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lundi, 28 novembre 2016 16:16

Parle pas à ma tête. Suis au bout de mon bras

Eugène publie la Bible de l’ego. © Eugène’s smartphoneLundi 12 septembre 2016. La veille au soir, Stan the Man a remporté l’US Open. Après une nuit de fête et de joie, le tennisman rejoint en taxi le Rocke-feller Center, un des plus hauts gratte-ciels de la Grande Pomme. Sur la Plaza, il passe devant le Prométhée en bronze doré, haut de six mètres, puis il rejoint la terrasse Top of the Rock, située au 70e étage.

Depuis 2015, Eugène est un chroniqueur régulier de choisir. Sous ce simple pseudonyme, on reconnaîtra Eugène Meiltz, (une fois n’est pas coutume, on l’annonce ici !), auteur notamment de Le Livre des débuts, Lausanne, L’Âge d’homme 2015, 160 p., et animateur d’ateliers d’écriture.

Dans l’ascenseur au toit de verre -nommé Sky Shuttle!- Stan n’est pas seul: une bonne dizaine de photographes l’accompagnent. Une séance photo perchée à deux cent soixante mètres au-dessus des hommes va commencer. Stan s’installe dos au fabuleux panorama de gratte-ciels hérissant Manhattan. Le champion lève son trophée en argent dans la main gauche et sourit. Au loin, sur une petite île, une statue lève aussi le bras, mais elle, elle brandit le flambeau de la Liberté. Les photographes mitraillent en lui hurlant des suggestions: «Plus haut la coupe! Plus large le sourire!»

Mais Stan est insatisfait. Terrasser le numéro un mondial à Flushing Meadows et le lendemain prendre « la navette pour le ciel » n’est pas suffisant. Il n’a pas encore l’impression de vivre pleinement l’instant présent. Alors, il tend le bras droit. Au bout duquel, évidemment, il serre son smartphone. Clic clac selfie!
Les photographes continuent leur mitraillage en règle. Ils photographient un champion en train de se photographier lui-même. La situation est de plus en plus ambiguë. Stan hésite: doit-il fixer son smartphone ou la garnison de photographes postée à deux mètres? Peut-il décemment convoquer dix professionnels des médias pour subitement les oublier et se concentrer sur sa propre image pixélisée sur l’écran de son téléphone? Oui, il peut.
À la fin de la séance photo, la course contre la montre débute: qui publiera le cliché en premier? Les photographes envoient les images à leur service de presse, qui les mettront en ligne aussitôt ou les réserveront pour la version papier du lendemain. Encore une fois, Stan bat tout le monde: il poste son selfie sur ses réseaux sociaux, alors qu’il n’est même pas encore redescendu sur Terre!

