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mardi, 01 juin 2021 10:47

Un perpétuel Nouvel Évangile

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Matera, Italy.The demonstration "La Rivolta della Dignita" at Matera. In the center is Yvan Sagnet, human rights activist, who also plays Jesus in the Milo Rau movie.About the film project:In Matera, in southern Italy, where the great Jesus films from Pasolini to Gibson were shot, the director Milo Rau is staging a modern Passion of the Christ: “The New Gospel“. What would Jesus preach today? Who would his disciples be? Led by political activist Yvan Sagnet, a new Jesus movement is fighting for the rights of migrants who came to Europe across the Mediterranean to be enslaved on the tomato fields in southern Italy and to live in ghettos under inhumane conditions. Rau and his team return to the origins of the gospel and stage it as a passion play of an entire civilization. An authentically political as well as cinematic “New Gospel” emerges for the 21st century. A manifesto of solidarity with the poorest, a revolt for a more just, humane world.Habité par les récits fondateurs de l’humanité et par une certaine forme d’utopie marxiste, le dramaturge suisse Milo Rau ne pouvait rester insensible au personnage de Jésus et à son appel révolutionnaire. Qui serait aujourd’hui Jésus? et qui seraient ses apôtres? s’est-il demandé. Avec Le Nouvel Évangile, il signe un film documentaire «biblique» à la croisée des genres et un manifeste de solidarité avec les migrants et migrantes en Europe.

Milo Rau est un dramaturge, réalisateur et essayiste suisse. Il a étudié la sociologie, la langue et la littérature allemandes et romanes. Depuis 2002, il a réalisé plus de 50 pièces de théâtre, films, livres pour lesquels il a reçu de nombreux prix. Il est directeur artistique de NTGent (Belgique).

Remarqué en 2020 à la Mostra de Venise, nominé aux Journées de Soleure, présenté lors de la dernière édition du Festival du film et forum international sur les droits humains, Le Nouvel Évangile a décroché la mention de meilleur documentaire au Prix du Cinéma suisse 2021. Et pour cause. Le dramaturge bernois Milo Rau propose une adaptation intelligente et engagée de la Passion du Christ dans notre société contemporaine. Interprété par des personnes en situation réelle, le film est tourné à Matera, au sud de l’Italie, et suit les traces de L’Évangile selon saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini. Le rôle du Christ a été confié à l’activiste camerounais Yvan Sagnet, défenseur des droits des immigrés en Italie, qui est allé chercher «ses disciples» dans un grand camp de migrants près de Matera.

Film complexe, qui se décline sur plusieurs niveaux, le Nouvel Évangile peut paraître décousu par moments du fait du mode de création en perpétuel mouvement de Milo Rau. Quelques clefs de lecture pour mieux l’appréhender ne seront pas inutiles, d’autant plus que les œuvres cinématographiques de qualité ayant pour toile de fond le Nouveau Testament sont trop rares pour bouder notre plaisir.

Lucienne Bittar: Casser les frontières, de temps, d’espace, de genre, c’est un peu votre marque de fabrique. Dans votre démarche artistique, vous mêlez fiction et réalité, passé et présent. Que cherchez-vous à créer?

Milo Rau: «C’est vrai, je pars souvent d’allégories, de mythes anciens, de récits, pour les placer dans des contextes réels, pour que la fiction mythique rencontre le monde d’aujourd’hui. Je l’ai fait l’an passé avec ma pièce Oreste à Moussoul, une adaptation de l’Orestie d’Eschyle, et je le fais ici avec le Nouveau Testament. Je suis plus intéressé à ce qui fait l’histoire qu’à l’histoire elle-même, au processus qu’au produit.»

Vous voyez Jésus à la fois comme un personnage incarné dans son temps et atemporel. Vous dites, et montrez avec votre film, que son message peut être adapté à toutes les époques et être compris par chacun et chacune.

«Oui, l’Ancien Testament a une historicité très claire. Ses récits sont ancrés dans une civilisation rurale, encore tribale, tandis que le Nouveau Testament a cela de très contemporain que ses personnages sont individualisés. Jésus a amené une vision de l’humain plus individuelle, moins collective. En envahissant la Palestine, les Romains ont fait exploser les traditions. Il y avait encore des prêtres pour tenter de les incarner, mais c’était branlant. Jésus est une figure qui apparaît dans une collectivité qui a perdu ses traditions. Il invente une justice qui dépasse les lois, une nouvelle solidarité individualisée.

