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vendredi, 28 juin 2019 06:48

Face à la crise de l’autorité

MaltiniEnfants brimés voire aliénés, enfants rois à la limite abuseurs… Entre le tout punition rigidifiant ou le laxisme incohérent, trouver le bon cocktail éducatif qui permet l’établissement d’un bien commun intergénérationnel est un défi de taille. Alliant la fermeté à la bienveillance, la Discipline Positive offre une alternative intéressante.

Marco Maltini, Genève, politologue, est formateur en Discipline Positive. Il anime des ateliers collectifs à destination de parents, d’enseignants ou d’éducateurs, et pratique le soutien parental individuel en Suisse romande.

À une époque où la parole se libère d’une manière globale, que ce soit parmi les femmes, les hommes ou les enfants victimes d’injustices ou d’abus, à un moment où les revendications s’expriment aussi bien parmi les travailleurs pauvres que chez les jeunes conscients des risques pour la planète et la civilisation, nous pouvons être heureux de constater que les droits des minorités gagnent du terrain en Occident. Mais cette liberté que l’on accorde à autrui, et que l’on revendique volontiers pour soi-même, entraîne un corollaire parfois inattendu : le déclin ou la remise en cause radicale de toute forme d’autorité.

Lorsque cette remise en cause s’exerce au sein de l’espace public et autour des modalités qui régissent la vie en société, la loi est là (même si parfois avec retard) pour trancher et rappeler les limites qu’il s’agit de respecter. Mais dans les espaces plus intimes, ceux des familles et des collectivités éducatives telles que les écoles, cette remise en question trouve rarement des réponses à la hauteur des enjeux soulevés.

Les dogmes et les totems ont fait long feu. Les tensions s’installent, se renforcent, s’enracinent.

En 2019, le respect du parent de la part de son enfant, le respect du maître d’école de la part de ses élèves, celui de la police, des pompiers, du médecin ou plus généralement de l’uniforme ou de la blouse blanche ne vont plus de soi. À cet usage autrefois intériorisé, mais dévalué ou n’ayant plus cours aujourd’hui, se sont substitués un questionnement sur le sens, un fort désir de participation et d’inclusion dans l’élaboration des normes censées s’imposer à nous et à autrui. Et c’est tant mieux si les enfants font preuve d’émancipation en lien avec leur précocité! Mais pour les parents et les enseignants, exercer au quotidien leur autorité d’éducateurs au sens large est devenu un enjeu complexe, périlleux et souvent épuisant. Car les enfants refusent, les enfants exigent, les enfants argumentent et questionnent à tour de bras, ils «remettent en question» ce qui semblait acquis par les générations précédentes.

Des adultes lésés du «savoir»

Parce que Google et Wikipedia, Siri et Alexa sont à portée de doigt et de voix et fournissent la réponse à toutes les questions, qu’elles soient ordinaires, primordiales ou futiles, la nécessité (sinon de sens, du moins de compréhension) a établi une nouvelle norme dans l’habitus juventus -l’esprit des jeunes. Parce qu’ils savent plus rapidement et mieux que nous mettre à jour le système d’exploitation de leur PC Gamer ou de leur Smartphone, parce qu’ils sont surconnectés à des réseaux sociaux aux noms exotiques comme Twitch, Tic Toc, Whisper, Twoo ou Tagged, alors que nous en sommes encore à nous interroger sur les effets pervers des ancêtres Facebook, Snapchat ou Instagram, les enfants foncent le sourire aux lèvres. Ils se sentent investis d’une omniscience qui vient recouvrir tous les champs de leur quotidien et mettre à mal la valeur de l’adulte ou du parent dans ce qu’il pourrait leur apporter d’autre que le gîte, le couvert et l’abonnement illimité vers ces univers virtuels.

Ils savent. Ils croient savoir. Et ils croient qu’ils n’ont plus besoin de l’adulte. Et ils se retrouvent sous l’emprise de cette croyance.

Quels terrains éducatifs laissent-ils en friche à leurs parents ou à leurs enseignants, alors que tout leur est si facilement disponible? Tutoriaux sur Youtube, bancs d’essai, critiques, évaluations de toutes sortes… Du restaurant à l’établissement à fréquenter, de la basket à l’ordinateur que l’on se doit de posséder, des formations aux stages ou aux métiers les plus performants, les plus cool et les plus rentables… les jeunes croient déjà tout savoir. Il est donc logique que nous assistions aujourd’hui à une multiplication des demandes d’aide de la part de parents et d’enseignants désemparés, découragés face à leur enfant ou leur ado.

Pédagogie par l’encouragement

Élaborée aux États-Unis dans les années 80 par les docteurs en éducation Jane Nelsen[1] et Lynn Lott, la Discipline Positive est une démarche éducative pragmatique qui associe fermeté -le respect du monde de l’adulte, du cadre, de la situation- et bienveillance -le respect du monde de l’enfant, de ses émotions, de ses ressentis. Elle s’appuie sur l’encouragement, pour aider les enfants et les adolescents dans leurs apprentissages à la fois individuels, sociaux et académiques. Reposant sur les travaux d’Alfred Adler[2] et de Rudolf Dreikurs,[3] psychiatres autrichiens des années 30, il s’agit d’une approche ni permissive, ni punitive, qui vise à développer des compétences psychosociales comme la confiance en soi, la recherche de solutions, l’autonomie, la responsabilité, le respect mutuel, la coopération, la persévérance…

Véritable pédagogie par l’encouragement, axée sur la «recherche de solutions» élaborées de manière collaborative entre jeunes et adultes, la Discipline Positive met en œuvre un certain nombre de principes adlériens tels que: le besoin d’appartenance et de contribution de chaque être humain; l’égalité sociale et le respect mutuel; l’apprentissage expérientiel qui passe par le ressenti, la pensée et la décision; les croyances cachées derrière les comportements «inappropriés» ; la redirection de ces comportements vers des comportements «utiles pour les autres».

