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samedi, 10 mars 2018 16:37

Entre Nouvel Âge et effondrement

« 2012 », quand les eaux recouvrent l’Himalaya © Roland EmmerichNotre monde actuel ne durera pas. Prendra-t-il fin brutalement ou tout en douceur grâce à une évolution des consciences? Les scénarios catastrophistes ou optimistes tendance Nouvel Âge ne manquent pas. Signeraient-ils le retour des mouvements millénaristes? Petit tour de piste pour y voir plus clair.

Jean-François Mayer étudie depuis de longues années les mouvements religieux dans le monde contemporain. Il dirige le site Religioscope (www.religion.info). Auteur d’une dizaine de livres et de nombreux articles (voir www.mayer.info), il a publié plusieurs textes à propos des attentes millénaristes autour du 21 décembre 2012.

« Le Nouvel Âge, c’est pour quand ? » interrogeait en juin 2009 le magazine suisse romand Recto-Verseau, qui explore depuis 1986 des sujets allant des thérapies naturelles à la spiritualité. Ce « Nouvel Âge [ou New Age] prometteur, dont nous avions tant rêvé il y a 40 ans », paraissait se rapprocher : bien des attitudes jugées alors marginales s’étaient largement répandues entretemps, soulignait l’éditorial. Les articles du dossier allaient d’auteurs convaincus de l’entrée proche dans un nouveau cycle à ceux voyant dans le Nouvel Âge un thème « fédérateur d’énergies et de motivations pour le changement ».[1]

À travers toutes ces initiatives, ce Nouvel Âge en voie d’avènement donne l’impression d’exister déjà un peu. Les cercles qui l’espèrent ne sont pas seuls à s’interroger sur les perspectives de notre planète. Dans le contexte mondialisé et postchrétien de l’Occident contemporain, des visions d’avenir optimistes ou pessimistes nous assurent que notre monde ne va pas durer. Assistons-nous à l’apparition de millénarismes sécularisés ?

L’attente millénariste

Les millénarismes sont tendus vers un avenir bien plus désirable que la situation présente. Classé comme catégorie du christianisme, avec la référence au « règne de mille ans » de l’Apocalypse, le millénarisme a été appliqué par extension à des courants apparus dans tous les environnements culturels et religieux -également à des entreprises politiques. Dans ce sens générique, il désigne l’attente d’événements cruciaux qui conduiront à un retournement radical de situation, inaugurant un monde idéal, débarrassé des drames et épreuves qui marquent l’existence humaine.

Souvent, ce monde nouveau est introduit par un temps de troubles. Les fortes images de catastrophes purificatrices peuvent donner l’impression que les hérauts du millénarisme sont des « fanatiques de l’apocalypse », pour reprendre le titre de la traduction française du célèbre ouvrage de l’historien britannique Norman Cohn (1915-2007) sur les millénarismes médiévaux.[2]

Ce n’est pas toujours faux : les veilleurs de l’apocalypse accueillent les événements spectaculaires survenant dans le monde en y lisant autant de confirmations qu’approche le moment décisif. Mais leur motivation tient avant tout à un formidable espoir : la certitude que notre monde souffrant et injuste laissera la place à une ère de bonheur et d’équité. À l’inverse d’apocalypses séculières, débouchant sur le néant ou sur un avenir dystopique pour d’éventuels survivants, l’après-catastrophe se pare de couleurs riantes pour les élus.

Plus d’un chercheur s’est efforcé de circonscrire les conditions propices à l’émergence de mouvements millénaristes. S’il est vrai que des circonstances difficiles peuvent les favoriser, aucune période de l’histoire humaine n’est exempte de crises plus ou moins fortes, à l’échelle collective ou individuelle. Nous savourons les petites et grandes joies de l’existence en ayant conscience de leur fragilité. Et les misères ne sont pas que matérielles. À toute époque, il y a donc une place pour les rêves de monde meilleur, mais les croyances, les conditions sociales et les environnements culturels différents aboutissent à des représentations variées de ce monde espéré.