D’ailleurs, puisque nous sommes à New York, restons-y un instant. À quelques blocs du Rockefeller Center, s’étale Time Square, aux murs tapissés de publicités lumineuses. Depuis plusieurs années, des super-héros y arpentent le bitume. Batman, Iron Man, Thor ou Captain America se baladent dans l’attente d’un selfie, qu’ils monnaient cinq dollars. Il ne s’agit pas d’animations imaginées par Walt Disney, mais de simples citoyens désargentés qui investissent dans un costume de super-héros. Comme la ville sert souvent de décor dans les BD et les films de Marvel ou de DC Comics, les touristes adorent se photographier bras dessus, bras dessous avec ces demi-dieux de la culture pop. Le plus en vogue est Spiderman. D’abord parce qu’il habite dans le Queens (où se déroule chaque année le tournoi de Flushing Meadows...), mais aussi parce que le costume est bon marché.
Plaisanterie mise à part, le poids économique du selfie pèse de plus en plus lourd. On se souvient qu’en avril 2014, le joueur de baseball David Ortiz a pris un selfie super cool avec Obama lors d’une visite à la Maison Blanche. Il s’est révélé qu’Ortiz était sous contrat avec un fabricant de smartphones coréen. Et donc que le selfie obamesque était un authentique placement de produit samsunesque. La Maison Blanche a officiellement protesté. So what?
Et que dire du stick à selfie? Une tige télescopique qui augmente de quarante centimètres la longueur de notre bras. Les magasins en vendent par dizaines. Par centaines. Résultat? Promenez-vous à Rome devant la fontaine de Trevi. Vous verrez un spectacle inédit: une foule hérissée de tiges métalliques déambule en permanence. Le spectacle rappelle les soldats de Charles Quint armés de hallebardes qui ont mis Rome à sac, en 1527.
À Hollywood, le selfie est une activité à plein temps. Marche à suivre. Vous êtes une starlette, une star actuelle, une ancienne gloire voulant augmenter sa célébrité sur les réseaux sociaux. Prenez votre corps. Installez-le devant le miroir de votre salle de bain ou de votre chambre à coucher. Tournez-vous de manière à mettre votre popotin en avant. Clic clac. Et oui! Selfie et bootie sont les deux mamelles de la célébrité.
À ce jeu-là, Kim Kardashian est la queen incontestée. L’année passée, KK a sorti un livre consacré à... ses propres selfies. J’adore la couverture! Pas de titre, pas de nom. Juste le visage de Kim et sa poitrine gargantuesque. Tout est dit. Ah si! Encore un petit détail: l’ouvrage compte plus de 350 pages!

Vous n’écoutez pas de la pop américaine? Vous devriez, c’est de la philosophie en barre. Par exemple, prenez Me, myself and I, le tube du rappeur G-easy qui, pour l’occasion, a invité la chanteuse Bebe Rexha à poser sa voix sur le refrain. Le refrain justement est une véritable prise de position sociétale. Une ode à l’individualisme forcené:

«It’s just me, myself and I
Solo ride until I die
Cause I got me for life
I don’t need a hand to hold
Even when the night is cold
I got that fire in my soul»

C’est sorti l’an dernier. Disque de platine aux États-Unis, disque d’or au Canada, en Italie et en Australie. Vous n’en avez jamais entendu parler ? Et bien, demandez à vos enfants.

Comme toujours, les choses ne sont pas aussi simples. Dérisoire, narcissique et futile, le selfie l’est assurément. Pourtant, il peut aussi se révéler « uperficiel par profondeur» comme disait Nietzsche à propos des Grecs anciens. «Le selfie m’a sauvé la vie, déclare Sophie Fontanel qui a travaillé quinze ans chez Elle. Je suis née dans une famille où on ne mentait jamais. Donc quand je demandais à ma mère si j’étais la plus belle de toutes les petites filles, elle me répondait: ‹certainement pas›. Résultat : je me suis crue laide pendant des années. Ça a été un long chemin pour apprendre à aimer mon visage. C’est venu avec les premiers selfies. Car j’ai osé me photographier avec amour, ne serait-ce que pour réussir la photo» (Beauté.fr, septembre 2016).
Et puis les selfies nous offrent des débats ubuesques. En 2014, une polémique d’un genre inédit a agité la toile. Wikipedia a mis en ligne la photo d’un macaque d’Indonésie. Le singe avait volé l’appareil de David Slater, célèbre photographe animalier, et avait pressé plusieurs fois sur le déclencheur, réussissant des autoportraits aussi nets qu’hilarants. Slater a porté plainte contre Wikipedia, arguant que le cliché lui appartenait puisqu’il avait été pris avec son appareil. Il a fallu que le Bureau américain des brevets tranche la polémique, en précisant: «Le Bureau n’enregistrera pas de travaux produits par la nature, les animaux ou les plantes.» Nous voilà rassurés! Mais le Bureau ajoute - t là, ça devient hors du commun: «De même, le Bureau ne peut enregistrer le travail attribué à des êtres divins ou surnaturels.» Du coup, la grande question qui se pose en ce début de XXIe siècle est de savoir si les anges font des selfies. Et si oui, sur quel réseau social les partagent-ils?

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