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vendredi, 28 juin 2019 06:24

Apprendre sans éducation. Le jeu, toujours le jeu

Godong enfant © Philippe Lissac/Godong© Philippe Lissac/Godong

Imaginez un homme de 48 ans qui n’est jamais allé à l’école et n’a reçu aucun mode d’éducation. C’est le cas d’André Stern, qui témoigne ici de son expérience. Musicien, compositeur, luthier, conférencier et auteur d'ouvrages sur l’éducation de l’enfant, il n’a rien du sauvage analphabète sans-emploi ou de l’asocial que l’on projette sur les «SEF-sans école fixe». Son crédo? Pour que l’enfant apprenne et se développe harmonieusement, il est inutile, voire nuisible, de lui imposer une discipline, de l’envoyer à l’école, ni même de lui donner de cours à la maison.

Ce point de vue ne fait pas l’unanimité dans le monde des neurosciences ou celui des sciences pédagogiques, mais il ouvre le débat en marge de notre dossier sur la discipline proposé dans notre trimestriel d’été.

L’interview d’André Stern est un appel à la liberté et à la diversité. Dans son livre Jouer. Faisons confiance à nos enfants (Arles, Actes Sud 2017, 192 p.), l’auteur se présente comme l’ambassadeur de l’enfant qui s’enthousiasme et propose d’adopter une nouvelle attitude à l’égard de celui-ci.

Liz Hiller: Votre parcours est étonnant. Vos parents ont osé battre en brèche nos modes d’éducation; ils ne vous ont par exemple jamais envoyé à l’école. Pour quelles raisons?

André Stern: «Mes parents n’étaient pas contre l’école, mais pour un développement plus naturel de l’enfant. Leur attitude peut se résumer de manière assez simple. Ils étaient très curieux et leur curiosité les a menés à se poser cette question récurrente: quelle est la prochaine étape naturelle du développement spontané de notre enfant? Mes parents n’ont pas cherché à m’éduquer, ils avaient confiance en moi et en mon propre développement. Selon eux, il est préférable de respecter la disposition spontanée de l’enfant, c’est-à-dire, le rythme, la chronologie et le rituel. Il était donc inenvisageable pour eux de réveiller un enfant qui dort (nous sommes la seule espèce qui réveille ses enfants) ou d’interrompre un enfant qui joue. Ainsi j’ai joué pendant toutes ces années sans être scolarisé, ni à l’école ni à la maison. Pour moi, le fait de n’être jamais allé à l’école est complètement banal et j’ai vécu une enfance heureuse.»

Vous êtes l’auteur de plusieurs livres sur l’éducation. Dans quel but les avez-vous écrits?

«Chacun d’entre nous porte les trésors de son enfance, mais souvent ces trésors sont recouverts par les voiles que représentent les attentes de la société et de nos proches. Pour moi, il est évident que toutes les méthodes éducatives (école, enseignement à domicile, etc.) ont le même problème de base: elles partent d’idées ou de l’expérience (généralement mauvaise) des adultes. En conséquence, mon travail est d’être l’ambassadeur de l’enfance, et je le fais par deux voies: d’abord, par un travail de témoignage de ma propre enfance via mes conférences et mes livres, ensuite par l’observation de l’enfant, également de mes propres enfants (qui ne sont pas scolarisés non plus). Je travaille avec des scientifiques (1) et il s’avère que le message transmis par l’enfant est similaire à celui transmis par la science. Dès lors, il s’agit d’une invitation à rencontrer l’enfant d’une nouvelle manière et à adopter une nouvelle attitude face à lui.»

Vous portez une attention particulière à l’enfant qui joue. Pourquoi cette activité est-elle si importante à vos yeux dans ses apprentissages?

«Quelle est la première chose qu’un enfant fait lorsqu’on le laisse en paix? Il joue. Il n’y a pour apprendre rien de mieux que le jeu. Notre cerveau n’est pas constitué pour apprendre, mais il s’optimise pour résoudre des problèmes. Dès lors, une information doit activer notre centre émotionnel pour être retenue. Je trouve dommage que notre société normalise l’idée que nous oublions 80% des informations que nous avons "apprises"… Grâce au jeu, les enfants activent leur centre affectif et peuvent ainsi mémoriser et retenir des connaissances avec plaisir, car ils ne font pas de distinction entre jouer et apprendre. Au moment où nous séparons ces deux activités chez l’enfant, il vit l’apprentissage comme une douleur intense: cela revient à lui demander de respirer sans prendre d’air.» (À lire au sujet du jeu et de l'enfant, Jean Retschitzki, Caroline Wicht, Se construire en jouant, choisir n° 583-584, juillet-août 2008, n.d.l.r.).

