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mardi, 15 décembre 2020 16:46

Déboulonnage ou contextualisation? Entretien avec Sébastien Farré et Yan Schubert

Melik Ohanian, « Les Réverbères de la mémoire » Collection du Fonds d’art contemporain de la Ville de Genève (FMAC) © Sandra PointetOn ne les voyait plus, mais elle agitent le débat public depuis le printemps 2020 sous l’action des mouvements féministes, anticolonialistes ou antiracistes. Statues et plaques de rues, ces lieux de célébration ou outils de la contestation, questionnent notre relation au passé et à l’espace public. Un voyage dans une histoire bien présente dans nos villes, auprès de deux spécialistes genevois.

Sébastien Farré est directeur exécutif de la Maison de l’histoire de Genève. 
Yan Schubert est un chercheur spécialisé sur les questions mémorielles.
Benito Perez est co-rédacteur en chef du Courrier: cet article a été publié le 5 août 2020 par Le Courrier dans le cadre de sa série Sur un piedestal

Sébastien Farré et Yan Schubert explorent le monde de la mise en scène mémorielle depuis de nombreuses années au sein de l’Atelier interdisciplinaire de recherche (AIR). Cette association, née en 2005, s’est intéressée en particulier à l’Allemagne, aux Balkans, à l’Espagne et… à Genève.

Benito Perez: Pourquoi érige-t-on un monument? En théorie et dans la pratique.

Yan Schubert: «La plupart du temps, les monuments sont élevés pour se souvenir de hauts faits, d’une période ou d’une personne. On rend hommage, on donne accès à un personnage ou à un évènement. Aujourd’hui le procédé n’est plus tellement à la mode même si, curieusement, on continue d’en ériger.»

Estimez-vous que ce procédé mémoriel ne fonctionne plus?

Y. S.: «En effet, à moins d’y associer un évènement commémoratif, les monuments sont devenus invisibles dans l’espace public. Nous en avons à tous les coins de rue, mais nous ne savons pas ce qu’ils représentent. Quand j’enseignais à l’Université de Genève, je questionnais mes étudiants sur la statue présente devant les Bastions; aucun ne l’avait vue! Au cours suivant, les étudiants revenaient en disant que c’était Carl Vogt [politicien et fondateur de l’Université] mais sans savoir qui il était réellement.»

Sébastien Farré: «Il est fascinant que le débat autour d’un monument se termine très souvent à son inauguration, puis reprend quand on veut le déboulonner. Entre les deux, il s’efface, sauf peut-être aux yeux des touristes à qui il n’était pas forcément destiné.»

Y a-t-il une spécificité de la statue?

Y. S.: «Non, c’est affaire de modes. Depuis une trentaine d’années, il y a un style, une architecture commune des lieux de mémoire, qui fait la part belle à l’art contemporain. Ce sont souvent des œuvres plus complexes, qui peuvent même allier ou confronter plusieurs mémoires. Une autre mode consiste à poser une plaque : le niveau zéro du monument. On les voit encore moins, mais elles permettent de célébrer à moindres frais.»

S. F.: «Les statues de personnes, de grands hommes deviennent rares, et même lorsqu’on leur érige un monument, c’est la cause qu’ils incarnent qui est désormais mise en avant.»

Y a-t-il d’ailleurs un sens à célébrer des grands hommes ou des grandes femmes dont on sait qu’aucun n’est sans tache?

Y. S.: «Il y a aujourd’hui une forte moralisation du débat, une pression vers le politiquement correct. Or l’on sait très bien que la complexité de l’être humain ne permet pas d’exiger l’exemplarité absolue. On va ainsi de plus en plus vers des monuments pour de grandes causes, avec le risque d’enfoncer des portes ouvertes, de réaliser des monuments ‹tarte à la crème›. En ex-Yougoslavie, on a dressé des turbo sculptures[1] de personnages médiatiques appréciés de tous, comme Bob Marley ou Bruce Lee, afin de rassembler des communautés extrêmement divisées par la guerre. On peut le comprendre dans ce contexte, mais ici ce serait absurde.»

Érigerait-on des monuments dans le but de régler des problèmes de conscience, pour s’en dédouaner une fois pour toute?

