais un rénovateur radical, qui échappa de justesse à l’accusation d’hérésie. Le pape François aura besoin d’alliés influents pour faire passer ses réformes et échapper au sort de son prédécesseur Adrien VI. Né à Utrecht, celui-ci fut perçu comme un intrus à Rome. Son style de vie sobre et austère, son renoncement à la pompe de l’autocélébration pontificale, sa piété simple furent rejetés dans la Rome de la Renaissance. Brisé, Adrien VI mourut après un pontificat de tout juste treize mois. Une phrase de Pline l’Ancien orne sa tombe dans l’église Santa Maria dell’Anima à Rome et indique exactement la raison de son pontificat tragique : « Quelle douleur de voir l’action du meilleur homme du monde dépendre de l’époque où elle a lieu ! »
(traduction Jean-Louis Schlegel)

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