Tous les jeux sont-ils permis? Même ceux issus du monde virtuel qui peuvent être considérés par certains comme nuisibles au développement de l’enfant?

«Le jeu est un univers très vaste, voire indéfinissable. De plus en plus d’enfants se tournent vers le monde virtuel. Ce monde fait peur à de nombreux parents qui le trouvent dangereux. L’observation de la réalité quotidienne semble confirmer cette idée, car l’enfant est complètement absorbé devant l’écran; une fois dans son jeu, il ne voit plus le monde extérieur. Pourtant, je pense que les parents se trompent de chantier.
»Voici une petite anecdote pour illustrer le faux jugement de la société. Un scientifique attrape une puce et lui arrache une patte, il lui dit "puce saute", et elle saute, il arrache deux pattes et il lui dit "puce saute", et elle saute. Enfin, il lui arrache six pattes et il lui dit "puce saute", mais elle ne saute plus. Le scientifique conclue: "Quand on arrache six pattes à une puce, celle-ci devient sourde." Le monde virtuel n’est pas dangereux, le vrai problème est la réalité. Au quotidien l’enfant vit dans deux univers, l’école et la maison. Or, à l’école, l’enfant ne peut pas devenir un "héros" comme il le souhaite, ni à la maison où il y a les mêmes paradigmes, les mêmes attitudes et attentes des adultes envers lui. Le seul monde dans lequel il peut très vite devenir ce "héros" admiré et respecté, c’est le monde virtuel. Tragiquement, la réalité est dangereuse pour nos enfants, car dans notre monde réel, les enfants n’ont pas de place. Le véritable enjeu est de changer cette réalité pour la leur rendre attirante. Le jour où notre monde réel sera aussi appétissant que le monde virtuel, les enfants n’auront plus ce besoin de fuir leur quotidien.»

Quelles sont les thèses scientifiques récentes qui annoncent l’avènement d’une nouvelle attitude face à l’enfant?

«Nous avons longtemps cru, de manière générale, qu’il y avait deux catégories de personnes: celles génétiquement programmées pour être "bêtes" et celles qui le sont pour être "intelligentes". Or nous nous sommes rendus compte que chacun d’entre nous était équipé dès la naissance du meilleur dispositif d’apprentissage. Selon des études scientifiques, chez les jeunes, la zone du cerveau responsable des mouvements du pouce est plus développée que la même zone chez les jeunes d’il y a environ 50 ans. Cela signifie que notre cerveau se développe là où nous l’utilisons intensivement (pensez aux sms). Mais ce n’est valable que si l’action et accompagnée d’enthousiasme. L’enthousiasme génère des cocktails de neurotransmetteurs qui agissent sur le cerveau comme de l’engrais et font fleurir l’enfant.
»Savez-vous que tous les enfants naissent enthousiastes? L’enthousiasme est une énergie fondamentale, un moteur de vie qui nous donne des ailes. C’est la raison pour laquelle j’ai consacré tout un livre à ce sujet.»

À quel moment situez-vous le passage de l’enfance et l’âge adulte?

«Ce passage n’existe pas. Pour moi, il s’agit d’un même développement organique qui mène de la naissance jusqu’à la mort. Je suis un enfant de 48 ans qui n’a jamais cessé de jouer. Nous sommes malheureusement dans un monde qui crée des "ghettos" en forme de catégories, comme la couleur de la peau, la religion, mais aussi l’âge. Mon travail est de lutter contre les discriminations de toutes sortes.»

Comment devenir une personne responsable, pour qui le plaisir n’est pas le seul moteur, quand on n'a jamais appris à faire l’effort du vivre ensemble?

«De mon point de vue le plaisir adhère complètement à la responsabilité. L’enfant se sent apte à assumer ses responsabilités grâce à son enthousiasme, sous condition qu’on lui fasse confiance en le laissant vivre une grande satisfaction et non pas un grand nombre de frustrations. Il n’est pas question d’opposer le plaisir à l’effort, mais de proposer un effort en harmonie avec le plaisir. Vivre ensemble, sans hiérarchie, est la clé de nouveaux paradigmes et nous avons besoin de nous débarrasser des anciens clivages: apprendre/jouer, plaisir/effort, réalité/imaginaire, travail/vie personnelle… Nous séparons des choses que les enfants ne séparent pas, pourtant nous serions beaucoup plus heureux si nous arrêtions de les séparer systématiquement.»

1. André Stern travaille principalement avec un neurobiologique allemand, le Dr. Gerald Hüther, dont les thèses ne font pas l’unanimité. André Stern a été nommé directeur de l’initiative «Des hommes pour demain» par le Dr. Hüther; il est également le directeur de l’Institut Arno Stern, du nom de son père, un laboratoire d’observation des dispositions spontanées de l’enfant.

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