«Quand le sexe fort veut se mettre quelque chose sous la dent, la viande s’impose sur le gril», affirme en effet le grand Communiquant de la Coop. Quant à l’autre sexe, il se contente de garnir les pourtours avec de petits légumes soigneusement choisis. «Rémi laisse une place pour les légumes depuis qu’il est avec Sarah». Comble de maladresse, la photo de Laura «qui se débrouille comme une cheffe» en rajoute une couche dans le genre stéréotype sexiste. La photo présente une femme en T-shirt informe buvant la bière au goulot et regardant du coin de l’œil une côte de bœuf sur le gril. Bref, il semblerait que l’on doive se dépouiller de tout caractère de féminité -oh, pardon! qu’on doive adopter les stéréotypes sexistes masculin- pour faire ce que font les hommes.
Il y a là, de toute évidence, stéréotype. L’homme préfère la viande, la femme les légumes. Le genre du premier est qualifié de fort; ce qui implique que le genre de la femme n’est pas fort. Jadis, quand la galanterie régnait en maîtresse dans les mœurs bourgeoises, on parlait par euphémisme du «beau sexe». Ce qui, tout bien regardé, est tout aussi discriminant. Le mâle ne peut-il pas être beau? Stéréotype encore qui soupçonne un homme qui prend soin de sa toilette d’avoir «mauvais genre» -sous-entendu genre efféminé-, voire d’être une lopette.
D’où viennent les stéréotypes sexistes...
Plus qu’un schéma de pensée («formule banale», «répétition inadaptée», dit le dictionnaire), plus qu’une image incrustée dans la tête, un stéréotype est une sorte d’habit que l’on colle à la peau d’une personne pour la figer dans un personnage dont on attend toujours les mêmes réactions, les mêmes postures, les mêmes répliques, les mêmes préférences.
C’est un habitus, dirait le sociologue Pierre Bourdieu. Un habitus -mot tiré de la théologie morale du Moyen-Âge- est une matrice de perception, d’évaluation et d’action. Concrètement, ceux qui sont enfermés dans des stéréotypes sexistes voient toujours les mêmes caractères chez les femmes (elles perdent leur temps à peaufiner leurs toilettes, leurs fonds de teint ou leurs rouges à lèvres); ils les jugent avec des a priori invérifiables (elles sont sensibles, ont des prédispositions innées pour le travail ménager, ce qui fait penser à ce philosophe de l’antiquité qui «constatait» (sic) que le corps des esclaves les prédisposait aux travaux harassants). Ceux qui s’accrochent aux stéréotypes sexistes classent les femmes, ou les condamnent, avant même qu’elles aient pu manifester leur originalité individuelle propre.
Pire encore, les sexistes enfermées dans leurs a priori se comportent envers les femmes comme si elles étaient des objets, objets que l’on manipule d’autant mieux que l’on croit savoir ce qu’ils sont, un peu à la manière de ce chef de famille qui clamait à qui voulait l’entendre que les femmes ne sont faites que pour être des courtisanes ou des servantes. Ce qu’un de ses amis avait traduit: «Oh, les femmes, la nuit, peut-être!» Le sexiste sait qu’elles sont faites pour la cuisine, les enfants et (jadis) l’Église (aujourd’hui les œuvres charitables qui demandent de l’attention aux personnes, de la patience, du dévouement, de la délicatesse et de la tendresse).
... et que produisent-il?
Le résultat d’un tel comportement sexiste est précisément la posture que l’on reproche -souvent avec juste raison- aux Églises: leur attitude peu respectueuse de la personnalité et des itinéraires singuliers de chacune des femmes. Cette attitude sexiste prend des noms variés. C’est le cléricalisme de ceux qui croient savoir mieux que les femmes ce qu’elles sont en vérité. C’est aussi le moralisme de ceux qui s’imaginent pouvoir imposer aux femmes les bonnes pratiques. (Abusant d’un constat erroné du docteur Freud certains sexologues ont prétendu que l’orgasme clitoridien était celui des fillettes immatures, l’orgasme vaginal celui de la femme adulte.) L’a priori sexiste conduit enfin au tutiorisme de ceux qui prétendent donner le sens de ce que les femmes vivent. (Comme le tuteur qui oriente la branche de l’arbre en croissance, le tutioriste prétend donner la direction d’une vie féminine qui ne lui appartient pas.)
Cet habitus n’est en rien excusable sous prétexte que nombreuses sont les femmes qui partagent ouvertement ces présupposés sans fondement. N’y échappent pas les femmes qui pensent que le féminisme consiste à se comporter comme des mâles. Ce travers, dans lequel est tombé le magazine de la Coop, relève encore des stéréotypes sexistes.
Alors, que faire?
La réponse de principe est d’une simplicité biblique: se comporter librement, dans une «libre nécessité» disait Spinoza; l’apôtre Paul disait simplement -en se référant à l’esprit du Christ- «soyez libres, mais ne scandalisez pas». Le sexe, c’est le destin, disent les disciples de Freud. Mais Dieu a remis à l’être humain d’être sa propre providence, rappelle un Père de l’Église. Bref, glosant sur la célèbre formule de Simone de Beauvoir, il n’y a pas de nature féminine, pas d’avantage de nature masculine; mais il y a la liberté humaine.
Reste à trouver la pratique -difficile- de cette théorie évidente. Le danger vient ici de l’idéalisme. Chacun(e), homme ou femme, se fait une idée de ce qu’elle ou qu’il est. Chacun(e) de gargarise de son «identité» propre, oubliant que l’identité n’est jamais que le vêtement que la société impose à ses membres en fonction de leur place dans les rapports sociaux (qu’il s’agisse de l’administration -par la carte d’identité-, qu’il s’agisse du milieu de vie). Comme le faisait remarquer le vieux barbu Karl Marx, l’ouvrier qui désire des pommes de terre et la femme qui désire des dentelles pensent à tort que leur désir provient de leur être profond, alors qu’il ne reflète simplement que leur rôle social.
Il convient donc d’inverser le programme que Nietzsche propose à chacun dans son Zarathoustra («deviens ce que tu es»), et triompher de tous les cléricalismes, les moralismes et les tutiorismes -seraient-ils intériorisés au point de donner l’impression que l’on est ce que l’on aspire à devenir. Sortir de la minorité de l’enfance, tel fut le programme des temps modernes, tel est aussi le programme du féminisme. Mais encore faut-il se rappeler pour ce faire que la personne adulte, comme le mot l’indique, va toujours ad ultra, (littéralement au-delà), par-delà le personnage que les stéréotypes sexistes prétendent lui imposer.
Tutiorisme: «Système de morale selon lequel lorsqu’il y a hésitation sur l’existence et la nature de la loi, il faut toujours choisir le parti le plus sûr, c’est-à-dire celui de l’obligation, même si l’opinion contraire est plus probable.» (Définition de T. [Théodule] Rey-Mermet, La Morale selon saint Alphonse de Liguori, Paris, Cerf 1987, p. 149.) source: Wiktionary
À lire également pour poursuivre sur le sujet, le dossier de la revue choisir n° 689 (octobre-décembre 2018) sur le place de la femme dans l’Église: Église, nom féminin.
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