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mercredi, 24 novembre 2021 08:30

Les 34’517 rescapés de SOS Méditerranée

Sur l'"Ocean Viking" © Claire Juchat/SOS MéditerranéeLa Semaine des droits humains 2021 de l’Université de Genève aborde la question des inégalités avec notamment ce titre évocateur: Fuir vers un monde meilleur. Mais à quel prix? Les regards ne peuvent que se tourner vers la mer Méditerranée... et la Manche. Caroline Abu Sa’Da, directrice de SOS Méditerranée, est une témoin-clé des drames qui se jouent chaque jour aux rives de l’Europe. Or elle le constate: la situation s’est aggravée. Renforcer la lutte contre les passeurs est bien sûr une nécessité. Mais sauver les vies de ceux qui s'embarquent dans ce périple, «porter assistance au plus grand nombre de personnes possible en mer, c’est un devoir légal et moral!», lance-t-elle.

Alors que la crise humanitaire en mer Méditerranée ne cesse de s’aggraver, une ONG effectue depuis 2016 des sauvetages, parfois périlleux, en haute mer. SOS Méditerranée a ainsi porté assistance à 34’517 personnes grâce à ses bateaux -l’Aquarius puis l’Ocean Viking- et à leurs équipages. Ce travail humanitaire n’est pas prêt de s’arrêter, car, comme le relève Caroline Abu Sa’Da, directrice et fondatrice de l’antenne suisse de l’ONG, l’année 2021 a été particulièrement cruelle, avec une hausse importante du nombre de morts en mer et de personnes refoulées: plus de 1600 décès et 31’000 refoulements par les garde-côtes libyens en 2021, contre, pour la même époque en 2020, un peu plus de 1000 décès et moins de 11’000 renvoyées de force en Libye.

Caroline Abu Sa’Da: «Pour ce qui est des causes, nous ne nous expliquons pas complètement ces chiffres. Il est clair toutefois que les fermetures de frontières liées à la pandémie, mais aussi les nouveaux protocoles sanitaires mis en place, notamment les quarantaines des équipages, ont été pour les humanitaires un obstacle de plus pour secourir au mieux les personnes en danger sur la mer. Cela a réduit le nombre de sauvetages possibles. Concernant les retours en Libye -un pays en proie à la guerre civile, il faut le rappeler-, la mise en place d’un système d’équipement et de formation des garde-côtes libyens ne suffit pas puisque ces derniers ont ramené contre leur gré sur leur sol plus de 30’000 personnes.

Sauvetage en mer et de nuit de 69 personnes, par l'équipe de l'"Ocean Viking", le 4 novembre 2021 © Claire Juchat/SOS MéditerranéeLa grande majorité des gens qui passent par l’Ocean Viking fuient au péril de leur vie la Libye, un pays où les conditions de vie -de détention plutôt!- de la main-d’œuvre migrante sont désastreuses. Ceux et celles qui cherchent à quitter ce territoire y ont généralement passé de longs mois, avec un quotidien rythmé par les travaux forcés, la séquestration, les demandes de rançons, la violence physique, les viols, la torture. Les voies terrestres étant toutes fermées, la seule échappatoire reste la mer. Un business s’est instauré, des places sur des embarcations de fortune sont en vente à des prix incroyables! Dans les témoignages que nous recueillons, les personnes affirment avoir été conscientes qu’elles avaient peu de chances de survivre. Mais entre mourir en mer ou rester dans ces conditions en Libye, elles ont choisi.»

Vous avez récolté les témoignages terribles de personnes sauvées en haute mer qui, une fois en sécurité, ont pu parler de ce qu’elles ont vécu. Vous les partagez sur le site de SOS Méditerranée. Une part importante de votre travail est donc informative?

«Tout à fait. La Libye est un pays d’où les pires témoignages nous arrivent. Les viols, le chantage, l’utilisation des enfants comme moyen de pression. Cette situation est effroyable. Les hommes sont pour la majorité sévèrement blessés, balles, couteaux, torture. Rien n’est épargné à personne. 

