Lors de la création du Conseil de la presse dans les années 70, le paysage médiatique était limpide. Les journalistes étaient seuls à pouvoir informer le public dans son ensemble, et ils ne pouvaient le faire qu’au travers des médias dits classiques: presse, radio et télévision. Logiquement, les rédactions de ces médias portaient donc la responsabilité du respect de la déontologie professionnelle, plus précisément de la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste. Le cas échéant, le Conseil de la presse[1] adressait ses remontrances (sans pouvoir de sanction) pour non respect de la Déclaration à tel journal, telle radio ou telle chaîne de télévision.
Mais l’évolution actuelle du monde des médias pose question, en premier au Conseil de la presse. Étant entendu que les règles déontologiques des journalistes ne sauraient s’appliquer à toute publication, comment délimiter le champ de compétence dudit Conseil? Une réponse possible -et confortable- aurait été de continuer à se limiter aux médias dits classiques et à leurs sites, mais elle aurait mené tôt ou tard à l’obsolescence du Conseil.
Après un débat interne nourri, celui-ci a donc choisi d’élargir son champ de compétence. Depuis le 1er janvier de cette année, son règlement (art. 2) stipule: «La compétence du Conseil suisse de la presse s’étend -indépendamment du support de la publication- à la partie rédactionnelle des médias publics liés à l’actualité, ainsi qu’aux contenus journalistiques publiés individuellement.» Simultanément, il a publié deux prises de position fondamentales qui explicitent ces élargissements. La première est consacrée à la «multiplication des sites d’information sur l’Internet», la seconde aux «journalistes sur les réseaux sociaux».
Aussi sur les réseaux sociaux
Les journalistes auraient donc des obligations déontologiques quand ils s’expriment individuellement hors des médias qui les emploient, par exemple sur les réseaux sociaux? Oui, répond le Conseil. Mais il apporte quelques nuances: «Il convient cependant de tenir compte du principe de proportionnalité, en considérant notamment la spontanéité caractéristique des réseaux sociaux ainsi que la large liberté d’expression qui y est pratiquée.» Il est aussi évident que «les règles déontologiques ne s’appliquent pas quand les journalistes s’expriment sur des sujets touchant à leur vie privée».
Au gré de ses prises de position à venir, le Conseil de la presse affinera sa ligne de conduite. Il n’en demeure pas moins qu’à ses yeux les journalistes ne doivent pas jouir d’une liberté d’expression absolue quand ils s’expriment sur les réseaux sociaux sur des sujets d’intérêt public. Car il est primordial de garder des exigences de véracité et de responsabilité pour défendre leur crédibilité. D’ailleurs, fait remarquer le Conseil, le code déontologique se réfère aux droits et devoirs des journalistes, et non des médias. Mais surtout, en ces temps de post-vérité et autres fake news, tout doit concourir à renforcer la crédibilité des journalistes aux yeux du public.
Trier le bon grain de l’ivraie
Cette réflexion nous mène à l’autre prise de position fondamentale du Conseil de la presse. À l’heure où les sites d’information de tout poil fleurissent sur la toile, comment identifier ceux qui entrent dans le champ de compétence du Conseil? Autrement dit: quels sont les sites qui informent dans le respect des règles professionnelles journalistiques et que le public doit pouvoir considérer comme dignes de confiance?
Jusqu’en 2019, le Conseil ne considérait une plainte contre un site d’information que si ce dernier se réclamait du journalisme. Une attitude qu’il a jugée insatisfaisante car elle signifiait que celui qui déclarait se libérer des règles déontologiques pouvait le faire, indépendamment de la manière dont il était perçu par le public. En déterminant, au gré des plaintes et au cas par cas, si un site peut être considéré comme obéissant aux règles professionnelles du journalisme, le Conseil de la presse devrait permettre au public de mieux situer la valeur de l’information qui lui est transmise.
Cette préoccupation rejoint d’ailleurs d’autres actions, notamment la Journalism Trust Initiative lancée par Reporters sans frontières (RSF) et ses partenaires, l’Agence France-Presse (AFP), l’Union européenne de radio-télévision (UER) et le Global Editors Network (GEN). Cette initiative «consiste à créer un référentiel pour le journalisme sous la forme d’indicateurs sur la transparence des médias, l’indépendance éditoriale, la mise en œuvre de méthodes journalistiques et le respect des règles déontologiques. (…) Ces normes sont destinées à devenir une référence en matière d’autorégulation des médias et de bonnes pratiques pour tous ceux qui produisent des contenus journalistiques, qu’il s’agisse de blogueurs ou de groupes de médias internationaux.»[2] Cette tendance générale à la «certification» a pour objectif de lutter contre les fausses informations qui circulent sur Internet et dont on sait qu’elles se propagent sur les réseaux sociaux plus rapidement que les informations avérées et documentées.
De la crédibilité du journalisme
Aux yeux d’une bonne partie du public, le journalisme n’est plus crédible. Ce phénomène participe bien sûr du discrédit général des « élites » et du triomphe de la notion de post-vérité. La véracité des faits n’importe plus. C’est la sincérité d’une affirmation, même évidemment fausse, qui est déterminante. L’expertise est décriée. N’importe quelle opinion en vaut une autre.[3]
Ce climat n’est évidemment guère propice au journalisme et à son exigence d’indépendance, de recherche de vérité, de vérification des faits. Néanmoins les journalistes doivent aussi se demander s’ils n’ont pas eux-mêmes contribué à créer ce désamour auprès de l’opinion.
Ces professionnels, qui revendiquent à raison le droit et le devoir de critiquer, se révèlent très chatouilleux quand on se permet de les mettre en doute. Ils devraient se demander si le public n’a pas raison quand il a l’impression que tous les médias traitent des mêmes sujets, enfoncent les mêmes portes. Plus simplement, pourquoi les journalistes ont-ils tellement de peine à admettre ouvertement qu’ils se sont trompés? Et même dans leur fonction la plus noble de «chiens de garde de la démocratie», suivant l’expression de la Cour européenne des droits de l’homme, leur proximité des lieux de pouvoir est-elle le meilleur garant?
Plus fondamentalement encore, je pense que la prétention des journalistes à une «neutralité de point de vue» n’est plus crédible. Succédant dans la deuxième moitié du siècle dernier à la presse d’opinion, les médias dits d’information ont eu leur raison d’être. Aujourd’hui, cette prétention est suspecte. Suspecte de vouloir imposer un point de vue. Ou, pire encore, de vouloir faire la leçon.
La bonne enquête journalistique a toujours consisté à multiplier les points de vue. Le respect du public ne consiste-t-il pas en plus à jouer cartes sur table?[4] à assumer sa subjectivité, à expliciter les étapes d’une démarche journalistique? Il est temps de faire succéder au journalisme prétendument neutre un journalisme modeste et transparent, le mieux à même de nouer un dialogue avec le public.
[1] Chacun peut saisir le Conseil de la presse, sans nécessairement être visé par la production journalistique contestée. Tous les avis du Conseil de la presse, ainsi que sa composition et son règlement, peuvent être consultés sur www.presserat.ch.
[2] Déclaration d’intention de la Journalism Trust Initiative du 3 avril 2018.
[3] Voir l’article de Sebastian Dieguez, aux pp. 47-50 de ce numéro.
[4] Voir l’article d’Antoine Droux, aux pp. 52-55 de ce numéro.