Car il existe, en effet, un mystère russe, ou une énigme russe, qui ne se laisse pas facilement appréhender. L’Empire des tsars fascinait et terrifiait déjà ses contemporains. Depuis toujours, notait le Marquis de Custine dans son compte-rendu de voyage de 1839, «il est d’habitude de cacher la vérité». Le même auteur regrettait le fait que personne ne songea à favoriser les curieux, qu’on aimait au contraire leurrer les visiteurs et qu’il existait une sorte de complot des Russes et des étrangers qui ont décrit la Russie pour tromper le monde. Ce qui est sûr, concluait-il, «c’est qu’il ne suffit pas de venir dans ce pays pour le connaître».[2]
Cet article fait partie de notre dossier voyage, édité dans la revue n° 699, exceptionnellement ouvert aux non-abonnés, dans le cadre de notre partenariat avec le Festival Histoire et Cité. Spécialiste des mondes russe et soviétique et professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg Jean-François Fayet est co-auteur de Spectacle de la révolution. Histoire de la culture visuelle des commémorations d’Octobre, en URSS et ailleurs (Antipodes 2017).
Ce soupçon d’une représentation mensongère de la Russie n’a pas disparu avec la Révolution, bien au contraire. Qu’ils soient diplomates, savants, journalistes ou touristes, les voyageurs occidentaux restent tiraillés entre le mirage et la réalité, le rêve et le cauchemar, la légende et l’histoire. Or, après la révolution bolchevique, la Russie est le lieu où se met en place en grandeur nature un modèle pour le socialisme. Pour les militants ouvriers comme pour l’ensemble de l’élite politique, intellectuelle et culturelle divisée par cette création, l’Union soviétique devint un lieu de pèlerinage ou de contre-pèlerinage. Avec le voyage en URSS, il ne s’agit plus seulement de rencontrer un pays, une culture étrangère mais de découvrir un système politique, au-delà de l’intérêt pour la Russie qui certes demeure.
À la découverte d’un système
Militants attirés par le communisme, hommes d’État ou d’affaires, journalistes, intellectuels, simples touristes, amateurs d’émotions fortes, ils sont des centaines de milliers à faire le déplacement: de 10 000 à 20 000 visiteurs par an de 1924 à 1937. Les raisons de ce voyage sont multiples et elles changent selon les pays d’origine et surtout les époques. Pendant les dramatiques années 1917-1919, rares sont les Occidentaux qui parviennent à se rendre en Russie soviétique. Parmi les exceptions, citons le journaliste Robert Vaucher de L’Illustration, le Britannique Arthur Ransome et l’Américain John Reed, ainsi que le délégué du CICR George Montandon.
L’année 1920 marque une première ouverture, limitée aux amis ou à ceux qu’on espère convaincre d’apporter de l’aide. Tous les Occidentaux qui se rendent en Russie ne viennent pourtant pas avec les mêmes objectifs, ni avec la même foi; ils ne sont d’ailleurs pas tous accueillis à bras ouverts. Il y a des révolutionnaires professionnels, comme l’anarchiste belge d’origine russe Victor Serge et le syndicaliste français Alfred Rosmer. Figurent aussi quelques journalistes comme Albert Londres, des aventuriers et des curieux comme l’écrivain Herbert George Wells ou le philosophe et mathématicien Bertrand Russel qui s’était joint à une délégation de députés travaillistes. Les premières impressions sont terrifiantes: le froid, la famine, la maladie et la misère règnent en maîtres dans les villes. Mais le communisme ne se construira pas en un jour et ce rêve démesuré justifie à leurs yeux les souffrances présentes.
Une machine de propagande
À la Russie chaotique du communisme de guerre succède en 1921 celle de la Nouvelle politique économique (NEP), avec ses boutiques achalandées, ses magasins réservés et ses paysans aisés. Moins égalitaire, la Russie des années 20 est plus abordable pour le visiteur étranger qui y trouve des repères. Les transports, la nourriture, les logements, tout indique une évolution de la Russie sur la voie occidentale. «La vie renaît. La Russie commence à respirer», note avec satisfaction Edouard Herriot, le maire de Lyon.
