La « mission » revisitée
Au début du XXe siècle, les jésuites français s’engagèrent dans le mouvement social encouragé par Léon XIII en fondant l’Action populaire, un organisme de diffusion et de formation au service de la doctrine sociale de l’Eglise.[2] Plus tard, le cri d’alerte des abbés Henri Godin et Yvan Daniel dans leur ouvrage-phare La France, pays de mission ? (1943), l’appel du cardinal Suhard, la fondation de la Mission de France (1941) ouvrirent des perspectives allant au-delà de la réflexion intellectuelle et de la seule formation. A la même époque, la guerre donna lieu à un vaste brassage des classes sociales : ceux qui jusque-là ne se fréquentaient guère, se retrouvèrent au coude à coude dans les camps de prisonniers, les chantiers du Service du travail obligatoire (STO) et autres lieux de déportation.
Sensibles à ces signes, des jésuites s’éveillèrent à une nouvelle forme de mission : évangéliser le monde ouvrier de l’intérieur en devenant eux-mêmes ouvriers. Sans être les initiateurs de ce style d’apostolat (d’autres les avaient précédés) ils rompirent avec les schémas traditionnels du ministère sacerdotal et participèrent à l’écriture d’une des pages glorieuses de l’histoire de l’évangélisation des temps modernes.
En 1944, des jeunes jésuites en formation adressèrent une lettre à leur supérieur général, le Père Jean-Baptiste Janssens : « L’apostolat ouvrier demande un don semblable à celui du missionnaire, don de renoncement à son passé pour une consécration sans réserve à ceux qu’on veut gagner au Christ. De même que le missionnaire se fait malgache ou chinois, il faudrait que le prêtre se fasse ouvrier, qu’il renonce à son train de vie et à sa mentalité bourgeoise, pour adopter, dans toute la mesure du possible, le train de vie ouvrier et se faire une mentalité ouvrière. Mais pour réaliser ce don, pour le rendre effectif, ne faudrait-il pas, comme les missionnaires, quitter notre terre natale, en l’espèce notre quartier, pour nous expatrier vraiment parmi les ouvriers et vivre leur vie ? » Ceux qui souhaitent s’engager dans la mission ouvrière devraient accepter de « partager une vie à la base, avec des gens ordinaires, par le travail, l’habitat, la vie de quartier, à égalité avec eux ». Soutenue par le Père général, l’expérience débuta.
Un livre témoignage
Un ouvrage récent retrace l’histoire de la naissance et du développement de cette nouvelle forme de compagnonnage entre jésuites et de solidarité avec le monde ouvrier. Le récit - un vrai kaléidoscope - du Père Noël Barré, ancien responsable de la mission ouvrière jésuite, n’est pas l’œuvre d’un historien de métier mais d’un protagoniste qui ouvre ses archives pour livrer une multitude de souvenirs, de témoignages, de rapports, de réflexions et de documents, officiels ou privés, qui permettent de suivre les vicissitudes de la fondation et de l’évolution de la mission ouvrière jésuite, de 1944 à la fin des années 90.
Accompagnant un jésuite dans la découverte de sa vocation de prêtre-ouvrier qui tâtonne avec d’autres compagnons à la recherche d’un style apostolique inédit et traverse des crises éprouvantes et de décevants conflits avec l’institution ecclésiale, le lecteur comprend vite que la mission ouvrière jésuite est aussi variée que les personnes qui y sont engagées. Il ne peut qu’être profondément édifié par le sens apostolique et la capacité de discernement dont firent preuves ces pionniers, qui ne trouvèrent pas toujours la compréhension et le soutient qu’ils attendaient. « La communauté jésuite de ma ville est à 20 minutes de mobylette, mais à une année-lumière comme mentalité », écrivait l’un d’eux.
En 1953, Rome, qui ne conçoit le ministère sacerdotal qu’ecclésiastique et clérical, ordonne aux prêtres de quitter le travail à plein temps. C’est un véritable traumatisme pour ces hommes qui ont tout sacrifié pour leur idéal apostolique. En dépit de la médiation des évêques français, ce qui a été entrepris avec tant d’élan et au prix d’immenses efforts se trouve compromis. Alors que gronde la révolte et que les cœurs hésitent, les jésuites se soumettent. Et pourtant rien dans leur réaction ne laisse deviner une attitude servile envers l’autorité.
