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lundi, 28 novembre 2016 16:36

Être vue ou ne pas être

Herrmann, par photomaton © HerrmannComment un dessinateur de presse, célèbre pour son égotisme assumé et pour son nez caricaturé à l’envi par lui-même, comprend-il le selfie? Entre amour de soi et autodérision se glisse comme un petit air de quête existentielle. Gérald Herrmann dessine pour la presse suisse depuis plus de 30 ans, s’inspirant des événements et du «beauf», c’est-à-dire de lui-même, comme il aime à l’avouer.  - Gérald Herrmann, Genève, dessinateur de presse à la Tribune de GenèveHerrmann, par photomaton © Herrmann

Le selfie, c’est vieux comme le narcissisme. Qui est vieux comme la conscience. Car au début du narcissisme, rappelons-le, il y a le Je; comme avant -même, il y a moi. Depuis que la vie s’est égarée hors du chemin de la scissiparité,[1] le même s’est perdu, et le moi s’en est trouvé inconsolable. Parce que, bon sang, vous imaginez la vie d’une hydre? Se retrouver dans un monde peuplé de copies de soi! Le bonheur, l’extase, l’orgasme permanent! Et puis, comme dirait Gainsbourg, le sexe, ça n’est jamais que du narcissisme par personne interposée.
Heureusement que pour nous autres, hétérozygotes chassés à jamais du paradis, il y a un dessein intelligent quelque part. Car à l’intention des modèles uniques que nous sommes, Dieu, dans son infini plan B, a aussi créé l’eau. Et l’eau c’est la vue, c’est le reflet. Comme système de réplication, ce n’est certes pas encore tout à fait ça. Et d’ailleurs Narcisse en a tragiquement fait les frais. Mais bon, il faut se souvenir qu’à l’époque, Dieu n’était lui aussi encore qu’un Zeus en rodage...
Prenant son destin en main, l’homme, pour se contempler à loisir, a donc dû bricoler quelques succédanés plus ou moins fidèles : le portrait peint, sculpté ou photographique, le miroir et le clonage humain (dans toutes les bonnes salles dès 2020).
L’inconvénient du portrait peint ou sculpté, c’est qu’il a longtemps fallu être puissant, héroïque, riche ou soi-même artiste pour y avoir droit. Le miroir est peut-être moins flatteur que l’œuvre d’art, mais il est plus démocratique. Problème, il est un peu stupide: comme le reflet aqueux, il confond systématiquement la gauche et la droite. L’arrivée du portrait photographique peut donc être considérée comme une avancée considérable dans l’histoire de l’onanisme plastique. Plus pratique, plus économique, plus analogique. Dès le départ, le portrait photographique a oscillé entre l’art et la vérité. S’il a beaucoup dû à la peinture à ses débuts, il s’est très vite orienté vers le souci de l’exactitude. C’est ainsi qu’est née la photo d’identité si chère aux policiers. Et aux narcissiques, dont je fais malheureusement partie.

