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mardi, 15 décembre 2020 20:23

Nicolas II, du tsar sanguinaire au tsar innocent

Nicolas II, 1896 © DR / The Romanov Empire Historical SocietyÀ travers les différents visages prêtés à Nicolas II, dernier tsar de Russie, par le peuple et les politiques russes depuis sa mort en 1918, c’est toute l’histoire du pays depuis la chute du tsarisme qui est revisitée. Voyage au fil de ces successives révisions.

Korine Amacher, professeure d’histoire russe et soviétique, à l’Université de Genève, consacre ses recherches aux mouvements révolutionnaires russes et aux politiques mémorielles. Elle a participé au projet du Fonds national pour la recherche scientique suisse (FNRS), Mémoires divisées, mémoires partagées. Ukraine / Russie / Pologne (XXe-XXIe siècles): une histoire croisée (2016-2019).

Dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, les bolcheviks exécutaient l’ex-tsar Nicolas II ainsi que plusieurs mem­bres de la famille impériale à Ekaterinbourg, dans l’Oural, dans le sous-sol de la maison Ipatiev où ils étaient détenus. Alors que la guerre civile faisait rage, que les armées blanches et les régiments tchécoslovaques qui s’étaient ralliés à elles étaient aux portes de la ville, les bolcheviks locaux voulaient prévenir une éventuelle libération du tsar. Depuis, le sort de la famille impériale n’a cessé d’être sujet à controverses. L’étude des sources disponibles a permis à l’historien Marc Ferro d’affirmer que certains membres de la famille fu­rent épargnés. Mais l’ex-tsar Nicolas II, lui, fut bien fusillé dans la maison Ipatiev.

À l’époque soviétique, cette exécution fut reléguée au rang d’un fait dénué d’intérêt. On préférait se con­centrer sur la critique de celui qui était surnommé Nicolas le Sanguinaire, en raison de la fusillade qui, en janvier 1905, avait accueilli la foule venue au palais d’Hiver apporter une pétition au tsar, et qui fit plus de 200 morts.

Dans la première édition de la Grande encyclopédie soviétique, Nicolas II est dépeint comme un «despote», comme un homme «borné et tout aussi ignorant que son père», qui éprouvait une haine profonde à l’égard du peuple russe. Quant à sa politique, elle est décrite comme une longue suite d’erreurs grossières. «Jusqu’à la dernière minute, Nicolas II est resté ce qu’il était: un autocrate stupide, incapable de com­prendre le monde qui l’entourait, ni même son propre intérêt.» Durant toute l’époque soviétique, Nicolas II a concentré sur lui tous les défauts de l’autocratie russe. Toutefois, la vision négative projetée sur le dernier tsar n’empêcha pas, après la Seconde Guerre mondiale, que le lieu de sa mort et de celle de sa famille ne se transforme en un lieu de pèlerinage pour certains Soviéti­ques. En 1975, excédé par l’afflux de personnes se rendant chaque année, le jour de sa mort, devant la maison Ipatiev pour y déposer des bougies, le Politburo prit la décision de raser le bâtiment. C’est Boris Eltsine, alors secrétaire général du Parti communiste de l’Oural, qui en donna l’ordre, ce qui fut fait en septembre 1977: à la veille du 60e anniversaire de l’exécution de Nicolas II, il fallait éviter de transformer l’ex-tsar en martyr.

Les tsars plutôt que les bolcheviks

Il fallut attendre la fin de la perestroïka pour qu’une réévaluation de Nicolas II puisse enfin avoir lieu. C’est toute l’histoire russe et soviétique qui fut alors réinterprétée. La vision marxiste-léniniste de l’histoire fut vouée aux gémonies par les historiens russes, qui se tournèrent vers des thématiques autrefois interdi­tes, revisitées grâce à l’ouverture des archives. Des pans entiers du passé firent l’objet de nouvelles recher­ches historiques, alors que de nombreux écrivains, historiens, philoso­phes, hommes politiques, penseurs (libéraux, conservateurs, religieux), autrefois censurés, purent enfin être publiés.

