Le signalement d’une mort soudaine ou violente, souvent appelée «mauvaise mort», est une pratique qui remonte à loin mais qui s’amplifie depuis quelques années. Au Moyen Âge déjà, du XIVe au XVIe siècle, la danse macabre était l’élément le plus achevé de l’artisanat macabre. Cette forme d’expression résultait d’une prise de conscience et d’une réflexion sur la vie et la mort, dans une période où cette dernière était devenue plus présente et traumatisante. Les guerres, en particulier la guerre de Cent Ans, les famines et la peste (les trois cavaliers de l’Apocalypse) décimaient les populations. Cette réalité inspira aussi les lanternes des morts, des édifices maçonnés, souvent en forme de tour, dans lesquels on hissait au crépuscule une lampe allumée, supposée servir de guide aux défunts.
Des mémoriaux permanents…
Dans nos villes actuelles, des monuments permanents marquent les emplacements de tragédies passées, comme à Genève en l’honneur de Michel Servet, brûlé par le gouvernement de Jean Calvin. Ils rejoignent un désir de réécrire l’histoire. C’est le cas aussi des mémoriaux aux morts de la guerre. Dans la plupart des pays européens, ces monuments sont fleuris par les communes en souvenir de ceux qui sont tombés pour la patrie. La tradition de la tombe du soldat inconnu est née après la Première Guerre mondiale. Cette tombe contient les restes d’un soldat tué au combat dont on ignore le nom et parfois même la nationalité. Un pleurant, personnage sculpté dans une attitude de désolation, peut être intégré au monument. C'est pour ces mêmes raisons qu’on érige aujourd’hui encore des mémoriaux officiels dans l’espace public sur les lieux des drames. Il s’agit là d’une manière d’exprimer -ou d’apaiser- un deuil public.
Ces mémoriaux peuvent également trouver leur place au sein de campagnes de prévention. Lors d’une sensibilisation à la sécurité routière à Lisbonne, les noms des piétons tués dans la rue ont été inscrits sur les passages cloutés. Et au Guatemala, de grandes croix blanches ont été peintes sur les routes, à la fois pour commémorer des accidents de la circulation et pour protester contre ces morts absurdes. Ces tragédies qui touchent seulement une famille ou un groupe de personnes donnaient déjà lieu par le passé à des marquages spécifiques de la voie publique. On a ainsi retrouvé en Europe des croix datant de la fin du XIXe siècle sur lesquelles étaient consignés des décès dus à des accidents de charrettes.
…aux mémoriaux sauvages
Le plus souvent cependant ce sont les proches eux-mêmes qui érigent des mémoriaux éphémères au bord des routes pour symboliser leur deuil : bouquets funéraires, stèles ou silhouettes noires. Au Tessin, à une croix qui signale le lieu de l’accident qui a coûté la vie à un jeune conducteur, s’ajoutent la photographie du défunt, de nombreux messages à son intention, des fleurs, ainsi que des fragments du pare-brise de son véhicule.
Une nouvelle démarche cependant a émergé. Bien souvent, aujourd’hui, ce sont des personnes n’ayant aucun lien direct avec les défunts, ni de mandat officiel confié par une quelconque institution, qui mettent en place des mémoriaux sauvages. Ainsi, partout dans le monde, de New York à São Paulo, Vienne ou New Delhi, des bicyclettes blanches (ghost bikes) honorent la mort des cyclistes tués sur la route. Ou encore, des autels spontanés sont érigés sur le lieu d’un crime, d’un accident mortel ou devant la demeure d’une personnalité décédée, et sont accompagnés parfois de fleurs, de bougies, de mots exprimant un soutien, une honte ou de l’affection, mais également d’objets rappelant l’accident ou représentant une sorte de cadeau au défunt. On y voit souvent des animaux en peluche, symboles de réconfort et d’innocence.
Après l’accident mortel de Lady Diana à Paris, en 1997, des milliers de fleurs ont spontanément été déposées près du tunnel où elle est décédée [vingt ans plus tard, des fleurs continent à marquer ce lieu] ainsi qu’à l’entrée de Buckingham Palace. Et lors de la mort en 2005 de Rod Donald, un écologiste de Nouvelle-Zélande, de nombreux graffitis sont apparus pour l’honorer.
