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jeudi, 16 septembre 2021 10:21

La guerre enivrée?

Censée contribuer à l’effort de guerre par la dimension unificatrice et purificatoire que les soldats y trouvent, la consommation de boissons alcoolisées a été encouragée et orchestrée à grande échelle en France pendant la Première Guerre mondiale. Mauvais calcul des autorités? Une chose est sûre, elle a aussi engendré des dérives remettant en cause l’ordre guerrier et la solidarité sociale essentielle en temps de guerre.

Stéphane Le Bras, maître de conférences en Histoire contemporaine à l'Université Clermont Auvergne, est auteur de «L’ivresse dans l’armée française pendant la Grande Guerre. Un mal pour un bien?», in M. Lecoutre (dir.), L’ivresse entre le bien et le mal, de l’antiquité à nos jours (Peter Lang 2018).

En 1938, dans la préface du Maréchal Pinard, recueil de «contes de guerre des écrivains combattants», Paul Chack (alors président de l’Association des écrivains combattants) met en perspective le rôle que le «pinard» a joué durant le conflit: «Et voici un ouvrage consacré au Pinard qui a donné du cœur à tant de ventres. Les soldats l’ont nommé maréchal. Ils ont eu raison. Ce Maréchal de France a grandement aidé à gagner la guerre.»[1]

Ces quelques lignes permettent de saisir la place qu’occupa le vin pendant la Première Guerre mondiale puis ensuite dans l’opinion publique. Facteur d’unité, de réconfort, de convivialité et de courage, il aurait participé à la victoire, d’où son élévation au rang de gloire nationale dans un pays où, depuis le XIXe siècle, il fait partie des ferments culturels (même si, à l’instar d’autres boissons alcoolisées, il est également synonyme de dérives et de dangers).[2]

Quand la France entre en guerre à l’été 1914, une partie de la population se prépare aux vendanges. L’économie viticole fait vivre alors plus de 2 millions de personnes dans le pays, depuis les vignerons bien évidemment jusqu’aux débitants, en passant par les marchands en gros. Élargi à l’ensemble de la filière alcoolière, c’est près de 4 millions de Français –soit près de 10 % de la population– qui s’investissent dans la production, l’écoulement et la vente de boissons alcoolisées. Les débits de boissons poussent d’ailleurs comme des champignons dans le pays (480 000 en 1914, soit un débit pour 86 habitants).

Il faut dire que la France est alors l’un des pays d’Europe où l’on consomme le plus de boissons alcoolisées: plus de 140 litres de vin par an et par habitant en moyenne depuis le début du siècle, auxquels il faut ajouter 3,6 litres de spiritueux et 30 litres de bière. Ramenés à une quantité d’alcool pur (100°), cela représente près de 19 litres par an et par habitant.

La mobilisation des alcools

Cette présence massive des boissons alcoolisées dans le quotidien des Français amène l’armée française, alors sur le pied de guerre, à les incorporer officiellement dans la ration quotidienne des soldats. Ainsi l’instruction militaire du 2 avril 1914 portant sur l’alimentation en campagne instaure une distribution quotidienne de 25 cl de vin (le fameux «quart») et 6 cl d’eau-de-vie (la «gnole»). À titre exceptionnel, gnole et vin -qui prend très vite le nom de «pinard», un terme déjà usité avant la guerre, mais qui se répand dans toutes les unités au tournant de l’année 1915- peuvent être remplacés par de la bière ou du cidre (à hauteur de 50 cl).

Alors que ces mesures ne devaient concerner que les soldats bivouaqués (c’est-à-dire au combat), elles sont étendues en octobre 1914 à l’ensemble de l’armée par le ministre de la Guerre Millerand. Dans les années qui suivent elles sont même augmentées, pouvant atteindre, à la fin du conflit, un litre de vin quand elles sont combinées à la ration gratuite (offerte par le biais du pécule de l’unité).