Incapable de s’oublier

Bon, j’assume. Car contrairement à ce qui est communément admis, je ne pense pas que le vrai narcissique soit une personne qui s’admire, mais au contraire quelqu’un qui doute. Plutôt timide qu’infatué, plus habité par le souci de l’image qu’il donne que rempli de lui-même, il est un être incapable de s’oublier. Sa question n’est pas tant «suis-je beau? » que «qui suis-je?». Et cette question identitaire, quoi de plus tentant que de la poser à son miroir? Qui lui offre le grand réconfort de pouvoir se voir «objectivement», c’est-à-dire de l’extérieur, dans une illusion de neutralité. L’appareil photo, lui, remplit encore plus parfaitement ce rôle puisqu’il est une machine qui fixe cette réalité sans parti pris. Ne parle-t-on pas d’objectif pour désigner l’œil de la caméra?
C’est donc bien avant l’arrivée du selfie que, tout habité d’incertitudes ontologiques, je me suis tourné vers son ancêtre, le photomaton, temple de la vérité la plus sobre, outil privilégié des bien nommées photos d’identité. Ah le rituel de la fermeture du rideau, l’ajustement du tabouret, l’insertion des pièces dans la fente, l’attente fébrile de l’arrivée de la colonne de photos accompagnée de son bruit de sèche-pellicule! J’ai adoré. J’en ai même fait une collection -aujourd’hui un peu négligée- qui couvre mes cinquante dernières années.
À cette obnubilation de savoir qui je suis s’est alors ajoutée cette interrogation presque métaphysique: «Que deviens-je? » C’est ainsi que j’ai pu voir, et revoir dans un raccourci temporel vertigineux, les ombres se creuser, les surfaces se fissurer, les traits durcir et les chairs mollir. Une mine de renseignements pour le physiognomoniste que je suis, tout convaincu que l’apparence dit l’essence. Surtout après cinquante ans.
Alors le selfie, après tout ça, apparaît un peu comme un bête néologisme recouvrant une pratique séculaire. Au mieux, comme une nouvelle amélioration technologique, car la miniaturisation et l’aplatissement de la caméra intégrée au portable l’ont transformée en un véritable objet de poche, donc susceptible de nous accompagner partout. Ce faisant, le selfie a accéléré un double processus déjà en marche: celui de l’individualisation et celui de la virtualisation.
Individualisation, car si l’histoire de l’homme, l’une des très rares espèces sociales de la planète, n’est, comme le pense Jacques Attali, qu’une évolution du groupe vers la personne et du nous vers le je, alors le selfie, par son obsession du soi, fait bien avancer le schmilblick.
Et virtualisation, parce qu’après la télévision et l’ordinateur, on peut considérer cette façon désormais systématique de prendre tout et tout le monde en photo avec soi, comme un écran supplémentaire entre le moi et le monde. Hillary Clinton regrettait d’ailleurs, lors de sa campagne pour les présidentielles, que les gens ne l’abordent plus à ses meetings pour lui parler de leurs problèmes, mais seulement pour prendre une photo avec elle.

Vertige existentiel

Et pourtant, je me demande si le selfie n’est pas aussi autre chose. Et quelque chose de plus nouveau. D’abord, parce qu’un selfie ne se fait pas qu’avec un appareil-photo, mais à l’aide d’autres outils tels que la perche, le téléphone et les médias sociaux. Et dans cette conjugaison de technologies, le dernier élément est peut-être bien le plus déterminant. Car le selfie ne serait pas grand chose sans Internet. Son but n’est pas de rester stocké dans un smartphone, mais au contraire de figurer très rapidement sur Instagram ou Facebook. Alors, du narcissisme boosté au centuple par le réseau? Et si ce n’était pas là aussi un vertige existentiel?
Avec la frénésie de communication, l’envie de briller passe après le besoin d’exister. Et aujourd’hui, celui qui est absent des médias sociaux est condamné à une forme de mort sociale. Voire peut-être plus encore. Régis Debray, l’inventeur de la médiologie,[2] a bien montré que nous changeons moins de technologies que les technologies nous changent. Or il suffit de regarder dans la rue : quelle personne en-dessous de cinquante ans ne se promène pas en manipulant son portable?
Visiblement, à l’ère de la communication, et par la faute de nos nouveaux outils, les gens ont l’air de s’ennuyer de plus en plus avec eux-mêmes et paraissent avoir toujours davantage besoin d’échanger pour exister. Dans ce contexte, disparaître aux yeux ou aux oreilles des autres est presque vécu comme une façon de mourir à soi-même, comme une forme de dissolution du moi dans le nuage virtuel collectif. On comprend mieux, dès lors, ce besoin de se constituer un avatar sur le net.
Alors oui, le selfie et sa diffusion permettent de se rassurer sur sa présence au monde. Et à cet égard, la perche joue aussi son rôle, car dans le portrait de groupe, celui qui la tient est aussi le maître du clic-clac ; elle permet donc une forme de contrôle accru sur soi et sur les autres.
In fine, le selfie n’est pas juste ce narcissisme de la différence minimale si cher à Freud, une forme d’exhibitionnisme pour se convaincre que l’on n’est pas tout à fait comme les autres. Je le vois plutôt comme la manifestation d’un questionnement éternel, mais surtout d’un trouble existentiel plus particulièrement lié à notre époque, celui de l’identité.

[1] Reproduction asexuée, réalisée par division de l’organisme (n.d.l.r.)
[2] Analyse des rapports entre la technique et la culture et des effets de la première sur la deuxième. Ce terme apparaît la première fois in Régis Debray, Le Pouvoir intellectuel en France, Paris, Ramsay 1979. (n.d.l.r.)

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