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mardi, 01 septembre 2020 19:12

Nouvelles cartes

Il neigeait en hiver (phénomène rare méritant d’être signalé). J’attendais de traverser un carrefour, quand soudain je remarquai que les traces des pneus laissées par les voitures matérialisaient une espèce de grand losange. Depuis le début de la matinée, aucun véhicule n’était passé au centre du carrefour, ni le long du trottoir. Si aucun automobiliste ne roulait à cet endroit et si aucun piéton ne marchait là-bas non plus, à qui servait cet espace? À personne! Un morceau de ville pour personne.

Écrivain pour la jeunesse et pour adultes, parolier, animateur d’ateliers d’écriture à l’Institut littéraire suisse, le vaudois Eugène Meiltz, de son nom de baptême, joue ses propres textes sur scène depuis une dizaine d’années.

Tout en cheminant vers le café où j’avais rendez-vous, une mise en garde que nous avait adressée un professeur de littérature à l’Université de Lausanne m’est revenue en mémoire: «Si vous croyez avoir inventé quelque chose, c’est que vous n’avez pas encore assez lu.» J’ai donc vérifié sur la Toile. Mon observation était déjà théorisée depuis des lustres! Le phénomène porte même un nom: sneckdown. Un néologisme anglais qu’on pourrait traduire en français par améneigement. Des citoyens américains, français ou canadiens photographient des carrefours enneigés, dévoilant les tracés des voitures. Parfois cela amènent des changements concrets: les autorités communales acceptent de rendre une partie du carrefour aux piétons, en agrandissant les trottoirs, notamment.

Des améneigements aux lignes de désir, il n’y a qu’un pas, si je puis dire. Une ligne de désir (quel nom poétique !) est un sentier créé par les piétons ou les cyclistes sur le gazon, le gravier ou la terre battue. Une ligne de désir se crée quand un planificateur urbain a mal fait son travail: l’allée qu’il a prévue oblige les usagers à faire un détour. Alors ceux-ci «inventent» un raccourci. Nous connaissons tous ce genre de phénomène dans les parcs, les jardins ou le gazon devant un immeuble. Ce qui est inédit, c’est qu’on l’ait baptisé.

Et tout à coup, je me suis demandé si ces observations sur nos cheminements ne faisaient pas partie d’un nouveau phénomène. Une manière de s’approprier ce qui existe déjà. Puisque les terra incognita ont fondu comme neige au soleil, la seule manière de découvrir quelque chose de nouveau est de cartographier de façon originale notre environnement urbain.

Un requin en ville

Un exemple? En 2018, la championne de triathlon et blogueuse Marine Leleu lance un défi aux Français. Qui arrivera à dessiner un requin en marchant dans les rues de Paris? Pour cela, il faut avoir téléchargé sur son smartphone une application de jogging qui matérialise votre course grâce au GPS. «Au total, 50 kilomètres parcourus et plus de dix heures de marche en compagnie de ses amies ont été nécessaires pour y arriver», précise le HuffPost. Beaucoup de joggeurs français s’y sont mis. Fini de courir idiot en tournant pendant une heure dans le jardin du Luxembourg. Place à l’imagination! Une cigogne de 51 kilomètres a été matérialisée dans les rues de Strasbourg en 6 heures 39 minutes. Un éléphant a vu le jour dans les ruelles et les avenues de Nantes.

Marine Leleu n’a fait que populariser en France une tendance qui existe depuis longtemps ailleurs. Le GPS drawing a déjà ses maîtres et ses chefs-d’œuvre! Un portrait de Frida Kahlo s’étalant sur San Francisco a nécessité 46 kilomètres de marche. Mais cela en valait la peine: le résultat est fascinant. De son côté, Stephen Lund a enfourché son vélo pour dessiner un cycliste géant dans Victoria (Canada). Il a également matérialisé une girafe, un T-Rex énervé ou un David de Michel-Ange. Des dizaines de kilomètres à vélo. Facétieux, Stephen Lund a aussi exécuté un portrait de la reine Victoria dans les rues de… Victoria.