Face à l’apparente inutilité de leur générosité, au prix d’une lutte épuisante, ces hommes font preuve d’une obéissance et d’une liberté qui témoignent d’une spiritualité de type mystique et d’un grand amour de l’Eglise. Tout en dénonçant la myopie des autorités romaines, leur obéissance authentife leur engagement. Dans une lettre admirable, vrai morceau d’anthologie, l’un d’entre eux écrit : « J’obéis, parce que, même si j’estime que la décision des responsables de l’Eglise n’est pas marquée au coin de la prudence apostolique, je pense que je serais infidèle à cette “lumière de la foi” qui est en moi si je prétendais garder l’unité vitale avec le Christ en rompant l’unité visible avec l’Eglise visible. »
L’interruption du travail manuel à plein temps n’a donc pas signé l’arrêt de mort de la mission ouvrière jésuite, qui ne se limite pas aux seuls jésuites travaillant en usine ou dans les mines. Certains ont continué à travailler à mi-temps et des équipes de jésuites sans prêtres-ouvriers se sont constituées. La réflexion s’est approfondie, l’engagement dans l’ACO, la JOC et les paroisses en milieu ouvrier s’est intensifié et la présence aux pauvres est restée prioritaire, préparant la reprise du travail à partir de 1964-1965.
Retour aux sources
Entre temps, le concile Vatican II a ouvert une nouvelle ère pour l’Eglise catholique. Avec son encyclique Evangelii nuntiandi, le pape Paul VI a appelé l’Eglise a mieux s’inculturer dans le monde contemporain. Aux jésuites, il a demandé d’affronter en priorité le défi de l’athéisme. A l’interne, dans la Compagnie de Jésus, l’élection d’un nouveau supérieur général, le charismatique Pedro Arrupe (1965), a dynamisé le retour aux sources et l’engagement en faveur de la justice. Sous son impulsion, les jésuites ont retrouvé un aspect de la spiritualité ignatienne, devenu peut-être un peu trop discret : le souci des pauvres, des marginaux, des immigrés, des réfugiés.
D’autres tensions ont mis à l’épreuve l’élan missionnaire des prêtres-ouvriers. La solidarité ouvrière par exemple, qui exigeait un engagement syndical auquel il était difficile de se dérober. Ou la forte coloration communiste de la lutte ouvrière qui imposait un discernement plein de tact. Ou encore l’affrontement entre deux mondes : celui des théoriciens qui analysaient des textes, des idéologies, des programmes, des partis, et celui des travailleurs sur le terrain, confrontés à une réalité plus complexe, où le vrai et le faux étaient inextricablement liés.
Une double finalité
Formés au discernement et à la casuistique, au prix d’un nombre impressionnant de rencontres, de dialogues, de rapports et déclarations, les jésuites trouvèrent le chemin d’une double fidélité à l’Eglise et au monde ouvrier.
Même si l’auteur évoque surtout le cas de la France, la mission ouvrière n’a pas été une spécialité exclusive des Français. En Espagne, en Italie, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Amérique latine et ailleurs, des jésuites se sont immergés dans le monde du travail, et le sont encore aujourd’hui. Si leur nombre représente un pourcentage relativement modeste par rapport aux effectifs de la Compagnie, leur engagement joue un rôle important dans la mesure où il maintient la mémoire des origines de la Compagnie, occultée à certaines époques et souvent ignorée par ses admirateurs comme par ses détracteurs.
[1] Pierre Emonet décrit cette option pour les pauvres d’Ignace dans Ignace de Loyola. Légende et réalité, Bruxelles, Lessius 2013, 192 p. Voir la recension de cet ouvrage dans choisir n° 647, novembre 2013 ou sur www.cedofor.ch. (n.d.l.r.)
[2] Aujourd’hui le CERAS - Centre de recherche et d’action sociale - qui publie la revue Projet.