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vendredi, 07 janvier 2022 09:48

Les invisibles dans la lumière

02 ouistrehamPrésenté au Festival de Cannes en 2021, le film Ouistreham, réalisé par Emmanuel Carrère, est l’adaptation du livre Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, dans lequel la journaliste raconte son immersion dans le quotidien d’agents d’entretien de cette ville de Normandie. Un film qui laisse un goût étrange, d’inachevé.

En salle en Suisse dès le 12 janvier 2022

Chasubles bleues, elles s’activent. Deux-cent trente chambres en une heure trente et «pas une seconde de plus». Quatre minutes par cabine, une minute trente par lit pour sept euros nonante-six de l’heure: le Smic. «Ici, c’est opération commando. Tu vas en chier», l’avait prévenue Nadège, la responsable d’équipe, dès les premiers instants de son engagement. La nouvelle recrue, c’est Marianne Winckler, incarnée à l’écran par Juliette Binoche. L’écrivaine a tout lâché à Paris, elle veut écrire un livre sur le monde du travail intérimaire et précaire. Le vivre de l’intérieur, au quotidien. Elle «veut rendre visible l’invisible».

L’écrivaine s’installe donc dans un studio à Caen en Normandie et se glisse dans la peau d’une femme sans formation ni expérience professionnelle à la recherche d’un emploi. Elle vit d’un petit pécule en attendant de décrocher un CDI (contrat à durée indéterminée). Sa conseillère à Pôle emploi voit en elle une carrière toute tracée d’«agente d’entretien» : postes impossibles à délocaliser et dont on aura toujours besoin. Elle décroche bientôt quelques heures de ménage dans un camping, puis à bord des ferries qui font la liaison entre Ouistreham et Portsmouth.

L’entraide pour tout surmonter

Confrontée à la fragilité économique, à l’invisibilité sociale et la dureté des conditions de travail, Marianne découvre le regard que le monde et la société portent sur ces «femmes de ménage». L’écrivaine plus habituée au confort ouaté de la vie parisienne doit encaisser les remarques désobligeantes de ceux qui considèrent ces invisibles comme quantité négligeable. «Ne cherchez pas à faire l’éducation de ceux qui en ont plus que vous», s’entend-elle dire lorsqu’on lui reproche, à tort, son travail mal fait. Ou encore le «Ah c’est vous la nouvelle ? Faudra vous fouler plus que l’autre», que lui lance en pleine face, sans bonjour, la protagoniste, tout en entrant dans la pièce fraîchement récurée avec ses chaussures pleines de boue.

03 ouistrehamMême en «mett[ant] les mains dans la merde» pour «torcher les chiottes» des autres, Marianne constate que l’entraide et la solidarité unit ces travailleuses de l’ombre. Elle se lie d’amitié avec ces femmes. Tout en entrant dans leurs vies, l’écrivaine s’enferme peu à peu dans un mensonge. Le costume dans lequel elle s’est glissée la serre, l’enserre. Pour ne pas se faire démasquer, la protagoniste joue un double-jeu. Au quotidien, elle est Marianne-sans formation-femme de ménage puis, loin des regards, elle devient l’écrivaine qui retranscrit les notes patiemment glanées sur le terrain. Une culpabilité grandit face à ses collègues qui lui font confiance. Le sentiment de trahison devient palpable.

Des « rôles » sur mesure

Plusieurs des acteurs choisis par Emmanuel Carrère ne jouent pas un rôle; issus des mêmes milieux précaires que Florence Aubenas décrit dans Le Quai de Ouistreham (2010), ils incarnent peu ou prou leur propre rôle dans le film. Ainsi certaines des femmes dont parle la journaliste dans son livre ont accepté de «jouer» dans le film. Un livre dont elle a eu, d’ailleurs, du mal à céder les droits d’adaptation, par peur que la relation qu’elle a eu avec les personnes rencontrées soit mal restituée. Réticente, elle l’accepte finalement en 2015 suite aux multiples sollicitations de Juliette Binoche.

Emmanuel Carrère a finalement construit un long métrage dans lequel il fait une grande place aux états âmes de sa protagoniste, inspirés du livre de Florence Aubenas. Une sorte de fiction de la réalité. Malgré tout, le film laisse un goût étrange, d’inachevé. Le réalisateur nous convie dans la vie de ces femmes. Nous fait toucher cette urgence de survivre. Puis tout s’achève… abruptement. «[Alors que] le ferry [lui] est toujours là pour toi, avec ses trois rotations et ses cadences infernales.»

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