Si les conditions de voyage s’améliorent, si la relative libéralisation de l’économie permet au régime de présenter aux visiteurs un visage plus prospère, la NEP se traduit pourtant par un durcissement du contrôle politique et policier de la population… et des étrangers. C’est en effet à cette période que s’ébauchent les traits caractéristiques du «Voyage en URSS», avec la création de deux organismes spécialement chargés des contacts avec l’étranger: la Commission extérieure du conseil central des syndicats, en charge des délégations ouvrières, et la Société panrusse pour le rapprochement culturel avec l’étranger (VOKS), qui accueille les artistes, les intellectuels et la bourgeoisie éclairée.
Les délégations ouvrières et paysannes permettent à des catégories sociales qui n’en avaient pas l’habitude de voyager pour la première fois à l’étranger, préfigurant le tourisme de masse de la seconde partie du XXe siècle. Quant aux personnalités auxquelles le régime prête du prestige, à l’instar d’Henri Barbusse et de Theodore Dreiser, elles sont l’objet d’une attention obséquieuse.
Le voyage en URSS s’intègre alors aux mécanismes de la propagande. La VOKS collabore activement avec le NKID, le Commissariat du peuple aux affaires intérieures, dont les représentations à l’étranger lui servent de relais, et avec la police politique (la GPU puis le NKVD) qui veille au recrutement des guides et à la surveillance des étrangers. Le système n’est pas encore totalement verrouillé, mais les voyages en URSS suivent déjà des itinéraires très balisés: visite des trésors de la vieille Russie, enquête dans les institutions soviétiques modèles -orphelinats, crèches, écoles, universités ouvrières, cités ouvrières- et rencontre avec un dignitaire soviétique.
Les réalisations économiques du communisme sont difficilement défendables, mais la richesse de la vie artistique (les avant-gardes russes) et intellectuelle, la mobilisation en faveur de l’alphabétisation des paysans, la rééducation des délinquants et les discours sur l’égalité des sexes, bref tout ce qui touche à l’émancipation sociale si chère aux progressistes rencontre l’assentiment d’une part importante des Occidentaux.
En 1928, Staline rejette la NEP et engage la société soviétique dans un Grand Tournant dont les traits caractéristiques sont la collectivisation forcée de l’agriculture et l’industrialisation par le plan quinquennal. Révolution par le haut, cette transformation radicale de la société soviétique et de ses structures économiques frappe l’imagination des opinions occidentales traumatisées par la crise économique des années trente. Des familles politiques aussi éloignées du bolchevisme que les Démocrates américains, le groupe Esprit en France ou les Fabiens britanniques s’intéressent à la planification soviétique comme réponse au chaos de l’économie libérale. Staline a renoncé à la révolution mondiale, mais le mythe prométhéen de transformation de la nature et le projet d’édification d’une «nouvelle civilisation soviétique» confortent son prestige à l’étranger. L’URSS s’exhibe en nouvelle «super-Amérique» (Arthur Koestler) et la visiter, c’est partir pour le XXIe siècle.
Du voyage d’étude…
Avec la mise en place d’une structure commerciale, l’Intourist, la construction d’hôtels et l’ouverture de 39 itinéraires (pour trois catégories de confort, plus une catégorie de luxe), le cercle des visiteurs ne cesse de s’élargir. Aux militants communistes et aux journalistes s’ajoutent maintenant des ingénieurs touchés par la mystique de la production, des industriels fascinés par la planification. Le tourisme en URSS prend la forme d’un voyage d’étude, même s’il ne s’agit que d’un « voyage dans un bocal » : le barrage et la centrale électrique du Dnieprostroï, l’usine de tracteurs de Kharkov, le bassin industriel de Magnitogorsk, le sovkhoze de Verbliud en Ukraine et la prison modèle de Bolchevo qui abusa tant de visiteurs occidentaux.