Jusqu’à la démobilisation en 1919, des flots continus de boissons alcoolisées affluent ainsi dans la zone des armées sous le contrôle de l’État-major, qui mobilise la filière dans son ensemble, depuis les producteurs ou les distillateurs jusqu’aux négociants, en passant par les transporteurs. Affrétées par trains ou conteneurs spéciaux depuis les zones de production (Languedoc principalement pour le vin, Normandie et Bretagne pour le cidre), elles rejoignent les centres de stockage (les stations-magasins) répartis sur le territoire, où elles sont conditionnées et expédiées vers le front.

Au front, dans les cantonnements ou à l’arrière, les soldats s’adaptent rapidement en important leurs habitudes d’une vie civile mise entre parenthèse.[3] Fort logiquement, une grande partie de leur quotidien témoigne de la présence de boissons alcoolisées, le vin au premier rang. Dès la mobilisation, il est offert aux soldats en partance vers le front par des particuliers ou des commerçants, tandis que dans la zone des armées, il participe d’une routine qui s’installe. Ainsi un soldat du 106e RI raconte dans son carnet de notes, au printemps 1916: «J’ai mangé la soupe en arrivant et je suis allé boire mon litre comme d’habitude avant de me coucher.»

En plus de leur ration quotidienne, les soldats dépensent également une large partie de leur solde et de leurs primes dans le vin qu’ils se procurent auprès des particuliers, des structures de commercialisation privées locales ou des coopératives militaires généralisées par l’armée à compter de 1916. Une économie très active et intense s’instaure, parfois au détriment des soldats, notamment avec le phénomène des mercantis, ces commerçants qui exploitent les soldats avec des tarifs abusifs.

«Boire un canon», un effort de guerre

Au sein des unités, la consommation quotidienne, qualifiée d’«alimentaire» (le vin est considéré comme une boisson «hygiénique», bonne pour la santé et apportant des calories), est accompagnée d’une consommation en marge, généralement composée de vins de meilleure qualité que ceux proposés par l’armée. À cela s’ajoute, lorsque c’est autorisé, la consommation d’autres boissons alcoolisées, comme les vins de quinquina, les apéritifs ou le champagne. Tout est prétexte pour boire un coup ou «boire un canon» comme on dit très vite: une promotion, une naissance, un retour de perm’, un anniversaire, une fête civile ou religieuse, une partie de cartes, une discussion animée, des travaux manuels ou la rigueur du climat (vin chaud).

Le vin, symbole de camaraderie et d’unité, fortifiant la solidarité combattante et le soldat lui-même, participe alors à l’effort de guerre et c’est ainsi qu’il est exploité par les autorités, qu’elles soient civiles ou militaires. Dans une logique de contrôle des troupes en temps de guerre, les premières augmentent régulièrement –par la voie législative– la ration quotidienne, tandis que les secondes s’en servent en guise de gratification. Dans un contexte guerrier, les épisodes militaires victorieux sont également synonymes de consommation exceptionnelle: dans ses mémoires, Louis Barthas raconte comment un général, pour féliciter la capture de prisonniers, octroie aux soldats plusieurs rations supplémentaires de vin.[4]

Parfois certains gradés n’hésitent pas à commander des rations supplémentaires à l’approche d’un assaut afin de favoriser ce qu’on appelle «le coup de l’étrier». En 1916, le député socialiste des Bouches-du-Rhône Cadenat se félicite à la Chambre que «dans la zone des armées, on donne de l’alcool aux soldats […] ainsi, ils ont le courage de monter à l’assaut». La consommation de boissons alcoolisées participe ici clairement à une logique de promotion de l’identité nationale en temps de guerre, où la mobilisation des esprits est fondamentale, tant au front qu’à l’arrière. On valorise ainsi en 1916, dans le journal des tranchées La vie poilusienne, ce «pinard essentiellement français […], boisson nationale par excellence [qui] sait très opportunément se montrer patriote en se parant tour à tour du teint bleu, blanc, rouge selon le cépage qui l’enfante».