Appropriation du deuil
Cette pratique transcende les continents : on la retrouve en Amérique du Nord, en Amérique latine, en Inde, en Australie, en Europe, voire au Japon. Ces gestes honorent le défunt, reconnaissent le deuil vécu par ses proches et expriment publiquement un sentiment de perte.
Les mémoriaux sauvages sont érigés par des personnes qui se sentent dépourvues d’un pouvoir consacré et légitime d’exprimer leur chagrin. Selon elles, cette perte est -ou devrait être- un deuil de la société entière. C’est donc souvent de manière anonyme et spontanée qu’elles choisissent d’occuper l’espace public. Leurs mémoriaux en souvenir du mort, bien que de nature areligieuse ou païenne, marquent et transforment temporairement un emplacement jugé significatif en un espace exceptionnel ou consacré.
Selon la sociologue Saskia Sassen, le «type d’espace [choisi] est différent parce qu’il est peu ritualisé et a peu ou pas de codes fixes. Il s’agit d’un espace pour ‹faire› qui est accaparé par ceux et celles qui manquent d’accès aux instruments établis. […Sassen observe que] la ville, et surtout la rue [qu’elle désigne comme rue globale], est un espace où les sans-pouvoir peuvent créer l’histoire.»[1] Rajouter un mémento ou un graffiti sur un mur devient une manière éloquente et publique de protester contre les circonstances d’un drame ou la mort d’une personne disparue de manière subite. Ainsi encore les manifestions qui se sont déroulées à Paris en 2015 exprimaient-elles un sentiment de révolte collective contre des actes terroristes qui avaient endeuillé des lieux commerciaux, des lieux de travail et des lieux publics. Pour des rituels ancrés
Ces mémoriaux et manifestations sauvages ont tous un aspect artistique, sans pourtant avoir la prétention d’être de l’Art.[2] Ce sont des représentations rituelles thérapeutiques à ne pas confondre avec de la thérapie, des rituels élaborés de manière théâtrale sans être du théâtre.[3]
Cependant tout geste fait autour du mort ne peut pas être considéré comme un rite approprié. Une coutume funéraire amérindienne, très riche en symboles et accomplie sans fautes, n’a pas sa place dans une cérémonie funéraire ou un mémorial destiné à une personne sans liens avec ces traditions. Une fleur de lotus en remplacement des traditionnels chrysanthèmes ne contribue pas à donner du sens à la vie ou à la mort du défunt si cette fleur n’est pas rattachée à lui. Au contraire, si le mort a pratiqué le bouddhisme, l’hindouisme, ou si le lotus rappelle à ses proches sa grande passion pour l’Inde, le sens qui surgira de la fleur réconfortera ses proches.
Un rite funéraire doit donc être un geste ancré dans la vie, les convictions et les valeurs du défunt. Une cérémonie religieuse pour une personne qui n’adhérait pas à l’institution ne fait aucun sens. Margaret Holloway, professeure émérite de l’Université de Hull, voit le sens comme l’un des aspects les plus importants de la ritualisation contemporaine. Pour toucher juste, la ritualisation doit sentir juste. Le sensemaking -qu’elle décrit avec trois mots, la recherche, la création et la prise (ou l’appropriation) du sens- ressemble à un processus d’extraction du sens.[4]
Les trois étapes de la ritualisation s’apparentent au travail de l'artisan: planification, création, puis réalisation. Le rite traditionnel, ayant évolué au fil des générations, requiert la première et la dernière phase. La création de rituels émergents par contre réintroduit le processus d’extraction du sens. Lors de la création -qu’il s’agisse d’une cérémonie ou d’un monument, même éphémère-, les endeuillés collaborent pour identifier le sens de la vie et de la mort de leur proche. Ils l’expriment dans les différents aspects de la cérémonie: la musique, l’hommage, les témoignages, les photos du défunt et les symboles. Cette phase centrale exige un travail rigoureux pour s’assurer que l’interprétation, et donc la ritualisation, soient justes, c’est-à-dire en accord avec l’identité du défunt et les relations qu’il a entretenues.