Y. S.: «Bien sûr cela peut arriver, mais ce n’est pas la règle. Lorsque l’Allemagne a voulu ériger un mémorial au génocide perpétré sous le régime national-socialiste, certains ont craint que cela close le débat. Cela n’a pas été le cas. Non seulement la construction a été un grand moment de réflexion, mais celle-ci demeure vive quinze ans après l’inauguration.»

À qui élève-t-on un monument en Suisse? Les statues ont-elles un genre, une classe sociale?

S. F.: «L’élévation de statues, en particulier à Genève, est un phénomène récent. La réforme en avait surtout détruit. C’est au XIXe siècle, lorsque se construit une identité nationale sur la base de l’État libéral, qu’on réaménage la ville moderne alors émergente avec des figures exemplaires. Il y a une intention pédagogique et politique, un message aux citoyens. À travers elles, on met en scène le rapport de force qui tourne en faveur de l’élite bourgeoise masculine. Il s’agit de montrer la voie du progrès.»

Une hiérarchie s’établit-elle dans la géographie monumentale?

S. F.: «Absolument. Que l’on parvienne à modifier un endroit central ou que l’on choisisse un lieu marginal, cela changera la nature du geste. Il y a aussi des questions d’opportunité. Au parc des Bastions, gagné sur les fortifications, il était facile de poser des bustes. L’autre endroit qui se développe depuis une trentaine d’années, c’est les alentours de la place des Nations, avec les statues de Gandhi et Mandela. Moins central, cet espace permet de bâtir sans grande difficulté une image d’une Genève internationale engagée sur les droits humains.»

Y. S.: «Il y a sans doute aussi une dimension touristique, les monuments étant placés sur le parcours qui va du musée international de la Croix-Rouge à l’ONU. Quant on sait quelle était la position de la Suisse à l’égard du régime d’apartheid, on peut trouver ironique cette évocation…»

Peut-on parler de politique monumentale en Suisse?

Y. S.: «Non, contrairement à ses pays voisins, la Suisse s’en remet à des initiatives très locales, publiques ou privées. La plupart du temps, ce sont des groupes, des lobbys qui promeuvent des monuments. Comme les partisans d’Henry Dunant qui ne voulaient pas laisser l’espace public au seul Gustave Moynier [autre fondateur du CICR] et sont parvenus à ériger une statue non loin de son buste des Bastions. Ou les Arméniens de Genève qui ont concrétisé le projet de Réverbères de la mémoire. Mais même avec le soutien de la Ville, le monument n’a pas pu être installé comme prévu sur le bastion Saint-Antoine, sous pression d’habitants qui craignaient des échauffourées; il a été placé dans le parc Trembley, près de l’ONU. Un choix qui trouble un peu plus le sens de l’œuvre, entre hommage aux liens privilégiés des Genevois et des Arméniens et mémorial du génocide.»

S. F.: «Il est aussi significatif que l’un des monuments les plus célèbres de Genève, la Broken Chair[2] de la place des Nations, initialement provisoire, ait finit par s’imposer car il fonctionne très bien socialement.»

Un monument sert à valoriser un personnage ou une cause, mais peut-il aussi arriver que ce mémorial change de sens ? Voire qu’il se retourne contre l’intention première?

S. F.: «Complètement. Si le monument tend à être silencieux, par exemple en l’absence de commémorations, il est à la merci d’une réactivation différente des intentions de ses promoteurs. Le cas de la sentinelle des Rangiers (Jura) est le plus spectaculaire en Suisse. Commémoration bienveillante de la mobilisation de 14-18 et de la défense de la Suisse lors de la Première Guerre mondiale, elle s’est mise à signifier, en une génération, pour une partie des séparatistes jurassiens, la présence bernoise et suisse-alémanique sur leur territoire.»

Paradoxalement, la présence de statues contestables favoriserait donc le débat public historique?

Y. S.: «Oui, on le constate notamment à Neuchâtel avec la statue de De Pury.[3] C’est une bonne chose. Je ne suis pas forcément pour le déboulonnage des statues, mais le débat engendré, qui questionne les liens entre la Suisse et l’entreprise coloniale et l’esclavagisme, est important. Peut-être faudra-t-il trouver un juste équilibre entre réinterprétation du passé incarné par l’œuvre, dans toute sa complexité, et dépôt pur et simple au musée. Chaque situation, chaque monument mérite un débat social distinct.»

