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lundi, 11 mai 2020 08:44

Pipou (inédit)

Elle n’avait que peu de sympathie pour les alcooliques. Depuis son balcon étroit, accoudée à la balustrade, une tasse de café brûlant à la main, elle estimait avoir ses raisons. De bonnes raisons. Mais lui, qui marchait lentement, avec ses cheveux rares et pourtant longs, dans cette rue déserte qu’elle surplombait de deux étages, l’était-il vraiment, alcoolique? Dans son esprit, c’était chose admise. Pourtant elle ne l’avait jamais côtoyé à moins de dix mètres, le samedi, une fois par mois. Peut-on connaître quelqu’un, dans ces conditions?

Bernard Utz, né en 1987, a publié son premier roman, Un toit, en début d’année (éd. D’autre part, Genève 2020, 120 p.). Il a étudié la science politique et les sciences de l’environnement. Il collabore à la Journée suisse de la lecture à voix haute, pour l’Institut suisse Jeunesse et Médias.

Il y avait sa gueule rouge bien sûr. Un visage triste qui s’animait d’un sourire ironique quand il parlait. Sans oublier son nez typique, disait-on, des grands buveurs de vin. Mais ce n’était pas qu’une histoire d’apparence. Un samedi matin, à la déchetterie, elle l’avait bien vue, en sortant de sa voiture, cette table en plastique qu’il avait installée derrière une benne, à l’abri des regards. Dessus, il y avait des bouteilles de rouge. Depuis, chaque fois qu’elle amenait ses sacs remplis de papiers et de boîtes d’aluminium, elle ne pouvait s’empêcher de jeter un œil à la table. Parfois, deux ou trois autres hommes y étaient installés et discutaient avec lui, un verre à la main.

C’était presque étrange de le voir en dehors de sa déchetterie. Il était entré dans le parc et déambulait désormais entre les arbres, un sac de courses à la main. Que faisait-il? N’aurait-il pas dû rester chez lui, tout comme elle? Il n’était peut-être pas du genre à prendre les mesures de confinement au sérieux. Mais tout de même, c’était un employé de la commune, il aurait dû montrer l’exemple. Il s’était assis contre un tronc et buvait au goulot d’une bouteille en plastique sans étiquette.

Elle s’installa à la table ronde coincée entre la porte-fenêtre et les pots de fleurs et contempla l’épais livre fermé posé devant elle. Pipou, c’est comme ça que tout le monde l’appelait. C’était drôle et triste à la fois. Qui pouvait l’avoir affublé d’un tel sobriquet? Elle aussi en avait un au travail. On l’utilisait dans son dos, rarement en face. Un jeu de mot habile à partir de son nom de famille. Elle en riait mais aurait voulu qu’il disparaisse. Lui non plus ne semblait pas apprécier son surnom. «Merci Pipou, à la prochaine!» criaient les hommes avec un sourire moqueur depuis leur voiture, fenêtres ouvertes, après avoir vidé leur dernier sac de gazon fraîchement coupé. Il se contentait de lever la main, le regard digne, avant de retourner à sa table. Elle n’avait eu qu’une véritable interaction avec lui. Cela concernait le plastique. «Non, vous comprenez, tout ce qui est emballage alimentaire, ça doit aller dans les sacs taxés, pas dans la benne…» Il avait été poli, malgré des intonations un peu rugueuses. Quelle était son histoire? Comment devient-on l’original du village? Elle se redressa légèrement et, sans tourner la tête, laissa ses yeux se balader en direction du parc.

Appuyé contre son arbre, il avait sorti de son sac une miche de pain. Il en arrachait de petits morceaux qu’il lançait devant lui, au hasard. De temps en temps, il en portait un à la bouche et le mâchait longuement. Au bout de quelques minutes, un premier pigeon s’intéressa aux projectiles de Pipou. D’abord méfiant, il restait à distance, s’approchait de plus en plus, picorait une miette, puis reculait à nouveau. L’homme semblait admirer cette danse. Elle avait de la peine à envisager qu’il puisse aimer les animaux. Ou quoi que ce soit d’autre en réalité. Un air renfrogné comme le sien ne laissait présager qu’un égoïsme maussade. Pourtant, il souriait aux oiseaux. Elle eut l’impression de le surprendre dans un moment d’intimité. Elle détourna le regard, ayant soudain des remords à l’épier ainsi.

Sans doute avait-il dû souffrir. Durant son enfance, ou plus tard. Un être cassé par la vie. Ce n’était pas possible autrement. Il ne fallait pas le juger. D’ailleurs, si elle ne devait pas le prendre de haut, elle n’avait pas non plus à se morfondre sur son sort. Au fond, c’était bien simple: cela ne la regardait pas. Si elle voulait se plonger dans l’intimité d’inconnus, elle n’avait qu’à commencer le roman qu’elle avait sorti ce matin de sa bibliothèque, pleine de bonnes intentions, inspirée par l’odeur du café en préparation.

Seulement… Elle tournait en rond dans son appartement. Presque deux semaines sans voir d’autres visages que le sien, dans le miroir, ou ceux lointains des rares piétons empruntant la petite rue ou traversant le parc. Alors, n’avait-elle pas le droit de s’intéresser à un autre humain sans se sentir honteuse, indiscrète? Elle le regardait sans qu’il le sache. Voilà où était le problème. La solution était toute trouvée: lui faire un signe, le saluer et lui proposer une causette à distance. Ce n’était pas si farfelu. Elle savait pourtant que c’était impossible.

À la déchetterie, quelques années plus tôt, quand elle venait de s’installer au village, il avait pété un plomb. Pendant cinq minutes, il avait crié sur un jeune homme qui avait essayé d’abandonner un sac rempli de déchets mélangés. Une colère noire, disproportionnée, du genre à vous faire ranger son détenteur dans la catégorie des hommes à éviter absolument. Et de cette catégorie, difficile d’en sortir. Soudain animée d’une crainte presque imperceptible, elle jeta un œil en direction du parc. Il n’était plus sous son arbre. Elle se leva, lentement, mesurant chacun de ses gestes. Elle avait ce besoin primitif de vérifier qu’il était toujours à distance. Elle le vit soudain. Il venait, de sa démarche irrégulière, dans sa direction, vers son immeuble. Elle se pencha sur la balustrade. Il ouvrait la porte d’entrée.

Elle resta figée, la respiration suspendue. L’avait-il vue? Venait-il pour elle? Non, c’étaient des pensées absurdes, surgissant à la faveur de l’isolement. Elle ne l’avait observé que quelques minutes. Et jamais leurs yeux ne s’étaient croisés. Par précaution, elle alla tout de même vérifier si son appartement était bien fermé à clé. À travers la mince porte, elle entendit ses pas dans l’escalier, de plus en plus proches. La sonnette la fit sursauter. Ce n’était pourtant pas la sienne, mais celle de son voisin de palier qui répondit aussitôt.

«Bonjour Pipou! Ah mes courses! Merci beaucoup, c’est bien gentil de votre part! Vous avez pensé à nourrir les pigeons? Vous savez, ils n’ont que moi… Oui, pardon, il faut rester à deux mètres. Alors… une bonne journée!» Elle retourna sur son balcon. Il était déjà dans la rue. En arrivant au parc, il leva la tête dans sa direction et lui fit un signe de la main, auquel, après une hésitation, elle répondit. «À la prochaine!» cria le voisin, de son balcon.

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