Dès le début des années 1990, le gou­vernement de Boris Eltsine souhaita promouvoir la vision d’une Russie prérévolutionnaire, avançant sans encombre sur la voie des réformes, du libéralisme et de l’occidentalisation. La Russie postsoviétique fut alors présentée comme l’héritière de l’Empire tsariste du dé­but du XXe siècle, dont on adopta certains symboles: le drapeau à trois couleurs et l’hymne tsariste. Quant au régime soviétique, il fut perçu comme une vulgaire parenthèse historique. Ce furent des années de criminalisation des bolcheviks, mais aussi d’idéalisation de la Russie prérévolutionnaire et de la dynastie des Romanov.

En 1991, l’exhumation des dépouil­les du dernier tsar et de ses proches, retrouvées dans une forêt près d'Eka­terinbourg, ainsi que le récit des détails macabres de leur mort cons­ti­tuèrent un choc pour la société russe, contribuant à la diabolisation de Lé­nine, présenté par le pouvoir russe comme le responsable des exécutions.

L’histoire du destin tragique de la famille impériale suscita alors une multitude de biographies, films, documentaires, expositions et collo­ques. On peut mentionner l’ouvrage de l’historien et dramaturge Edvard Radzinsky, Seigneur!... Sauve et pacifie la Russie. Nicolas II, vie et mort, ou encore le film de Stanislav Govoroukhine, intitulé de façon emblématique La Russie que nous avons perdue (1992). La famille de Nicolas II y est dépeinte sous des traits dithyrambiques, et celle de Lénine sous les couleurs les plus sombres. La période prérévolutionnaire est décrite comme un âge d’or, et le meurtre de la famille impériale comme le début des malheurs de la Russie.

Au milieu des années 1990 cependant, la Russie s’enfonçant dans une crise sociale et économique profonde -qui atteignit son pic en 1998-, la diabolisation du système soviéti­que dans le but de mieux légitimer un système libéral et pro-occidental se mit à fonctionner de moins en moins bien ; on proposa alors à la po­pulation, plongée dans ses difficultés quotidiennes, sinon un futur radieux, tout au moins un passé glorieux. Les festivités organisées en 1995 à l’occasion du 50e anniversaire de la «Victoire» en témoignent.

Un État fort et un saint

La période soviétique fut ainsi lentement réintégrée dans la mémoire historique, dans une version rénovée, nettoyée de toute rhétorique communiste et accordant une place centrale à l’aspect national et au rôle primordial d’un État fort. La vision positive de l’autocratie, qui fut au cœur du début des années 1990, ne disparut pas pour autant. Toutefois, il n’était plus question de souligner le développement occidental de la Russie du début du XXe siècle, mais de mettre en avant le destin particulier du pays, qui nécessitait, pour rester puissant et respecté, d’être dirigé par une main forte, fut-elle tsariste, soviétique ou postsovi­é­tique.

Signe des temps, certains historiens se transformèrent alors en apologètes de l’Empire russe, de l’orthodoxie et du tsarisme. L’exemple le plus célè­bre est celui d’Alexandre Bokhanov, auteur de travaux consacrés à la mo­narchie russe durant les années 1990, ainsi que de manuels d’histoire proposant une vision monarchiste, anti-libérale et anti-occidentale. Les tsars y sont décrits comme des «grands hommes», généreux, courageux, ex­cel­lents militaires, profondément re­ligieux, des pères et des maris exemplaires, des travailleurs infatigables. Nicolas II, écrit-il, éprouvait « une complète indifférence au luxe et au confort », il aimait chasser, jouer au tennis et au billard. «Bien instruit, il parlait très bien l’allemand, le français et l’anglais, écrivait bien en russe, peignait, jouait assez bien au piano et au violon.» Il fut «férocement assassiné par les bolcheviks». Dans ce manuel, les valeurs familiales, le courage militaire, l’orthodoxie et l’autocratie sont placés au premier rang, tandis que les responsabilités politiques de Nicolas II, ainsi que son manque de compréhension des enjeux que son pays avait à affronter sont largement gommés.