Besoin de sécurité et de liens
Mais pourquoi finalement ritualiser le deuil? Est-ce uniquement pour nous occuper ou pour nous rendre importants? Pour l’éthologue Ellen Dissanayake, le rituel est un comportement normal et nécessaire à l’être humain. Ritualiser -tout comme jouer, faire de l’art et socialiser- est essentiel au développement de chacun et de la société. Robert Scaer, neurologue et traumatologue doté de quarante ans d’expérience clinique, reconnaît également la valeur thérapeutique de la ritualisation, surtout lorsqu’elle est pratiquée en groupe. Ritualiser peut, dit-il, ouvrir «un espace de guérison tant physique qu’émotionnelle».[5]
Tant les cérémonies funèbres que les mémoriaux spontanés sont réalisés dans un espace et un temps extraordinaires. L’intention et le sensemaking des endeuillés transforment l’espace choisi en une rue globale ; en appuyant sur le bouton pause, ils s’offrent un moment de répit hors du temps. Ces moments sont salutaires. L’humanité vit aujourd’hui les modifications radicales et accélérées sans précédent d’un monde exigeant et en perpétuel changement. La portée des bouleversements que nous vivons peut être comparée au bond géant accompli par l’humanité au tournant du paléolithique au néolithique, constate le philosophe Frédéric Lenoir. «Ce que nos ancêtres ont traversé en quelques millénaires, nous l’appréhendons en quelques décennies.»[6] Nous assistons à une accélération du monde à une époque que Lenoir qualifie d’«ultramoderne», tangible dans «notre rapport aux autres, à la nature, à la spiritualité. […] Nos ancêtres surent se rassurer en érigeant deux sécurités: l’une, verticale, qui était Dieu (ou les dieux); l’autre, horizontale, qui étaient les frontières, héritières des enclos des premiers villages. Nous avons tué les dieux, nous avons renversé ou effacé les frontières. Ces sécurités, c’est en nous-mêmes que nous devons dorénavant les trouver.»
Or se sentir en sécurité est essentiel à la vie et à la créativité. Lorsque nous ritualisons ensemble nos joies et nos peines, nous nous sentons moins seuls, plus soutenus, créatifs, actifs et vivants. De plus, cette ritualisation des moments de transitions de la vie ou d’événements aide à préserver, ou même à réinstaurer, un rythme bénéfique dans nos vies. Ritualiser nous ancre dans une nouvelle réalité commune. Ainsi nous démontrons que nous sommes des êtres qui sentons, faculté pleinement humaine, et qui désirons vivre ensemble dans une seule et même société.
Civiliser notre monde
En créant des rues globales et en ouvrant ces moments ritualisés hors du temps, nous nous opposons de manière constructive et pacifique à la déshumanisation et à la dislocation de notre société. Ritualiser nous permet d’exister, de nous sentir en sécurité, d’écrire notre propre histoire -et d’utiliser ce pouvoir pour civiliser notre monde.
[1] Saskia Sassen, «Does the City have Speech ?» in Urban Challenges: Essays, Durham (USA), Duke University Press 2013.
[2] Un concept développé seulement à partir du XVIIIe siècle selon l’étiologue Ellen Dissanayake: «The Art of Ritual and the Ritual of Art , In The Nature of Craft and the Penland Experience, Asheville (USA), Lark Books 2006.
[3] Pour en savoir plus à ce sujet, cf. Jeltje Gordon-Lennox, Crafting Secular Ritual: A Practical Guide, et Emerging Ritual in Secular Socieites: A Transdisciplinary Conversation, Londres, Jessica Kingsley Publisher 2017.
[4] Margaret Holloway, «Ritual and Meaning-Making in the Face of Contemporary Death», conférence du 17 novembre 2015 au symposium Emerging Rituals in a Transitioning Society, Utrecht, University of Humanistic Studies 2015.
[5] Robert Scaer, 8 Keys to Body-Brain Balance. New York, W.W. Norton & Company, 2012.
[6] In Frédéric Lenoir, La Guérison du monde, Paris, Fayard 2012.