Le plus remarquable dans cette nouvelle forme d’expression est qu’il n'en subsiste aucune trace sur le bitume. Les piétons, les automobilistes qui voient passer un de ces «dessinateurs GPS» ne se doutent de rien. L’œuvre n’apparaît que sur la carte qui elle-même n’est visible que sur un écran.

Je me souviens de mes dix-sept ans. Avec les copains, on adorait se glisser sur les chantiers ou les bâtiments abandonnés. Le cœur tambourinant dans la poitrine, on explorait des hangars remplis de bidons bizarres, des sous-sols grands comme des cathédrales. On ne forçait aucun cadenas. Si c’était ouvert, on pénétrait en territoire inconnu; si c’était fermé, on se dénichait une autre zone. Chantiers de l’EPFL à Écublens, hangar des CFF à Lausanne (là où aujourd’hui se dresse le nouveau musée cantonal des Beaux-Arts), terminus de la ligne de métro M1 au Flon… On était en ville et ailleurs en même temps.

Urbex © Ji/Adobe StocksTrente ans plus tard, cette activité à base de curiosité et de contemplation porte un nom qui claque: urbex (urban exploration, en anglais dans le texte). Yeah! Je suis comme Monsieur Jourdain: j’ai fait de l’urbex sans même le savoir. Ceci dit, il y a une vraie différence avec mes pérégrinations adolescentes. En 2020, les adeptes de l’urbex disposent chacun d’une caméra dans le creux de leur main : celle de leur smartphone. Et ça buzz à donf sur les réseaux sociaux. Voyager dans la zone, c’est cool. Faire savoir qu’on a voyagé dans la zone, c’est dix fois plus cool ! Jetez un œil sur YouTube: presque toutes les vidéos d’explorations urbaines commencent par un plan large, puis un vol d’oiseau au dessus du toit défoncé de l’usine ou du stade abandonné.

Le drone et la caméra Go Pro sont les meilleurs amis de ces nouveaux explorateurs. Quel dommage que Christophe Colomb n’ait pas eu de drone survolant sa caravelle…

Last but not least, depuis cinq ans, chaque internaute peut voyager sur la vraie carte du monde. La vraie? Les cartes du monde affichées dans les classes de nos écoles seraient-elles fausses? Oui, complètement! Essayez de peler une orange, puis de disposer sa peau bien à plat sur la table et vous comprendrez la difficulté qu’il y a à projeter une image sphérique sur une surface plane.

En 1569, le cartographe Mercator a imaginé une projection cylindrique. Près de l’équateur, la taille des pays est respectée, mais plus on se rapproche des pôles, plus les pays sont déformés, exagérément grands. Et aujourd'hui, James Talmage et Damon Maniece ont réalisé un site révolutionnaire: thetruesize.com. Contrairement à Magellan qui a voyagé autour du monde, ces deux inconnus nous font voyager sur la carte. La première fois que je suis tombé sur leur site, je n’arrivais plus à m’arrêter. Littéralement, je n’en croyais pas mes yeux.

L’internaute choisit un pays et le promène sur la carte interactive. À mesure qu’il s’éloigne de l’équateur, le pays enfle comme une baudruche. Sous nos yeux ébaubis, le gigantesque Groenland n’est en réalité pas plus grand que l’Argentine. L’Alaska, qui semble mesurer la moitié de l’Amérique latine, tient entièrement à l’intérieur du Brésil. Certes la Russie est vaste, mais pas tant qu’elle le pense. À peine trois fois plus grande que l’Inde en vérité!

Ceci dit, quel que soit le système de projection utilisé, Yasushi Takahashi a bel et bien parcouru l’archipel nippon en 2010 pour écrire en anglais Marry Me, accompagné d’un cœur transpercé. Un périple de six mois à travers la montagne, la forêt, la campagne, le long des côtes et au milieu de nombreuses agglomérations. Takahashi a dû prendre parfois le ferry, parfois le vélo et quelques fois la voiture. Au total, 7163 kilomètres! La plus grande phrase écrite par un homme de toute l’histoire de l’humanité. Visible ni depuis le ciel ni depuis le sol. Seulement sur un écran.

Vous savez quoi? L’heureuse élue lui a dit oui.

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