Un cinquième évangile s’écrit sous la direction de Milo Rau. Sur les pas d’un Jésus noir, militant des droits de l’Homme, le spectateur se plonge dans le quotidien de migrants exploités dans les plantations italienne. Du choix des disciples jusqu’à la crucifixion, le réalisateur dépeint une réalité trop souvent oubliée, elle aussi en attente d’un messie.
Le film s’ouvre sur le dialogue entre le réalisateur Milo Rau et le futur Jésus du film, Yvan Sagnet. Les deux hommes se trouvent sur une terrasse qui surplombe la ville de Matera: c’est là que Pier Paolo Pasolini a tourné sa Passion, L'Évangile selon saint Matthieu, en 1964. La rudesse du paysage, le manque d’électricité, la Via Dolorosa et la colline de Golgotha: les lieux ressemblent à s’y méprendre à la Jérusalem du Christ. Les images sont belles sous la lumière d’un jour déclinant. Survient une coupe violente catapultant le spectateur dans un bidonville peuplé de migrants. Images de ruines et de désolation. C’est de cette misère là que le cinéaste va tirer la substance pour créer son Nouvel Évangile.
Une fiction nourrie de la réalité
Le film peut sembler prendre la forme d’une sorte de bric-à-brac audiovisuel. En effet, le réalisateur bernois brouille habilement les pistes en employant la structure narrative du documentaire tout en débordant sur la fiction. Il ajoute à cela des séquences du processus de création du film: Milo Rau est en action avec son équipe technique, les images du casting des figurants sont également exploitées. Il nous montre de quelle manière la réalité nourrit sa fiction. Le cinéaste donne d’ailleurs la réplique à de vraies personnes, migrants et habitants de Matera. La voix de Vinicio Capossela, assurant la narration, sert de fil rouge au long-métrage. Des extraits du Nouveau Testament, lus dans la langue de Pasolini et des chansons ouvrières italiennes servent de support narratif aux images. Quant au Jésus, Milo Rau choisit un activiste camerounais pour l’incarner, ce qu’une certaine presse ultra-conservatrice italienne considère comme une offense au christianisme. L’ancien étudiant à l’École Polytechnique de Turin, Yvan Sagnet, mène un combat acharné pour les droits sociaux et civiques des travailleurs exploités dans le milieu agricole du Sud de l’Italie. Dans des ghettos insalubres en périphérie de Matera, le cinéaste rencontre des émigrés africains sans-papiers vivant dans une situation déplorable, la mafia profitant de cette main-d’œuvre corvéable à merci pour des salaires de misère.
Un ordre nouveau
Sous le slogan #Jesus is back et un étendard, à l’image de celui du Che, aux airs révolutionnaires, Jésus-Yvan Sagnet prend la tête de la lutte. Dès lors, on assiste à la réalité des tensions sociales qui s’expriment par des manifestations, elles bien réelles. Milo Rau prend le parti d’intégrer au message du Nazaréen des préoccupations telles que l’exclusion, les migrations et les inégalités sociales.
Pourtant, l’Évangile selon Milo n’invente finalement rien. L’originalité réside dans la mise en perspective des textes de l’Évangile avec la réalité brute de Matera. Les chrétiens, trop habitués à l’image d’un Christ souffrant dégoulinant de bonté, ont peut-être oublié la virulence de certaines de ses paroles et la violence de ses colères. Il était aussi, d’une certaine manière, un contestataire de l’ordre établi. Toutefois, le réalisateur omet de mentionner dans son film les dernières paroles du Christ en croix: «Tout est accompli.» Au moment où Jésus meurt, tout est accompli mais tout reste encore à faire. Le monde a été ébranlé. Le voile du temple s’est déchiré de haut en bas ouvrant une brèche. Il a montré la voie, à l’image d’Yvan Sagnet. Maintenant les disciples restés aux pieds de la croix doivent inventer une route nouvelle, pour que ceux qui leur sont confiés vivent et qu’ils vivent mieux.
Extrait de l'entretien avec Milo Rau, réalisateur de Le nouvel Évangile, à paraître dans la prochaine édition n° 700 de la revue choisir.
Lucienne Bittar: Vous voyez Jésus à la fois comme un personnage incarné dans son temps et atemporel. Vous dites, et montrez avec votre film, que son message peut être adapté à toutes les époques et être compris par chacun et chacune.
Milo Rau: «Oui, l’Ancien Testament a une historicité très claire. Ses récits sont ancrés dans une civilisation rurale, encore tribale, tandis que le Nouveau Testament a cela de très contemporain que ses personnages sont individualisés. Jésus a amené une vision de l’humain plus individuelle, moins collective. En envahissant la Palestine, les Romains ont fait exploser les traditions. Il y a encore des prêtres pour tenter de les incarner, mais cela ne tient plus vraiment. Jésus est une figure qui apparait dans une collectivité qui a perdu ses traditions. Il invente une nouvelle solidarité très individualisée. Jésus se caractérise ainsi par les relations qu’il a avec les autres. Il adapte son langage à chacun. Il n’est pas monolithique. Il est dans le reflet de l’autre.
Pour adapter l’Évangile, j’ai dû bien sûr lire et relire les récits, et plus je le faisais, plus cela me frappait: les scènes qu’on y trouve peuvent être transplantées et adaptées tout à fait naturellement dans nos vies, en dehors du contexte historique de la Palestine de l’époque, sans que personne ne se rende compte qu’elles sont tirées de l’Évangile.»