En juillet 1998, les restes du tsar et de la famille impériale, identifiés par une analyse ADN, furent transportés à Saint-Pétersbourg. Là, ils furent solennellement inhumés dans la cathédrale Pierre-et-Paul, en présence de nombreuses personnalités, de membres de la famille impériale et du président Boris Eltsine. Celui-ci appela les Russes au repentir et à la réconciliation et qualifia le massacre d’Ekaterinbourg d’«une des pages les plus honteuses de notre histoire». Deux ans plus tard, Nicolas II était canonisé.

Le dernier tsar et ses proches avaient déjà été canonisés en 1981 par l’Église russe en exil. Mais en Russie, il fallut attendre la chute du communisme pour qu’une commission soit chargée d’évaluer ce dossier épineux. En effet, Nicolas II n’était pas un martyr de la foi, et sa vie n’offrait pas suffisamment de raisons pour sa canonisation. Finalement, le 20 août 2000, l’Église orthodoxe de Russie le canonisa comme martyr en raison des souffrances endurées, avec une profonde humilité chrétienne, durant son emprisonnement.

La même année, la construction d’un édifice religieux dédié à la mémoire de la famille impériale débuta sur le lieu de la maison Ipatiev. Le 16 juillet 2003, soit 85 ans après l’exécution du tsar et de sa famille, l’église fut consacrée. Depuis, l’«église sur le Sang Versé» est devenue un haut lieu touristique d’Ekaterinbourg et le principal lieu de culte de Nicolas II et de sa famille. Enfin, en 2008, après plusieurs années de lutte menées par les descendants de la famille impériale, la Cour suprême de Russie a finalement accepté de réhabiliter Nicolas II et sa famille en tant que victimes de répressions injustifiées.

Un héritage qui divise

À la différence de Staline, Nicolas II ne suscite pas de débats publics exacerbés dans la Russie actuelle. Toutefois, comme Staline, son héritage divise. Pour certains, il reste «Nicolas le Sanguinaire», responsable de la mort d’hommes, de femmes et d’enfants innocents en janvier 1905. Pour d’autres, sa faiblesse et son incompétence politique le rendent respon­sable de la chute du tsarisme. Pour d’autre encore, il fut incapable d’accomplir les réformes dont le pays avait tant besoin en raison de son obstination à considérer que la con­dition de l’existence de l’État russe était le maintien immuable de l’autocratie; le résultat en fut l’effondrement de la Russie et l’arrivée au pouvoir des bolcheviks.

Si de nombreux Russes continuent ainsi de le juger sévèrement, chaque année, les 16 et 17 juillet, la mémoire de Nicolas II est vénérée dans de nombreuses villes de Russie par des nostalgiques du tsarisme et dans les milieux religieux. Des dizaines de milliers de fervents orthodoxes de toute la Russie affluent à Ekaterinbourg, où se déroulent les «journées tsaristes». Sorte de festival de la culture orthodoxe, son événement principal est une procession de plus de vingt kilomètres, qui suit le chemin emprunté par les membres de la famille impériale après leur mort, de l’«église sur le Sang Versé» à Ganina Yama, où les cadavres, as­pergés d’acide puis brûlés, furent jetés dans un puits de mine et où, aujourd’­hui, des chapelles en bois se dressent. En 2018, pour le 100e anniversaire de la mort du tsar, 100'000 pèlerins firent le voyage. En juillet 2019, ils étaient 60'000. En juillet 2020, en raison de la situation épidémiologique, ce chiffre est descen­du à 10'000.

Réconciliation nationale

Depuis 2019, la Douma d’État commémore elle aussi la mémoire de la famille impériale. Le 17 juillet, les députés ont observé une minute de silence à la mémoire du dernier tsar et de sa famille, mais aussi de toutes les victimes de la guerre civile. Le fait que la Douma ait choisi d’honorer la mémoire de la famille impériale avec celle des victimes de la guerre civile n’est pas anodin. En effet, depuis plusieurs années, le pouvoir russe tente d’élaborer son interprétation de la période révolutionnaire. On en a perçu les prémi­ces dès 2007 dans certains manuels d’histoire. Les révolutions de Février et d’Octobre ainsi que la guerre civile y sont réunies en un seul bloc, intitulé La Grande révolution russe.