Ce qui fait l’attrait de la Discipline Positive, c’est qu’elle répond aux enjeux éducatifs actuels et aux défis posés aux éducateurs au sens large. En effet, il ne faut pas prendre le terme discipline dans son acception autoritaire, mais plutôt l’entendre comme des lignes de conduite que le jeune aura intégrées après les avoir établies en collaboration avec l’adulte.

À la différence de la règle, suivie ou enfreinte, une ligne de conduite représente un comportement ou une attitude vers lequel l’enfant est appelé à tendre, avec un droit à l’erreur. Celle-ci est considérée comme une formidable opportunité d’apprentissage. Les compétences ou talents de vie que les adultes souhaitent voir les enfants développer (l’esprit critique, la sagesse intérieure, la compassion, l’empathie, l’autorégulation, le goût de l’apprentissage, la curiosité, l’intégrité, l’image de soi positive, etc.) n'exigent-ils pas du temps pour s’acquérir, tout comme la lecture ou l’écriture? On ne devient pas confiant, responsable ou autonome sur injonction, du jour au lendemain.

Pour aider le jeune à développer ces talents et compétences de vie, il faut d’abord que l’adulte ait pu les identifier, les penser, les désirer. Arriver à élaborer un GPS éducatif pour montrer la voie à un enfant nécessite de lever le nez du guidon de nos attentes immédiates et de ne pas nous focaliser sur le comportement inapproprié de l’enfant, mais sur le manque que ce comportement révèle chez lui.

«Un enfant qui a un comportement inapproprié est un enfant découragé», disait Adler. «L’encouragement est à l’enfant ce que l’eau est à la plante», ajoutait Dreikurs.

Pour les précurseurs du courant de Discipline Positive, c’est le découragement -ce sentiment de ne pas être capable- qui conduit l’enfant à avoir un comportement inapproprié, conçu comme une stratégie, souvent inconsciente, pour satisfaire le besoin d’appartenance au groupe qu’il n’arrive pas à obtenir. L’enfant, en effet, poursuit des «objectifs mirages», basés sur la croyance -erronée- que la seule manière d’appartenir au groupe serait de manifester un comportement exclusivement «utile» pour lui-même : provocation, refus, prise de risque, plainte, manifestation extrême de demande d’attention… Des comportements «inutiles» pour le groupe.

En encourageant l’enfant, en le soutenant et le responsabilisant, l’adulte va lui permettre de basculer vers des attitudes utiles pour tous. Il va l’aider à sortir du périmètre étriqué de son ego, pour s’ouvrir à la relation, à la prise en compte de l’altérité en tant que composante indissociable de son équilibre intérieur et de son développement. L’encouragement va prendre la forme d’un espace laissé à l’enfant pour qu’il aille vers le meilleur de lui-même, d’une distance nécessaire à sa prise de conscience de la force intérieure qu’il peut développer.

Renforcer l’appartenance

Pour Adler, le renforcement du sentiment d’appartenance passe ensuite par la contribution: je contribue au bon fonctionnement du groupe, j’ai une place, je me sens reconnu, donc je renforce mon sentiment d’appartenance. Confier des responsabilités aux jeunes, que ce soit à la maison ou en classe, leur attribuer un rôle clair et défini est donc important pour leur développement. La contribution par l’action est un gage d’une meilleure «santé mentale», disait Adler dans les années 30; aujourd’hui on dirait qu’elle contribue à renforcer l’estime de soi.

Pour définir les responsabilités, les tâches à accomplir, mais également les lignes de conduite à respecter, la question en Discipline Positive va se formuler sous la forme des «besoins du groupe». De quoi avons-nous besoin pour que cette année scolaire soit la meilleure jamais vécue? De quoi avons-nous besoin pour que le repas familial du soir se passe bien? pour que nos prochaines vacances soient mémorables? S’ensuit généralement une «tempête d’idées géniales», un brainstorming collectif. Un moment de liberté absolue où chacun est entendu sans être jugé, et où les propositions sont ensuite passées au tamis du réalisme et du partage des responsabilités. La même méthodologie sera utilisée pour ce qu’on nomme «la recherche de solutions», un moment dédié à la résolution d’une problématique qui impacte la famille, la classe ou le groupe.

Ces outils de Discipline Positive visent à développer l’autodiscipline et le référentiel interne chez le jeune. En passant par la notion de «besoin», on sous-entend celle de «bien-être». Se faire du bien à soi-même ne serait donc plus incompatible avec le bien-être ou le bon fonctionnement du groupe. La Discipline Positive aborde cette dialectique d’une manière efficiente, en favorisant l’esprit gagnant-gagnant. Les ingrédients de cette démarche que sont la co-construction, l’implication, le respect mutuel, l’intelligence collective ou la responsabilisation individuelle contribuent à un apaisement des esprits, préalable nécessaire au vivre ensemble. 

 [1] Jane Nelsen, La Discipline Positive, Paris, Du Toucan 2012, 400 p.
[2] Alfred Adler, L’éducation des enfants, Paris, Payot 2000, 250 p. Voir aussi Catherine Rager, Introduction à la psychologie d’Adler, Lyon, Chronique sociale 2005, 176 p.
[3] Rudolf Dreikurs, Le Défi de l’enfant, Paris, Robert Laffont 1972, 300 p.

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