Sur notre site, nous essayons de répertorier toutes ces histoires, pour que les choses bougent, pour que la situation soit connue de toutes et tous. Ce sont des mots bouleversants. Ces témoignages sont très durs, mais ils donnent une idée de ce qui se passe vraiment là-bas. Ils expliquent pourquoi des femmes, des hommes, des enfants se retrouvent au milieu de la mer, sur des canots en plastique impropres à la navigation. C’est une partie importante de notre travail que de raconter. De témoigner. Les rescapé.e.s demandent d’ailleurs à ce que leur histoire soit connue et partagée.»

Affréter un bateau et le faire partir au milieu de la mer Méditerranée semble être un geste dérisoire face à l’ampleur de la crise en cours. Reste que ce sont bien 34’000 personnes (et non un « simple » chiffre) qui ont été sauvées par SOS Méditerranée. Comment fonctionne une opération de sauvetage? 

Les équipes de SOS Méditerranée s'entraînent au quotidien aux gestes de sauvetage, de soins médicaux et de soins aux survivants. © Claire Juchat/SOS Méditerranée«Derrière nos opérations de sauvetage, il y a toujours et avant tout des citoyennes et des citoyens qui se regroupent. Rien ne serait possible sans leur soutien humain, logistique, financier. Ce sont eux qui nous donnent les moyens d’affréter un navire et un équipage professionnels. Les opérations de recherche et de sauvetage en mer coûtent cher en effet et sont compliquées à mettre en place. Cela demande beaucoup de travail, de volonté et d’argent. Nous avons la chance d’avoir une structure professionnelle solide, basée sur l’expérience et la formation continue, qui nous permet de faire face à ces situations. Nous n’avons aucun bénévole à bord. Nous formons, entraînons et équipons des professionnel.le.s de la mer et du sauvetage selon les critères d’exigence les plus élevés.»

Vous avez vous-même passé du temps sur le terrain, dans des zones de conflit. Qu’est-ce qui vous a amené à créer SOS Méditerranée en Suisse, un pays sans mer? 

«J’ai  passé en effet plus de 15 ans sur le terrain, dans des pays où il est vital, mais souvent difficile, d’agir au plus près des populations. Et je poursuivais parallèlement des activités de recherche. En 2016, j’ai co-écrit Non assistance, un documentaire sur la migration en Méditerranée. À la suite de cela, il m’a semblé naturel de fonder en Suisse une structure de SOS Méditerranée. J’ai tout de suite vu des liens évidents entre la tradition humanitaire profondément ancrée de notre pays, où curieusement le secteur maritime est extrêmement important, et une association de sauvetage en mer qui se réclame de ces deux origines: humanitaire et maritime. Ensuite, j’ai pris mon bâton de pèlerin et je suis allée frapper aux portes pour trouver des partenaires et des fonds.

Le documentaire Non assistance  de Frédéric Choffat, co-écrit par Caroline Abu Sa’Da, a été présenté à Genève en 2016 au Festival international du film sur les droits humains.

Ce que j’apprécie justement à SOS Méditerranée, c’est cet ancrage dans la société, qui permet de comprendre ce qui indigne d’abord les gens et ensuite les motive à s’engager.  C’est parce qu’elle s’est construite sur la force de l’engagement citoyen que cette association est importante. Il y a une vague forte en Suisse en faveur de notre association, mais nous avons besoin de plus de soutien encore.»

Face à la situation actuelle, est-ce que vous gardez espoir?  

«Oui, toujours. Je ne suis pas optimiste au point de penser que l’on peut radicalement changer la situation, mais beaucoup de gens sont au courant de ce qui se passe et ont envie de s’impliquer. Chacun est renvoyé à sa responsabilité personnelle.»


Une exposition à voir

En association avec SOS Méditerranée Suisse, l’Université de Genève présente, à l’occasion de la Semaine des droits humains, une exposition collective de photographies prises à bord de l’Aquarius, navire de recherche et sauvetage de l’ONG, affrété entre février 2016 et décembre 2018. À voir jusqu’au 28 novembre sur le parvis d’Uni Mail à Genève.

Un manifeste à signer

Il demande aux États du continent européen de mettre en place un dispositif de recherche et de sauvetage efficace, conforme au droit et doté de moyens suffisants, et de garantir le débarquement rapide des personnes rescapées dans un port sûr.

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