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mardi, 01 mars 2022 08:44

Pourquoi disent-ils communiquer avec les morts ?

Le XIXe siècle a connu un véritable engouement pour le spiritisme. © Everett Collection/Shutterstock Les gens qui se décrivent comme médiums, spirites ou voyants passent soit pour des personnes extraordinaires soit pour des malades soit pour des escrocs ou affabulateurs. Des études récentes montrent que, de fait, ils sont plus enclins que la population générale à vivre certaines expériences hallucinatoires - ce qui peut les amener à croire qu’ils communiquent véritablement avec les morts.[1]

Adam J. Powell est psychologue et chercheur (professeur assistant) au Département de théologie et de religion de l’Université de Durham. Spécialiste des mouvements religieux au XIXe siècle, ses recherches concernent les théories sociologiques de l’identité. Il est l’auteur de Hans Mol and the Sociology of Religion (Routledge, 2017).

Par une nuit d’octobre 1841, alors que Liverpool est endormie, une dame du nom de Bates a le sommeil agité. Elle se réveille et voit au pied de son lit son amie Elizabeth Morgan, debout, «vêtue d’une belle robe blanche». L’image ondoyante de son amie demeure un bon moment, avant de disparaître. Le lendemain, dès l’aube, un messager informe Mme Bates que son amie est morte.[2]

De tout temps, au cours des siècles, des gens ont rapporté ce type d’expériences à la fois effrayantes, spirituelles et extraordinaires. Comme ce fut le cas pour Mme Bates, ceux qui prétendent avoir un contact avec une personne décédée se font soit ridiculiser soit sont vénérés. Quoiqu’il en soit, ces expériences sont des réalités pour ceux qui les vivent. Le phénomène d’entendre des voix, par exemple, est bien plus courant qu’on le pense. Certaines études estiment que jusqu’à 50 % des personnes qui ont perdu un proche entendent sa voix durant la période de deuil. Par ailleurs, certains croyants entendent parfois la voix de Dieu comme si c’était une personne avec qui ils peuvent réellement parler.[3]

Des esprits et des vivants

La prétention de pouvoir parler avec les morts coexiste souvent avec ce que l’on appelle le «spiritisme», un mouvement quasi religieux, fondé sur l’idée que les individus continuent d’exister après la mort de leur corps physique. Leur «esprit» peut apparaître ou communiquer avec des personnes vivantes, souvent qualifiées de «médiums». Une des premières manifestations connues de spiritisme remonte à 1848: deux sœurs, Maggie et Kate Fox, prétendaient entendre un esprit frapper sur les murs de leur maison à New York. (Les médiums qui «entendent» des esprits, comme le firent les sœurs Fox, sont dits clairaudients, tandis que ceux qui «voient» les esprits sont considérés comme clairvoyants.)

De l’écrivain Arthur Conan Doyle, père de Sherlock Holmes, aux sœurs Kardashian, vedettes actuelles de téléréalité, le spiritisme en a attiré et attire plus d’un. La Spiritualists’ National Union (SNU) de Grande-Bretagne, l’une des nombreuses organisations spiritistes contemporaines, compte au moins 11'000 membres aujourd’hui. L’intérêt pour la «canalisation des esprits», les prédictions psychiques et la vie après la mort semble même avoir augmenté ces dernières années, tant au Royaume-Uni qu’aux États-Unis. Mais que dit la science sur ces phénomènes? Et pourquoi certaines personnes disent-­elles entendre des voix en prétendant qu’il s’agit de l’esprit de défunts?

Notre étude sur les expériences de clairaudience apporte un début de réponse, en montrant que les personnes les plus susceptibles d’expérimenter des périodes de transe -avec une tendance à se perdre dans leurs pensées ou à atteindre des états de conscience altérés- sont également les plus susceptibles de faire l’expérience de la clairaudience.[4] Les résultats suggèrent que ces personnes entendent réellement des sons inhabituels, mais ils n’expliquent pas pourquoi elles attribuent ces voix aux esprits et à leur propre capacité de clairaudience , ce qui est le principe fondamental du spiritisme.

Près de 75% des personnes interrogées dans le cadre de cette étude ont déclaré qu’avant d’avoir eu leur première expérience de clairaudience, elles ne connaissaient rien du spiritisme ou d’autres croyances de ce genre. Ce qui suggère que la sensation de parler avec des esprits a précédé, pour nombre d’entre elles, la connaissance de la clairaudience en tant que phénomène. Certains chercheurs affirment d’ailleurs que les médiums associent au spiritisme leur propension à entendre des voix pour justifier et expliquer leurs hallucinations auditives. Cette «théorie attributive» expliquerait pourquoi il existe tant de médiums spirites.