Si le caractère dramatique de la révolution et de la guerre civile est mis en avant, on souligne que la Russie est sortie de cette «grande tragédie» nationale plus forte qu’auparavant, sous la forme de l’URSS. La victimisation de la famille impériale s’insère fort bien dans ce schéma. En effet, il n’est pas question de désigner des coupables, de souligner les erreurs politiques des uns et des autres, ni de s’intéresser aux visions politiques divergentes. Les Blancs comme les Rouges ont été prêts à donner leur vie pour la Russie -Russie impériale pour les uns, soviétique pour les autres. Tous sont, en somme, des victimes d’une grande tragédie nationale et ont droit au respect.

Comme l’a expliqué le pouvoir russe durant le centenaire de la révolution en 2017, les principales leçons de la révolution sont «la valeur de l’unité et de la solidarité citoyenne, la capacité de la société à trouver des compromis aux tournants les plus difficiles de l’histoire, afin d’éviter la fracture radicale sous forme de guerre civile». Et si, à la Douma, la mémoire de Nicolas II a été honorée, il n’a pas été question, comme c’est le cas dans les milieux religieux, de désigner les coupables, à savoir les bolcheviks. En effet, la Douma compte en son sein des communistes. Selon un de ses membres, «des représentants de toutes les factions se sont levés, indépendamment des positions idéologiques. C’est une étape très importante vers la consolidation et la réconciliation nationales.»

En ce sens, la commémoration de l’exécution de Nicolas II est utile au pouvoir russe. Dans un pays où de nombreux orthodoxes vénèrent le dernier tsar, elle doit, comme cela fut le cas durant le centenaire de la révolution russe, servir la cause de la «réconciliation» nationale. Tsar trop faible pour être choisi comme référence politique par le pouvoir, critiqué dans les milieux historiens pour sa gestion calamiteuse du pays, son statut de martyr permet de lui assigner une place dans la mémoire pu­blique russe sans qu’il soit nécessaire de soulever la question de ses respon­sabilités politiques.

[1] Marc Ferro, Les tabous de l’Histoire, Paris, Nil éditions 2002, 152 p.
[2] La Grande encyclopédie soviétique, 1ère édition, tome 42, 1939.
[3] Maria Ferretti, «Usages du passé et construction de l’identité nationale dans la Russie postcommuniste: la métamorphose de l’image d’Épinal du dernier tsar et de son époque», in Korine Amacher et Léonid Heller (dir.), Le retour des héros. La reconstitution des mythologies nationales à l’heure du postcommunisme, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia 2010, 276 p.
[4] Edvard Radzinskij, ‘Gospodi… spasi i usmiri Rossiju’. Nikolaj II : žizn’ i smert’, Moscou, Vagrius 1993.
[5] Korine Amacher, «L’histoire dans la Russie contemporaine», in Korine Amacher et Wladimir Berelowitch (dir.), Histoire et mémoire dans l’espace postsoviétique. Le passé qui encombre, Louvain-la-Neuve, Academia 2013, 268 p.
[6] Aleksandr Nikolaevich Bokhanov, Istorija Rossii (XIX-načalo XX v.), Moscou, Russkoe slovo 2005 (1ère édition : 1998), pp. 234-237.
[7] https://yeltsin.ru/archive/video/51553
[8] Korine Amacher, «Révolutions et révolutionnaires en Russie. Entre rejet et obsession», in Revue d’études comparatives est-ouest, 45/2, 2014, pp. 129-173.
[9] https://spbdnevnik.ru/news/2019-07-17/pamyat-nikolaya-ii-vpervye-pochtili-v-gosdume
[10] En 2017, le film Matilda d’Alexeï Outchitel, qui relate la relation amoureuse du tsar avec une ballerine russe, provoqua l’ire des orthodoxes russes les plus radicaux et des monarchistes les plus exaltés. Dénonçant un blasphème contre le tsar, ils tentèrent, en vain, de le faire interdire.

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