»Jésus se caractérise ainsi par les relations qu’il a avec les autres. Il adapte son langage à chacun. Il n’est pas monolithique. Il est dans le reflet de l’autre. En fait, quelles que soient les situations, on peut dire que Jésus est toujours de la partie ! Il est dans la relation présente, dans le réel. Pour adapter l’Évangile, j’ai dû bien sûr lire et relire les récits, et plus je le faisais, plus cela me frappait : les scènes qu’on y trouve peuvent être transplantées et adaptées tout à fait naturellement dans nos vies, en dehors du contexte historique de la Palestine de l’époque. Par exemple, quand Pierre renie trois fois Jésus. Dans le film, une personne remarque qu’il a le même accent que Jésus, cette façon si particulière de s’exprimer des Africains, mais sans se rendre compte que c’est là une reprise moderne de l’Évangile.»

Vous avez tourné sur les lieux où Pasolini a fait son Évangile selon saint Matthieu, avec des acteurs qui, pour certains, avaient déjà joué dans son œuvre. Quelle est l’idée sous-jacente à cette inscription dans un héritage artistique?

«Il y a beaucoup de liens évidemment avec le film de Pasolini, que ce soit du point de vue contextuel, de la population ou du lieu. Mais pour moi, les liens se font avec des récits bien plus archaïques. La Bible, Pasolini et le cinéma néoréaliste posent sur l’humain un même regard anthropologique. En 2017, j’ai créé Les 120 Journées de Sodome à partir du texte du Marquis de Sade et du film de Pasolini. La pièce a été jouée à Zurich par des personnes handicapées. Nous avons au préalable visionné ensemble le Salò de Pasolini, mais les acteurs ne l’ont pas compris. Par contre, quand ils ont vu son Évangile selon saint Matthieu, qui se présente comme un conte populaire, ils se sont mis à pleurer. En reprenant phrase par phrase le Nouveau Testament, Pasolini -et il n’est pas le seul à travailler comme ça- a développé un langage imagé et verbal très naïf, qui a mis en valeur ce récit profondément humain. J’ai toujours aimé cette transcendance du banal, du quotidien. C’est comme si on montrait ce qu’une personne regarde, mais pas ce qu’elle voit.»

Votre démarche artistique est clairement politique. Mais vous faites plus que dénoncer des situations d’injustice, vous visez des retombées concrètes. En ce sens vous êtes aussi un activiste. Qu’est-ce qui vous motive?

«Faire un film, c’est aussi se projeter dans l’ensuite. Dans le Nouvel Évangile, je cherche à confronter différentes logiques: celles de la politique migratoire, du cinéma mondial, de la Bible, et celle de mon propre processus en tant qu’artiste. Mais il ne s’agit pas uniquement d’un processus transformateur du genre cinématographique. Il est aussi question des gens qui y ont participé. Quelle sera leur vie une fois le film terminé? Ces dix dernières années, j’ai produit certaines œuvres dans des contextes difficiles et cela m’a sensibilisé à cette question. J’ai souffert du fait que le processus de solidarité mis en place durant une création se termine une fois celle-ci aboutie. Avec les années, cette réalité m’a pesé. D’où la double visée du Nouvel Évangile. D’un côté, on produit un film, de l’autre, on monte un projet ancré dans les besoins des gens.

»Dans le sud de l’Italie, beaucoup de clandestins venus d’Afrique sont embauchés illégalement dans les champs.[1] Toute la culture italienne repose sur cette économie parallèle. Avec l’Église locale, qui est très engagée auprès des migrants et des réfugiés, avec d’autres associations, les producteurs du film et des avocats, nous avons travaillé pour aider les sans-papiers qui ont participé au film à régulariser leur situation. Nous n’avons pas réussi pour tous, car il y a plein de cercles vicieux. On a ainsi réalisé en chemin qu’il fallait commencer par leur permettre d’avoir une adresse de domicile. D’où la création d’une Maison de la dignité, pas loin de Matera, où une cinquantaine de personnes vivent, avec aujourd’hui des papiers et un travail officiel.»