Derrière cette façade de «pays le plus heureux du monde» et les rapports et statistiques officiels annonçant la marche triomphante de l’URSS vers le paradis communiste, le Grand Tournant cache une autre réalité, parmi les plus tragiques de l’histoire russe: celle des déportés et des affamés. Mais cette Russie est très difficile à voir. « Disons-le franchement », écrit Michel Tatu dans son introduction à la réédition du récit d’Ella Maillart, Parmi la jeunesse russe, «elle n’a rien vu des drames qui se déroulaient à l’époque.»[3]
… au pèlerinage idéologique
En modifiant la donne internationale, l’arrivée au pouvoir d’Hitler va d’ailleurs donner aux Occidentaux une nouvelle raison d’aimer l’Union soviétique, qui se pose désormais en bastion de la résistance internationale contre le fascisme. Dans ce contexte, le voyage en URSS change de nature. Il ne s’agit plus d’entrer en communisme ou d’informer sur l’URSS, mais de «communier avec les masses» dans une même foi antifasciste, comme le font les Français Louis Aragon, André Malraux, le compagnon de route Suisse Hans Mühlestein, de même que les Allemands Oskar-Maria Graf et Lion Feuchtwanger.
Toutes les célébrités littéraires cependant ne se laissent pas aveugler par la bonne conscience de faire cause commune avec les «damnés de la terre». Courtisé par Staline pendant plusieurs années, André Gide publie en 1936, à son retour d’Union soviétique, un ouvrage désabusé qui lui vaut d’être qualifié «d’agent de la Gestapo» par les communistes. Mais la crainte de faire le jeu du fascisme alors que s’annonce une nouvelle déflagration mondiale limite la portée des rares critiques, tout en favorisant la tendance à l’autocensure.
Prendre parti
Durant toutes ces années, le voyage en URSS a ainsi été principalement un voyage politique, participant des affrontements idéologiques de l’époque. Acte de foi politique, il s’agit de prendre parti en témoignant de ce que l’on a vu. À leur retour, les voyageurs ont souvent produit un discours sur l’URSS, plus qu’ils n’ont transmis des impressions de séjour. Ces discours se déclinent sous la forme de conférences, d’articles et de livres: les célèbres «Voyage en URSS».
Portés par le succès commercial, ces récits s’imposent durant l’entre-deux-guerres comme un véritable genre littéraire. Outre les grands noms de la littérature, on dénombre plus de 900 récits de voyageurs allemands publiés,[4] environ 125 pour les Français,[5] presque autant pour les voyageurs anglais et américains,[6] et quelques dizaines pour les Suisses, dont les plus connus sont ceux de George Montandon et d’Ella Maillart.[7] Ces nombreux récits étaient censés dépasser la controverse d’une information manipulée en offrant au public occidental des témoignages, directs et vivants, échappant à la censure communiste.
Partiaux sur les faits, par définition subjectifs, les «Voyage en URSS» portent en eux les limites du genre -qui sont celles du voyage révélateur. À ce titre, leurs auteurs nous en apprennent moins sur la Russie telle qu’elle est que telle qu’ils avaient envie de la voir; ils furent ainsi partie prenante de la controverse, renforçant l’argumentation dans le jeu des vérités et des contrevérités.
[1] Claude de Grève, Le Voyage en Russie, Paris, Robert Laffont 1990, 1340 p.
[2] Marquis de Custine, Lettres de Russie, 1re éd. 1843, Paris, Gallimard 1975, pp. 150 et 181.
[3] Michel Tatu dans sa préface au livre Ella Maillart, Parmi la jeunesse russe, Lausanne, éditions 24 heures 1985, p. 8. (1re éd. Paris, Fasquelle 1932.) N.d.l.r. : voir le livre de Bridget Dommen, Ella Maillart. Dans la tourmente du XXe siècle, recensé dans ce numéro.
[4] Matthias Heeke, Reisen zu den Sowjets : der ausländische Tourismus in Rußland 1921–1941. Mit einem bio-bibliographischen Anhang zu 96 deutschen Reiseautoren, Münster, LIT Verlag 2003, 680 p.
[5] Fred Kupferman, Au pays des Soviets. Le voyage français en Union soviétique de 1917 à 1939, Paris, Gallimard 1979, 2003, 192 p. et Rachel Mazuy, Croire plutôt que voir ? Voyages en Russie soviétique (1919-1939), Paris, Odile Jacob 2002, 370 p.
[6] Paul Hollander, Political Pilgrims. Travels of Western Intellectuals to the Soviet Union, China and Cuba 1928-1978, Oxford, Oxford University Press 1981, 524 p.
[7] Christiane Uhlig, « Utopie oder Alptraum ? » Schweizer Reiseberichte über die Sowjetunion (1917–1941), Zürich, Hans Rohr 1992, 432 p.