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mardi, 01 mars 2022 10:52

Le jour où leur vie a changé, deux Afghanes racontent

Rues de Jalalabad, avant le retour des taliban © Mathilde WeibelSomaya[1] et moi avons travaillé ensemble pendant quelques mois dans sa ville d’origine, Jalalabad, où j’étais interprète et elle bénévole. Elle m’avait offert une longue robe verte qu’elle avait fait faire chez un tailleur de son quartier. Elle était si longue que je me prenais les pieds à chaque pas dans les pans de tissu. Après mon départ, nous avons gardé contact de loin en loin, puis depuis l’été 2021 très régulièrement. Somaya cherche à fuir par tous les moyens.

Mathilde Weibel a été interprète pashto/dari/français à Lesbos pour une ONG médicale, puis à Kaboul pour le CICR. Elle est l’auteure de L’espoir piégé: avec les réfugiés de Lesbos (Harmattan 2021), et de Place des Fêtes. Journal d’un exil parisien (Bord de l’eau 2018).

Le 15 août dernier, date à laquelle les taliban sont entrés dans Kaboul, la vie de Somaya s’est effondrée. La jeune femme de 21 ans terminait sa première année d’études pour devenir sage-femme à l’Institut Loy Nangarhar, dans l’est du pays. Elle était engagée depuis plusieurs années aux côtés d’organisations humanitaires de sa région, pour lesquelles elle donnait, entre autres, des formations anti-corruption dans différents districts de la province de Nangarhar, participait à des distributions de nourriture et de produits d’hygiène, visitait des détenus. Elle travaillait aussi comme femme de ménage le matin et parvenait ainsi à prendre en charge les dépenses de toute sa famille - ses parents et ses huit frères et sœurs. Elle achetait des médicaments pour sa mère atteinte du diabète, et pour son père qui avait perdu la mémoire l’année précédente après avoir été renversé par une voiture. Elle payait aussi ses propres taxes universitaires et celles de son jeune frère, étudiant lui aussi. Elle était ainsi sans cesse à l’extérieur et voyageait dans sa province pour donner des formations à des jeunes filles des zones rurales. Elle rentrait chez elle à pied à la tombée du jour. Une fois, alors que nous rentrions ensemble en voiture, elle avait refusé que nous la raccompagnions chez elle, affirmant qu’elle était habituée à aller à pied.

Les femmes étaient rares dans les rues de Jalalabad, et celles que nous croisions étaient entièrement couvertes: certaines ne laissaient voir que leurs yeux, d’autres couvraient tout leur visage d’un tissu noir. Somaya ne craignait pas les regards. Issue d’une société très traditionnelle, le monde pachtoune dans lequel les femmes n’adressent pas la parole aux hommes étrangers à leur famille, elle était franche et directe, et je la revois encore dans le bureau de l’organisation où elle travaillait, s’adressant à ses collègues âgés comme à des égaux.

Cachée et sans argent

Depuis la prise de Kaboul par les taliban, Somaya ne sort plus. Elle craint pour sa sécurité, elle qui a toujours été au service d’organisations afghanes et étrangères et dont tous les voisins connaissent les activités. Tous les quelques jours, elle change de maison, hébergée tantôt chez une sœur, tantôt chez un oncle. Il lui arrive de voyager de nuit, déguisée en homme ou couchée sur la banquette arrière de la voiture en feignant une maladie nécessitant un transfert urgent à l’hôpital.

Ses amis et anciens collègues lui racontent au téléphone les menaces dont ils sont victimes, eux aussi. Certains ont déjà quitté le pays. Elle, elle désespère de pouvoir fuir un jour. «Quand [les taliban] sont arrivés, ils ont détruit tous mes rêves, tous mes espoirs, ils ont détruit mon pays. Je suis vraiment triste. Je voulais arriver quelque part par moi-même. Mais Dieu m’a fait dégringoler.»

A l’Université de Nangarhar, les taliban ont autorisé garçons et filles à reprendre leurs études, mais uniquement dans les facultés qu’ils jugent nécessaires, comme la médecine, et nombreux sont les étudiants qui ne peuvent plus se le permettre faute de moyens. Si Somaya ne se rend plus à l’Université par crainte de se faire repérer, son frère lui aussi a dû abandonner les études: «Tous les Afghans sont pauvres, pas seulement ma famille, nous sommes tous dans la même situation. Tous ceux qui avaient de l’argent sont partis et il ne reste que les pauvres qui n’ont rien.»

