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lundi, 03 juin 2019 12:09

Voyager ou préserver la nature

Écrit par
Matheo Godenzi et Arno Kristensen © Céline Fossati

Quand on a vingt ans au XXIe siècle, rêve-t-on encore de faire le tour du monde? Assurément. Mais comment ignorer que notre planète souffre de ce tourisme de masse? Le low cost aérien a fait du bien au porte-monnaie familial, mais à quel prix écologique? Deux étudiants se sont prêtés au jeu du discernement sur ce qui prime entre leur envie de dépaysement et le besoin de s’enraciner dans des pratiques équitables.

Ils ont participé à la Grève mondiale des jeunes pour le climat, notamment le 15 mars et le 24 mai dernier. Matheo Godenzi, 19 ans, est en 4e année au Collège de Saussure (Genève) en biologie-chimie. Sportif, actif dans diverses organisations,[1] il se dit concerné par le climat. Ce qui l’intéresse? Les progrès de et par la science. Arno Kristensen, ami proche de Matheo, a 18 ans. Il est aussi en 4e année, mais en option musique. Ses intérêts majeurs? La philo et le piano, avec un attrait pour la compréhension scientifique du monde lui aussi. Élevé dans une famille aux fortes valeurs écologiques, le tri et le recyclage des déchets, mais aussi la consommation de produits bio et de proximité font partie de son quotidien.

Quand on leur demande s’ils se considèrent comme des activistes pro-climat, Matheo répond: «Activiste, je ne sais pas. Je fais des efforts tous les jours, notamment en me déplaçant à vélo ou en transports publics. Je fais attention à ma consommation, à l’utilisation du plastique, à tous ces petits gestes susceptibles de diminuer mon impact sur l’environnement.» Quant à Arno, il se déplace lui aussi à vélo, utilise des boîtes recyclables pour transporter ses repas et réduit le plus possible sa consommation de viande: «On est déjà quasi tous végétariens dans ma famille. Mais de là à dire que je suis activiste… Pour le moment, j’hésite à adhérer à un parti politique comme les Verts ou la Jeunesse socialiste. Quoi qu’il en soit, je suis pour une convergence de la lutte pour protéger le bien commun!»

Céline Fossati: Pensez-vous que le climat soit une thématique qui touchera durablement votre génération? Avez-vous constaté une progression dans la prise de conscience de votre entourage estudiantin?

M. G.: «Ces derniers mois, on parle quasiment tous les jours des phénomènes liés aux changements climatiques. On débat, on s’active, on se motive… De nombreuses organisations de jeunes ont vu le jour. Il y a une belle effervescence dans ce mouvement. Est-ce que l’évolution est flagrante par rapport à il y a quelques années ? C’est difficile à dire. Plus jeune, j’avais peu conscience des enjeux. Mais si je regarde mon cercle d’amis proches, alors oui, l’évolution est palpable.»

Diriez-vous qu’il y a eu un facteur déclencheur de cette prise de conscience?

A. K.: «J’aurais de la peine à en citer un. Il y a évidemment les grèves et les interventions de Greta Thunberg, et les invitations à manifester qui ont attisé notre curiosité. À savoir que ce sont surtout les collégiens qui, à ma connaissance, se sont mobilisés. C’est plus compliqué pour les apprentis pour qui faire grève est moins facilement négociable.»

Cette prise de conscience citoyenne est-elle une nécessité ou un effet de mode?

M. G.: «Un effet de mode ? Possible. Mais est-ce si mauvais? Je n’ai pas peur que le mouvement s’essouffle puisqu’il est de la responsabilité de chacun de faire un effort et des choix en faveur de la protection du climat.»
A. K.: «Les jeunes sont-ils susceptibles de se lasser? On l’a déjà constaté lors la manif de mai où on était quatre fois moins nombreux à Genève que lors des précédentes. L’effet mobilisation spontanée est retombé, mais le mouvement va perdurer puisque les impacts de notre mode de vie sur le climat ne vont pas s’évanouir comme par enchantement. On arrive à un moment charnière, celui où des mesures concrètes doivent être mises en place.»

Comment l’envie de parcourir la planète et celle de la préserver s’entrechoquent-elles?