Dans votre documentaire, vous mettez l’accent sur le Jésus révolutionnaire. Peut-on dire que vous avez une vision marxiste de lui?

«Oui, car je pars toujours d’un contexte réel. Quand je travaille avec quelqu’un, je veux savoir qui il est, quel est son but, qu’est-ce que notre collaboration pourra amener à l’ensemble et à chacun. Je rejoins la vision presque romantique du jeune Marx d'un travail qui humanise, qui développe le travailleur. C’est ce que j’essaie de faire dans tous mes projets, que ce soit au théâtre ou au cinéma. Que chacun trouve la meilleure place possible dans le projet, sa vocation propre. Et ça se fait nécessairement en mouvement.

»L’aliénation dans le travail peut gagner chacun assez rapidement devant des tâches répétitives. L’art n’est pas à l’abri du phénomène. Souvent le metteur en scène remet aux acteurs un texte qu’ils étudient pendant huit semaines, ensuite il y a la première, etc. Mais, pour moi, cela ne fonctionne pas comme ça. Dans mon travail de directeur artistique du théâtre NTGent, à Gand, j’essaye toujours de développer des processus, utopiques presque, de me laisser surprendre, de ne pas juste adapter des textes pour la scène.

»Prenez l’Évangile. Jésus est lui-même pris dans une histoire qui se développe au gré de ses rencontres. Plus tard, on a essayé de faire comme si tout avait été prédit, écrit d’avance puisque le messie était déjà annoncé dans l’Ancien Testament. Ça a une certaine logique, mais je crois que la vraie logique du Nouveau Testament réside dans son situationnisme presque total. C’est un très beau livre pour improviser. D’ailleurs les improvisations réalisées durant le tournage ont rejoint tout naturellement le récit. Par exemple, j’ai été très content d’avoir confié le rôle de Jésus à Yvan Sagnet, car il y a chez les deux hommes à la fois une certaine dureté, un fanatisme nécessaire pour être un meneur, et une tendresse. Jésus doit accepter d’être trahi, vendu, il doit accepter la douleur, et cela ne va pas de soi. Et quand, lors du tournage, d’autres activistes qui jouaient les apôtres contredisaient Yvan Sagnet, celui-ci le vivait mal. Il pouvait disparaître pendant un jour parce qu’il était déçu! Cette faiblesse est humaine et le travail artistique est un lieu pour faire apparaître l’humanité.»

L’injustice et la violence ne sont pas que des questions individuelles mais renvoient à la collectivité. Le pape parle de péché de structures quand celles-ci mènent à l’injustice où sont déviées de leur rôle initial. Votre scène où un gardien de l’ordre interroge un Jésus noir, l’insulte et le violente est d'autant plus parlante et bouleversante que la chaise où est censé se tenir le prévenu est vide en réalité.

«Oui, car l’acteur qui improvise sur ce thème trouve tout de suite des phrases et des gestes blessants face à un Noir. Les portes de la violence structurelle, culturelle lui sont immédiatement accessibles. Elles le sont d’ailleurs pour chacun d’entre nous. Si on me demandait, là, d’improviser sur la torture d’un oiseau, les termes ne me viendraient pas spontanément. Il me faudrait réfléchir au pourquoi je déteste les oiseaux. Ce ne serait pas le cas pour la torture d’un Noir… Dans les années 20 et 30, les fascistes et les communistes étaient tous nationalistes et antisémites. Quand on écoute les discours d’Ernst Thälmann, chef du Parti communiste allemand de 1925 à 1933, on n’arrive pas à savoir si c’est un communiste ou un fasciste qui s’exprime! En tant que gauchiste, cela m’interpelle. La possibilité de la violence est en chacun de nous, mais la façon dont elle nous appelle, ça, c’est culturel.»

Milo RauÀ voir: Le film est accessible jusqu’au 1er septembre 2021 sur www.lenouvelevangile-film.ch
À lire: Le Nouvel Évangile ou un messie messed-up, de la journaliste et théologienne Myryam Bettens.

[1] Voir le reportage de la journaliste Alessia Manzi et du photographe Giacomo Sini, Sous le soleil aride des Pouilles, les migrants…

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