Les fêlures du système

Les inquiétudes à propos des dérives découlant de cette consommation excessive sont pourtant fort nombreuses. Au front, les mauvaises conduites qui lui sont imputées sont abondantes et bien documentées. Pour beaucoup de soldats, la consommation de boissons alcoolisées est un moyen de décompression, pour lutter contre l’ennui, le chagrin de la perte des camarades, l’éloignement des proches, ce mal-être que les poilus appellent très tôt «le cafard». Donc on boit pour oublier, souvent jusqu’à l’excès et au risque de la solidarité et de l’ordre guerrier.

Il y a bien sûr des bagarres qui éclatent entre soldats éméchés, parfois pour des motifs dérisoires. Bien plus grave, certains soldats avinés mettent en péril leur unité lors d’expéditions nocturnes où ils se font remarquer, ou lorsque, par bravade, ils se dressent hors des tranchées, à portée de fusil des ennemis. D’autres sont prêts à tout pour étancher leur soif: ils fouillent les maisons abandonnées ou en partie détruites, parfois n’hésitent pas à fracturer des portes pour s’introduire dans des caves, au grand dam des populations locales. Enfin, le manque de vin est également source de mécontentement, comme en témoignent les enquêtes réalisées auprès des unités après 1917.

Ces conduites ont également des retombées néfastes à l’arrière. Outre la mauvaise image de l’armée, elles induisent une rupture dans l’Union sacrée, dans cette solidarité forte qui doit unir civils et militaires pour vaincre l’agresseur allemand. Les cas d’incidents entre soldats ou entre soldats et civils dès 1914 sont très nombreux. Les poilus en permission ou dans les villes du front, forts de leur don de soi, se croient souvent tout permis face à des civils qu’ils considèrent parfois comme des «embusqués» (des planqués), surtout s’il s’agit de forces de l’ordre. À Perpignan, en 1916, un régiment quitte la caserne pour rejoindre la gare et se rendre au front; une grande partie des soldats sont ivres. Des cris et interjections fusent alors à destination des populations locales, des coups de feu sont tirés, un officier est frappé, des gendarmes molestés devant une foule nombreuse et stupéfaite.

Autorités civiles et militaires, souvent de concert et sous l’influence d’associations antialcooliques, prennent rapidement des mesures pour limiter quelque peu la consommation de boissons alcoolisées: interdiction de vente aux soldats en dehors de certains horaires, restriction de l’accès aux débits voire des quantités consommées sur place ou à emporter, interdiction de la circulation des eaux-de-vie au front (autre que la gnole règlementaire), contrôle dans les gares où passent les permissionnaires. Des décisions bien plus spectaculaires encore sont prises: interdiction en 1915 de l’absinthe (l’apéritif star de l’époque) ou nouvelle loi sur l’ivresse publique en 1917. Mais elles ne feront pas le poids face à la distribution orchestrée de boissons alcoolisées auprès des soldats comme participation à l’effort de guerre. Au moment de l’armistice, des millions de bouteilles de vin et de champagne seront ainsi consommées, avec inévitablement des rixes et des bagarres.

Alcool et culture de guerre

À bien des égards, les phénomènes décrits ici ne sont pas fondamentalement différents en temps de paix ou de guerre, mais ils prennent, lorsque la patrie est en danger, une intensité aigüe et une nature paradoxale, à la fois source d’unité et de désunion. Dans tous les cas, les boissons alcoolisées, et le vin en particulier, ont participé à plein à la culture de guerre en France et à la formation d’une mémoire collective encore vive aujourd’hui. 

[1] In Jules Laurent (dir.), Le Maréchal Pinard. Contes de guerre des écrivains combattants, Annecy, Hérisson 1938, p. 3.
[2] Voir Christophe Lucand, Le pinard des Poilus. Une histoire du vin en France durant la Grande Guerre (1914-1918), Dijon, EUD 2015, 170 p.; Charles Ridel, L’ivresse du soldat, Paris, Vendémiaire 2016, 432 p.; Hubert Bonin (dir.), Vins et alcools pendant la Première Guerre mondiale (1914-1919), Bordeaux, Féret 2018, 470 p.
[3] Voir Alexandre Lafon, La camaraderie au front, Paris, Armand Colin 2014, 544 p.
[4] Louis Barthas, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914-1918, Paris, Maspero 1979, 556 p.

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