S. F.: «Dire que les statues sont simplement des témoignages historiques, c’est faux. Elles ont un sens, un message, elles témoignent d’une intention dans l’espace public qui doit être débattue. Et potentiellement neutralisée par une mise en contexte, un détournement -par exemple par une intervention artistique- ou un déplacement.»

Y a-t-il des exemples?

Y. S.: «Jenny Holzer, une artiste américaine conceptuelle, projette des textes sur des monuments importants. À Berlin, on a déboulonné une statue, mais le socle a été conservé. Un vestige extrêmement parlant! Il y a des stades intermédiaires entre fracasser une statue et la faire tomber de son piédestal ou la conserver de façon acritique. Il existe des applications pour smartphone, comme Swiss Art to go, qui donnent des explications très riches sur les monuments devant lesquels vous vous photographiez. On peut aussi imaginer des parcours organisés dans les villes pour décrire ce patrimoine et contribuer à faire découvrir notre histoire.» Manolo Torres, « Monument en hommage aux brigadistes » (2000) © MHM55, Wikimedia Common

S. F.: «Ce débat sur les statues n’est pas nouveau. Dans toute période charnière, révolutionnaire ou de conquête, des statues ont été déboulonnées, déplacées. La spécificité du mouvement actuel est qu’il opère en l’absence de changements politiques structurels. Une transformation culturelle est peut-être à l’œuvre dans notre rapport à la statuaire. Plus que le sort de ces statues, c’est ce changement de paradigme qui m’intéresse. On le voit aux États-Unis, où le fossé entre les cercles politiques traditionnels et certaines populations grandit. Ces dernières ne se sentant plus représentées s’en prennent à ce qu’elles considèrent comme les symboles de ce pouvoir qui les exclut. L’opposition ne se réduit pas entre vandales et défenseurs du patrimoine. Le défi consiste à élaborer un nouveau compromis social et mémoriel au sein de l’espace public. Quand, à Genève, le mouvement féministe dit qu’il est inacceptable de n’avoir que des figures masculines dans le parc des Bastions ou à l’Université, les autorités doivent apporter des réponses à ce nouveau rapport à la mémoire.»

Qui a la légitimité de transformer cette symbolique léguée par le passé? L’historien? La population? N’est-on pas victime d’une forme de présentéisme? 

Y. S.: «La complexité du débat vient de la nécessité d’accorder les diverses visions et acteurs. L’historien n’est pas là pour donner des leçons sur la mémoire, mais pour apporter une vision critique. Il peut, par exemple, aider à s’interroger sur l’intérêt des monuments. N’y a-t-il pas de meilleures façons de lutter contre le présentéisme et de donner sens à l’histoire ? Prenons le Monument en hommage aux brigadistes de la rue Dancet, à Genève; il est placé entre deux routes et un parking; y prend-il vraiment tout son sens?»

S. F.: «C’est un domaine à investir. Dans l’enseignement, même universitaire, ce décryptage historique et mémoriel de l’espace public est extrêmement maigre.»

Y a-t-il de grandes questions mémorielles oubliées ou occultées dans notre espace public?

S. F.: «L’immigration, par exemple, n’est jamais mentionnée explicitement, ni dans la rue ni dans les musées officiels. À Genève, nous avons organisé en 2019 une exposition sur les saisonniers,[4] mais elle a duré trop peu de temps et il n’existe aucun projet de musée permanent.»

[ [1] Terme inventé par l’artiste serbe Aleksandra Domanović, dans son essai vidéo Turbo sculpture (2010-2013) qui interroge l’émergence de ce nouvel art populaire en ex-Yougoslavie. Un prolongement logique des genres d’Europe de l’Est d’après-guerre, tels que la télévision turbo et l’architecture turbo folk, basés sur des exagérations et des amalgames aléatoires du local et du mondial. (n.d.l.r.)
[2] Chaise en bois à trois pieds placée par Handicap International en 1997 pour marquer la signature de la Convention internationale sur l’interdiction des mines antipersonnel.
[3] Négociant bienfaiteur du XVIIe siècle, David de Pury a bâti sa fortune notamment sur la traite des esclaves. Une pétition a été lancée en juin 2020 pour que l’on retire sa statue de la ville de Neuchâtel. (n.d.l.r.)
[4] Nous saisonniers, saisonnières… Genève 1931-2019, du 30 octobre au 24 novembre 2019, à l’Espace le Commun. (n.d.l.r.)

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