Moi divisé et anxiété

Le célèbre philosophe américain et pionnier de la psychologie William James parlait, au début du XXe siècle, du «moi divisé». Pour lui, il était évident que de nombreux individus rapportant leurs « expériences mystiques » -y compris celles d’avoir entendu des voix de l’au-delà- souffraient d’une sorte de tension entre leur tempérament et comportements, et leurs objectifs. C’était par exemple le cas, déclarait James, de l’écrivain russe Léon Tolstoï.

Mes propres recherches historiques corroborent les propos de James. Elles suggèrent que les émotions jouent un rôle clé dans l’apparition des phénomènes spirites. Des études plus anciennes ont montré que lorsqu’un individu se sentait mélancolique et démuni devant un événement inédit et perçu comme surnaturel, il le relatait souvent peu de temps après comme une expérience spirituelle. D’autres études phénoménologiques plus récentes, entreprises auprès de chrétiens contemporains déclarant avoir entendu des voix divines et angéliques, montrent également que des dilemmes professionnels, romantiques ou existentiels précèdent ces expériences.

Cette mélancolie préexistante peut être appelée «dissonance identitaire», car elle met en évidence le conflit entre la façon dont une personne se voit, celle qu’elle souhaiterait être et celle que son environnement socioculturel lui suggère d’être. Il semble que cette tension, du moins pour certains, puisse être apaisée par des expériences surnaturelles. Un esprit peut dire exactement ce qu’il faut faire pour être heureux, qui être, où vivre, comment vivre vertueusement, etc. En ce sens, l’expérience spiritiste peut être qualifiée d’égosyntonique,[5] c’est-à-dire que les visions et les voix perçues peuvent clarifier ou affirmer l’identité d’une personne, en alignant ses émotions, ses désirs et son caractère intérieur.

L’influence d’un leader religieux semble également importante dans l’évocation de phénomènes métaphysiques. L’anthropologue Tanya Luhrmann, de l’Université de Stanford, a mis en évidence que les fidèles qui espèrent ardemment avoir des rencontres vivantes avec le divin via la prière sont influencés par les suggestions allant dans ce sens.

Une consolation, pas une maladie

Bien sûr, il est très difficile d’évaluer le besoin ou de mesurer le désir des sujets -ces éléments sont profondément personnels, conscients ou non. Ce qui semble clair cependant, c’est que les voix entendues apportent fréquemment du confort et du réconfort. Parfois ces événements se produisent lors d’un rituel -comme la prière-, ce qui peut refléter un certain degré d’attente ou de désir. Dans d’autres cas, les voix sont explicitement décrites comme non sollicitées et interprétées, précisément en raison de leur spontanéité, comme une intervention puissante de Dieu lors d’une crise de vie. En outre, des recherches approfondies montrent que la pratique spirituelle ne permet pas de développer des aptitudes de clairvoyance sans une propension préalable à l’introspection.[6] Pour les médiums, entendre des voix est donc une sorte de don.

Il ressort de ces études que les croyances spiritistes semblent être relativement inoffensives. Les chercheurs qui se sont intéressés aux similitudes et aux différences entre la clairaudience et plusieurs autres formes d’hallucinations auditives, comme celles que connaissent les personnes souffrant de psychose, relèvent, entre autres, une différence de taille : les médiums tendent à exercer un plus grand contrôle sur les voix qu’ils disent entendre, et ils signalent très peu de détresse accompagnant l’expérience. Ainsi, en 1841, Mme Bates s’était-elle «réjouie d’avoir eu la vision» de son amie au pied de son lit, tandis que le mari d’Elizabeth Morgan avait déclaré avoir trouvé dans cet événement une consolation pour son immense chagrin.

Communiquer avec les esprits n’est pas nécessairement un signe de maladie mentale -ou de possession surnaturelle. Pour les médiums, cela peut être une véritable source de réconfort et une manière de mieux affronter la réalité. 

[1] Ces études sont menées par l’auteur de cet article, en collaboration avec des collègues des Universités de Durham et de Northumbria.
[2] Témoignage rapporté par le Latter-day Saints' Millennial Star, vol. 02, Liverpool, mai 1845.
[3] Cf. sous la direction de Christopher C.H. Cook, Hearing spiritually significant voices. A phenomenological survey and taxonomy, Université de Durham 2020.
[4] Adam J. Powell et Peters Moseley, «When spirits speak: absorption, attribution, and identity among spiritualists who report ‹clairaudient› voice experiences», in Mental Health, Religion & Culture, vol. 23, 25 mars 2020, pp. 841-856.
[5] En psychanalyse, l’égosyntonique fait référence aux comportements, valeurs et sentiments qui sont en harmonie ou acceptables pour les besoins et les objectifs de l’ego, ou compatibles avec son image de soi idéale.
[6] T. M. Luhrmann, Howard Nusbaum, Ronald Thisted, «The Absorption Hypothesis. Learning to Hear God in Evangelical Christianity», in American Anthropologist, vol. 112, mars 2010.

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