Celle qui se faisait une fierté de gagner son propre argent et de subvenir aux besoins de toute sa famille vit aujourd’hui cachée, sans argent. Elle ne croit pas aux promesses des taliban, qui ont annoncé une amnistie pour tous ceux qui auraient travaillé pour des organisations liées au gouvernement précédent. «Depuis que les taliban sont arrivés, tous ceux qui ont travaillé pour des organisations [craignent qu’]ils viennent frapper à [leur] porte le soir et [qu’]ils [les] emmènent avec eux. Mort ou vivant, tu disparais. Soit ils t’égorgent, soit ils t’emmènent au poste. Ils ne se demandent pas qui tu es. La journée, ils te disent de venir et de continuer à vivre normalement, te promettent du travail, mais la nuit c’est ce qui se passe.» 

Dans sa ville, Jalalabad, on raconte qu’on a sorti des dizaines de corps de la rivière, jetés là sans autre forme de procès. Alors, à ceux qui évoquent les améliorations apportées par le nouveau régime, la sécurité retrouvée et la disparition de la petite criminalité, elle rappelle les crimes qui ne se voient pas: «Qu’est-ce qui a changé avec l’arrivée [des taliban]? Il n’y a plus de voleurs à la tire, mais la nuit, ils font sortir des hommes de chez eux et ils les égorgent. La nuit passe et au matin il y a un mort, une autre nuit passe et au matin un autre mort. De la rivière, la rivière Kaboul qui passe ici, on a sorti une cinquantaine de cadavres, des hommes, des garçons, des filles qui avaient été égorgés. La tête d’un côté et le corps de l’autre. Sur quoi est-ce qu’on va pleurer ? Notre vie s’écoule comme ça vers le malheur.»

***

Des écoles silencieuses

Shafiqa Ahmadi Wardak, à son bureau, au lycée Malalaï de Kaboul, 2018 © Shafiqa Ahmadi WardakEn juin 2018, j’ai visité le lycée pour filles Malalaï. Sa directrice Shafiqa Ahmadi Wardak m’avait reçue dans son bureau, avant de m’emmener dans une salle de classe où certaines de ses élèves m’avaient accueillie en français. Mme Ahmadi Wardak était depuis huit ans la directrice de ce prestigieux lycée de Kaboul, un des meilleurs de la capitale, le pendant féminin du lycée franco-afghan Esteqlal.

En 1921, la reine Soraya, épouse du roi Amanullah, pionnière de la lutte pour les droits des femmes en Afghanistan, avait fondé l’école pour filles Masturat, qui deviendrait en 1942 le lycée Malalaï. Il s’en est suivi une longue histoire de collaboration avec la France, et le français y est toujours enseigné comme première langue. On y enseigne également le turc, l’allemand et l’anglais, et dans la cour il y a des terrains de volley, de basket et de tennis. Jusqu’au 15 août dernier, 3100 filles le fréquentaient quotidiennement.

Du jour au lendemain, toutes les élèves de plus de douze ans ont eu l’interdiction de venir en classe, les taliban ayant autorisé l’éducation des filles uniquement jusqu’à la sixième année scolaire. Mme Ahmadi Wardak est effondrée. «Je ne comprends pas pourquoi les taliban, les anciens comme les nouveaux, ont interdit l’éducation des filles. Cette interdiction n’a rien à voir avec l’Islam. Les taliban sont pour la plupart des personnes originaires de petits villages dans les montagnes, de clans. Ils appliquent dans la capitale leurs vues villageoises, locales et tribales. C’est un crime contre les filles! Dans une société moderne, les femmes occupent une place importante. À Kaboul, 70% des enseignants sont des enseignantes, et les femmes sont la colonne vertébrale de l’éducation.»

Dorénavant donc, les adolescentes restent à la maison. Quant aux plus jeunes et aux garçons, ils se retrouvent face à des enseignants exténués, qui travaillent sans être payés depuis plusieurs mois. «En Afghanistan, les enseignants gagnent de toute façon très peu, jamais plus de 7000 afghanis (environ 55 euros) par mois. Mais là, sans salaire depuis huit mois, ils vont enseigner le ventre et les mains vides. Ils n’ont même pas de quoi payer leur transport.»

