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mardi, 19 avril 2022 09:56

Les ballons de la liberté

Voisins, un film de Mano Khalil © Frenetic FilmsMano Khalil reste critique, humain et mélancolique dans son nouveau film largement autobiographique, qui se déroule dans un petit village à la frontière turco-syrienne. Voisins a été présenté en première mondiale aux Journées de Soleure en janvier dernier et a ensuite été projeté au Festival du film de Locarno. Aujourd'hui, le réalisateur kurde fait partie intégrante de la scène culturelle suisse, mais il n'en a pas toujours été ainsi.
Sortie le 20 avril sur nos écrans.

Planqués derrière une dune, Sero et son oncle Aram observent la frontière turque délimitée par des barbelés. Ils lâchent trois ballons, aux couleurs du Kurdistan, presque aussitôt dézingués par les soldats en faction dans leur tour d’observation. Les deux compères rient. Le temps de l’insouciance ne durera pas. De ce même mirador, les soldats turcs abattront, aussi par jeu, sa mère. À six ans, Sero fera l’apprentissage de la violence et du chagrin.

Cette histoire d'enfant de Mano Khalil est celle de nombreux Syriens des années 1980. Juifs, Kurdes et Arabes vivent dans un petit village syrien à la frontière avec la Turquie. Ces «voisins» partagent les mêmes problématiques et se soutiennent mutuellement. Le progrès tarde à venir et les pylônes plantés il y a cinq ans ne sont toujours pas raccordés à l’électricité. Le petit Sero, lui, aspire à la télévision pour regarder des cartoons… Un nouvel enseignant arrive de la capitale, «dans ce village attardé pour [le] libérer de l’obscurantisme et du sous-développement», avec pour modèles Hafez el-Assad et Saddam Hussein. Pas plus éduqué que ceux qu’il veut enseigner, il ne sait vraisemblablement compter que jusqu’à… deux. Le professeur manie toutefois avec brio la propagande du régime et la trique. Commence alors pour Sero une formation à la haine des juifs, et un effacement de toute culture kurde et en particulier de sa propre langue. Mais les enseignements de ce zélote du parti Baas restent obscurs pour le petit garçon de six ans, qui ne comprend pas ce que l’« mpérial-itsme et le sioni-itsme» du camarade professeur signifient.

Voisins, un film de Mano Khali © Frenetic Films

Le film raconte la situation du Kurdistan, un territoire qui s’étend sur l’Iran, l’Irak, la Turquie et la Syrie, du point de vue de Sero, un écolier kurde. Voisins dépeint les routines quotidiennes du village en exposant subtilement les effets cruels de la propagande du régime. On voit par exemple ce nouveau maître d’école enseigner à la classe de Sero comment se comporter en présence de juifs. Les gamins doivent jouer «une pièce de théâtre» dans laquelle chaque élève représente un pays de la grande Panarabie. Ils se tiennent en cercle, avec pour centre une sorte d’épouvantail. Le professeur leur tend un couteau et, à tour de rôle, ils doivent poignarder cette représentation d’Israël le plus brutalement possible. Sero, choqué, ne sait plus que penser, car ses propres voisins sont juifs et par ailleurs très gentils avec lui.

Des milliers de ballons aux couleurs du Kurdistan criblent le ciel de taches colorées. La mère de Sero est au centre de cette effusion de couleurs. Il rêve, endormi, la tête brinquebalante au-dessus de son pupitre. Assommé par la fatigue, le chagrin, la violence et la bêtise humaine. Voix-off: «À cette époque, les fondations de mon petit monde ont été ébranlées.» Le camarade professeur sort en trombe, il pleut. La peinture de «l’éternel dirigeant», qu’il a fait réaliser par un artiste du coin, coule. À côté, le palmier qu’il a tenu à planter, symbole de la Panarabie rêvée, fait grise mine. Il n’a pas résisté aux frimas de l’hiver kurde. Le grand-père de Sero l’avait prévenu, sans son ennemi il n’est plus rien.



Sans nom ni passé

En tant que réalisateur kurde, Mano Khalil s'intéresse aux préoccupations des Kurdes en général, et pas seulement en Syrie. Il a déjà abordé leur situation difficile dans son premier film, Where God Sleeps, tourné en secret en Syrie. Le film a remporté le prix Cinema for Peace Awards au Festival du film de Berlin en 2017. Alors que Sero demandait à son grand-père «combien de temps restera encore cette frontière», le réalisateur soulignait, lors d’une interview octroyée à Swissinfo, que «la situation en Syrie avant le déclenchement du soulèvement en 2011 n'était pas très différente de celle des années 1980. Ce régime répandait déjà la haine et opprimait la population sans distinction de religion et d'ethnie».

Pour sa critique virulente du régime, Mano Khalil fut déclaré traître et séparatiste dans les années 1990. Peu d’options, si ce n’est celle de fuir, s’offraient à lui. Il demanda l'asile en Suisse en 1996. Un pays dans lequel il pourrait jouir de sa liberté et réaliser ses rêves, pensait-il. Mais ni ses études de droit et d'histoire, ni son travail de cinéaste n'ont eu de valeur aux yeux des autorités helvétiques. Il a dû passer deux ans dans un centre d'asile. D’ailleurs, il a souligné à plusieurs reprises que «dans ce centre d'asile, il n'était qu'un numéro parmi d’autres», sans nom, ni passé.

Triumph of Iron, de Mano Khalil © Frame filmMalgré ces deux années difficiles, Mano Khalil n’a pas abandonné sa passion pour la réalisation. Caméra au poing, il tourne son premier court métrage au sein du centre d’asile avec une caméra empruntée. Ce sera Triumph of Iron (1999). Ce film multilingue a été présenté au Festival du film de Soleure et nominé pour le prix du Meilleur court métrage. Soudainement, le réfugié kurde a acquis un statut et un nom.

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