A. K.: «J’essaie de faire la différence entre voyage et tourisme. Je ne crois pas que ceux qui prennent un billet low cost pour la Thaïlande en hiver aient pour principal objectif de découvrir le pays, d’aller à la rencontre de sa culture et de ses habitants. Le touriste se laisse piéger, consciemment ou non, par une industrie qui fait tout pour qu’il se sente comme chez lui: hôtel standardisé, nourriture occidentalisée, wifi… J’en ai fait moi-même l’expérience à Majorque. Le voyage est une réalité plus attirante, plus éthique, plus durable.»

Attirante, sans doute, mais est-elle nécessaire?

M. G.: «L’envie de voyage est présente en chacun de nous. Elle est le reflet d’une envie d’autonomie, d’un besoin de construire son identité en se confrontant à d’autres cultures. Voyager peut être autre chose que simplement changer d’air pour se divertir, avant de vite retrouver sa place dans la société, sur les bancs de l’université. Cela a un coût écologique, mais l’avion n’est pas le seul moyen de se déplacer. On peut partir à vélo, prendre le bateau, le train… J’ai pour ma part envie de faire la traversée des Alpes à pied.»
A. K.: «L’idéal romantique capitaliste nous dit: va à l’autre bout du monde, c’est là-bas que tu te découvriras. Mais le soi ne se mesure pas au nombre de kilomètres parcourus! Partir à la découverte de la Suisse, de la France ou de l’Allemagne peut s’avérer tout aussi enrichissant. Ce qui compte, c’est de prendre le temps de voyager, de ralentir le pas dans un monde qui va très vite. Il faut revaloriser le vrai goût du voyage.»

Vous connaissez sans doute cette phrase: «Les voyages forment la jeunesse.» En questionnez-vous la pertinence? Aller à l’autre bout du monde, à la rencontre de gens qui n’auront jamais la possibilité de faire de même, comment appréhendez-vous cela?

A. K.: «Il y a finalement quelque chose d’assez superficiel à penser qu’il faut découvrir le monde pour se forger une identité. Comme si là où l’on vivait se trouvait un vide sidéral qui ne nous permettrait pas de nous construire. Quelque chose d’un peu pervers peut-être aussi dans le fait de nous demander d’aller voir ce que les autres endurent avant de rentrer dans cet endroit privilégié où nous vivons, pour entrer enfin dans le cercle de ceux qui font de l’argent… Cela pose également très clairement la question de notre enracinement. Comment devenir quelqu’un là où l’on est ? On a tendance à laisser cette question identitaire aux nationalistes qui l’ont investie avec le succès que l’on connaît, notamment auprès des jeunes.»

Au-delà de l’attachement à une terre, à un pays, y a-t-il d’autres formes d’enracinement?

M. G.: «Il y a un enracinement culturel, évidemment. Nous sommes imprégnés par une culture dès la naissance. Nous grandissons dans un système de valeurs transmis par nos proches, et prendre du recul n’est pas toujours facile. Se demander de quelle manière cette éducation influe sur nos choix et remettre en cause ce qui nous semble le moins pertinent demande du courage et du discernement. Le voyage nous offre la possibilité de nous ouvrir sur une autre perspective, et c’est en ce sens qu’il peut s’avérer très enrichissant. Sommes-nous responsables de notre condition de jeune citoyen du monde parmi les plus privilégiés ? Évidemment non. Je n’ai pas choisi de naître ici, mais je suis responsable de mes actes. Je peux décider de voyager de manière consciente ou de ne pas voyager du tout. Cela reste un choix personnel.»

Votre choix d’études universitaires tiendra-il compte des contraintes environnementales, des notions d’enracinement ou de dépaysement?

M. G.: Non, pas particulièrement. Il y a beaucoup de métiers scientifiques très attirants que je peux pratiquer en Suisse ou ailleurs.
A. K.: Pour moi non plus, mais j’y pense beaucoup. Parfois je me demande quelle est ma légitimité à vouloir faire de la musique mon métier alors qu’il y a des urgences autour de moi. Puis je me dis que je vais mettre tous mes questionnements dans ma musique et qu’elle accompagnera le changement. Être cohérent avec ses choix, ses valeurs, ses aspirations écologiques, c’est le travail de toute une vie. Être dans le changement, ce n’est pas participer à une manifestation quatre fois par an pour le climat. C’est le militantisme d’une vie.» 

 [1] Matheo Godenzi a rejoint le groupe Climate strike (Grève du climat) qui a émergé suite aux manifestations.

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