Du collectif à l’individuel

Le New Age, tel qu’il fleurissait dans les années 1970 et 1980, s’appuyait sur un héritage millénariste. Les aspects catastrophistes initiaux avaient cependant laissé la place à l’idée d’une transition plutôt douce vers une ère de paix et d’harmonie. L’idée centrale était celle d’un nouveau paradigme, s’appliquant à tous les domaines de l’existence et susceptible d’inspirer une large palette d’initiatives sociales, comme le montrait Marilyn Ferguson dans son livre manifeste, Les Enfants du Verseau.[3]

Le succès de l’étiquette New Age et son intense commercialisation conduisirent à l’appliquer à tout et n’importe quoi. Elle devint une sorte de synonyme de la religiosité parallèle contemporaine. Les espoirs de transformation globale parurent s’émousser, au point que des chercheurs parlèrent d’un Next Age, orienté sur la transformation individuelle au lieu d’une grande évolution collective. Pourtant, la veine millénariste n’était pas tarie dans le conglomérat sans claire frontière recouvert par l’étiquette imprécise de Nouvel Âge.

Calendrier maya et réveil du New Age

L’intérêt pour le « calendrier maya » et de possibles bouleversements planétaires autour du 21 décembre 2012 ont incarné un revivalisme New Age : il ne s’agissait plus du simple espoir de voir la société se transformer lentement, mais d’une date pivot. L’adhésion stricte au thème de 2012 était moins répandue que les médias ne le laissèrent penser : le plus souvent adoptée de façon non dogmatique, comme une impulsion et une possibilité, elle relançait la dynamique d’un changement imminent, sans hisser la date 2012 au rang d’article de foi. Faute d’instance unique d’interprétation, le champ était ouvert à une multitude de lectures et d’utilisations. Le sentiment commun était que, tôt ou tard, il allait se passer quelque chose, car le monde ne pouvait plus continuer sur cette voie (comme le sous-signé l’entendit lors de séminaires dans les mois précédant le 21 décembre 2012).

Autour de ce phénomène, des scénarios fleurirent, allant de catastrophes à une transition douce vers un état de conscience plus élevé ou au passage dans de nouvelles dimensions pour ceux qui pourraient en supporter les « vibrations ». Grâce à Hollywood (avec le film 2012), à Internet et au tambour médiatique, on assista à la propagation d’inquiétudes dans des cercles larges, nullement liés aux milieux New Age et plus attirés que ceux-ci par les scénarios catastrophes : une attente millénariste entra en résonance avec des craintes diffuses, dans un public oscillant entre jouer à se faire peur et de réelles inquiétudes pour l’avenir. Nous l’avions déjà vu avec les spéculations autour du « bug de l’an 2000 », révélatrices surtout des peurs d’un effondrement technologique affectant la vie quotidienne (ordinateurs, automates bancaires…). Ce sont là des traits de sensibilité apocalyptique et non une espérance millénariste.

Le millénarisme version New Age s’inscrit dans un contexte sécularisé, mais sa perspective n’est pas désenchantée : les mutations se libellent sur un fond d’énergies transformatrices traversant la planète. Les catastrophes éventuelles n’en sont pas absentes, mais relèvent avant tout de problèmes écologiques créés par l’humanité, qui exigent d’elle une réorientation intérieure, accompagnant une attitude plus responsable.

Après avoir cultivé un espoir de changement rapide, le constat que le Nouvel Âge n’est pas encore survenu replace un peu plus ces aspirations dans la perspective optimiste d’un « millénarisme progressif » : un monde meilleur adviendra dans un avenir indéterminé (bien que relativement proche), résultant, en partie au moins, des efforts humains.

Transitionnistes…

Cette vision rencontre celles d’avenirs « transitionnistes » propagées notamment par le film Demain (2015). « Partout des hommes et des femmes inventent un autre monde, qui respecte la nature et les humains. (…) Ces personnes écrivent une nouvelle histoire. Elles nous disent qu’il n’est pas trop tard, mais qu’il faut nous bouger, maintenant. » Face aux risques de catastrophes, nulle raison de baisser les bras : une multitude de micro-initiatives vont, à leur petite échelle, amorcer un changement du cours des choses. « (…) des solutions sont là pour vous, individuelles, collectives, politiques pour réinventer le monde… »[4] Dans Recto-Verseau, François Tardin se dit convaincu que le film Demain a « libéré quantité d’énergies vectrices de changement », marquant « un tournant dans la prise de conscience de la nécessité pour chacun d’élaborer, à son niveau, le monde de demain ».[5]