Exilée en France

Quelques semaines à peine après l’arrivée des taliban à Kaboul, Shafiqa Ahmadi Wardak a pu être évacuée en France, où elle a retrouvé trois de ses fils qui y vivaient déjà et qu’elle n’avait pas revus depuis sept ans. La voilà saine et sauve, même si son âme est restée dans les couloirs de son école désormais silencieuse. Celle qui s’est battue pendant vingt-cinq ans pour l’éducation des filles a vu tous ses efforts réduits à néant en un jour. Ses anciennes élèves la contactent en pleurs, l’implorent de revenir et de faire en sorte que leur école rouvre ses portes. «Je suis en France depuis huit mois, mais je pense sans cesse à mes élèves et à leur éducation. Nous sommes en contact, elles m’appellent souvent. Les enseignantes aussi. Nous sommes toutes dans la même situation, dans l’inconnu et le désespoir. Moi-même, je suis tombée en dépression.» 

Si les taliban affirment avoir changé et promettent à mots couverts qu’ils garantiront à l’avenir l’accès des femmes à l’éducation, Mme Ahmadi Wardak n’a pas oublié les années pendant lesquelles ils ont régné sur l’Afghanistan, entre 1996 et 2001. « Pendant cinq ans, ils ont joué avec la communauté internationale en affirmant qu’ils allaient rouvrir les écoles et les facultés. Les enseignantes donnaient des cours particuliers chez elles, dans leurs maisons. Elles enseignaient aux filles la religion et les autres matières. Moi-même, j’avais mis en place une école privée chez moi, où je donnais cours aux enfants, garçons et filles. Aujourd’hui, la communauté internationale doit prendre au sérieux le destin des Afghanes. Les promesses ne suffisent pas, il faut des actes. Il faut rouvrir les écoles de filles au plus vite, bien sûr, mais plus généralement, il faut permettre à toutes les femmes de retrouver leur emploi et leur place dans la société».

Des pistaches et des raisins secs

Shafiqa vit aujourd’hui à Paris, où nous nous sommes revues. J’étais venue à pied. De la rue, j’ai vu un rideau se balancer et soudain c’était elle, qui agitait la main et m’invitait à entrer. En la voyant apparaître ainsi, à une fenêtre parisienne, j’ai eu un instant de doute: était-ce vraiment elle? Je suis entrée dans l’immeuble et elle est apparue sur le seuil de son appartement. Nous nous sommes enlacées longuement. Comme dans son salon de Kaboul, elle a disposé sur la table des pistaches et des raisins secs rapportés dans ses valises. Elle revenait de son cours de français. Elle a évoqué les Parisiens qui vont trop vite, alors qu’elle, elle a trop de temps, et personne à qui parler. Elle rêve d’étudier le système éducatif français. Apprendre, autant que possible, et retourner là-bas au plus vite, au service de «ses» filles… 

[1] Le prénom a été modifié.


Un jeu cruel

Cet article de Mathilde Weibel a été publié juste avant que ne tombe l'annonce concernant le retour à la scolarisation des filles en Afghanistan, par Aziz Ahmad Rayan, porte-parole du Ministère de l’éducation du régime taliban. Dès le début de la nouvelle année, qui s’ouvre en Afghanistan avec l’équinoxe de printemps (20 mars 2022), les filles de tout âge pourront retourner à l’école sur l’ensemble du territoire, avait-il annoncé. Précisant encore: «L’Émirat islamique d’Afghanistan s’engage en outre à ce que les filles et les garçons puissent étudier dans des classes séparées, afin que les filles et sœurs de chacun puissent s’instruire dans un environnement protégé». Il déclarait par ailleurs que les filles, quel que soit leur âge, pourraient se rendre à l’école ou à l’université sans être accompagnées d’un mahram, homme de leur famille (frère, ascendant ou descendant direct) faisant office de gardien: «Elles pourront y aller en groupe, ou même seules, être avec un mahram ne sera pas nécessaire», affirmait-il. Pour ce qui est des professeurs, «des femmes enseigneront aux filles, dans la mesure du possible». Le pays comptant trop peu de femmes enseignantes, Aziz Ahmad Rayan explique que «dans les cas où aucune femme ne serait disponible dans la région, des hommes âgés pourront enseigner aux classes de filles».

Mais voilà, lorsque les filles ont gagné les écoles le 23 mars 2022, l'entrée leur a été refusée... Les taliban sont revenus sur leur décision de rouvrir les écoles.

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