…et survivalistes

Les visions d’avenir ne sont cependant pas toutes optimistes. On voit paraître des manuels de collapsologie, c’est-à-dire « l’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder ». « Car aujourd’hui, l’utopie a changé de camp : est utopiste celui qui croit que tout peut continuer comme avant. L’effondrement est l’horizon de notre génération, c’est le début de son avenir », annonce la présentation du livre Comment tout peut s’effondrer.[6] Selon le sévère constat des auteurs, le point de non-retour a été atteint avec les mécanismes enclenchés par l’exploitation humaine de la planète : il trop tard pour rêver encore de construire un développement durable - mais pas pour se préparer à ce qui suivra, ce qui peut aussi prendre la voie d’initiatives communautaires à petite échelle.

La perspective d’un effondrement est partagée par les survivalistes, qui entendent ne pas se laisser engloutir dans le proche chaos à venir d’un monde implacable. Sous le pseudonyme de Piero San Giorgio, un auteur suisse a écrit plusieurs ouvrages, dont le premier et le plus connu, vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires en dehors des circuits de libraires classiques, est intitulé Survivre à l’effondrement économique.[7]

Malgré des recoupements, il est difficile de qualifier de millénaristes les perspectives transitionnistes et survivalistes. La vision de Demain met l’accent sur la capacité des hommes à changer le cours des choses, même si le coréalisateur du film, Cyril Dion, avoue être taraudé par la « question spirituelle » et se montre familier avec une littérature que ne renierait pas le Nouvel Âge : « J’ai beaucoup lu sur les expériences de mort imminente, je m’intéresse à la méditation, à la physique quantique, à la relation entre la matière et la lumière… »[8] Quant au survivalisme, ce n’est pas l’établissement d’un monde meilleur qui est en vue, mais une époque dure, dans laquelle il faudra réussir à traverser les épreuves à la force du poignet.

Du Nouvel Âge à … l’Âge Nouveau

Les interactions sont néanmoins inévitables, d’autant plus que les uns et les autres puisent en partie à un imaginaire contemporain commun. Le New Age doit ainsi être mis en contexte et en lien avec des courants dont le développement est parallèle. En octobre 2016, Recto-Verseau publiait un numéro dont le titre était Du Nouvel Âge à l’Âge Nouveau. Difficile de mieux dire le changement dans la continuité ! De même que les thèmes du New Age des années 1970 et 1980 réapparaissent constamment, le rêve d’une grande mutation n’est pas mort, avec la certitude que le changement a déjà commencé : « Nous sommes en train d’inventer le Monde Nouveau. »[9] Une « nouvelle conscience (…) émerge maintenant partout dans le monde », affirme pour sa part le site annonçant la trentième édition de l’annuel rassemblement zurichois Lebenskraft autour de la conscience, de la santé et de la spiritualité.[10]

Rares sont ceux qui revendiquent aujourd’hui l’étiquette New Age. Pourtant, derrière les démarches de développement personnel et la prolifération des pratiques spirituelles et thérapeutiques, l’impulsion fondamentale au cœur de cette expression témoigne de l’attrait pérenne du rêve millénariste, sous des formes mouvantes.

[1] Yves-Alexandre Thalmann, «Le Nouvel Âge : une belle histoire à laquelle il faut croire!», in Recto-Verseau, n° 200, Romont juin 2009, p. 51.
[2] Norman Cohn, Les fanatiques de l’apocalypse, Paris, Julliard 1962.
[3] Marilyn Ferguson, Les enfants du Verseau. Pour un nouveau paradigme, Paris, Calmann-Lévy 1981.
[4] Extraits de la bande annonce du film, https://www.demain-lefilm.com.
[5] François Tardin, «Ils pensent un autre Demain», Recto-Verseau, n° 282, Romont février 2017, pp. 42-43.
[6] Paolo Servigne, Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Paris, Seuil 2015, 304 p.
[7] Piero San Giorgio, Survivre à l’effondrement économique, Paris, Le Retour aux Sources 2011, 422 p.
[8] Catherine Vincent, «Cyril Dion: ‹ Le film Demain m’a permis de devenir enfin moi-même», in Le Monde, Paris 19 février 2017.
[9] «Du Nouvel Âge à l’Âge Nouveau, vu par Guy Corneau», in Recto-Verseau, n° 278, Romont octobre 2016, p. 21.
[10] https://www.lebenskraft.ch (consulté le 4 février 2018).

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