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lundi, 08 mars 2021 16:37

Grain, la particule humaine

Grain particuleDépression verte, burn-out biologique, solastalgie ou éco-anxiété… ces expressions sont de plus en plus utilisées pour désigner la nouvelle souffrance psychologique due au déferlement des mauvaises nouvelles sur l’état de notre planète. Ne serait-ce pas là aussi le reflet d’un profond désarroi spirituel ? Grain, la particule humaine du cinéaste turc Semih Kaplanoglu tente d’amener une réponse aux questions des chantres de la «collapsologie», un courant de pensée qui étudie les risques d’un effondrement de la civilisation industrielle.

À VOIR OU À REVOIR dans le cadre d’Itinérances, l’édition 2021 des Rendez-vous cinéma de l’ECR, vendredi 7 mai 2021, aux cinémas du Grütli (Genève), à 20h.
À l’issue de la projection, un débat avec Alexandre Ahmadi, psychanalyste jungien et spécialiste de la mystique musulmane, sera animé par Emmanuel Tagnard

Journaliste à RTS religion, coproducteur de l’émission Faut pas croire, Emmanuel Tagnard est membre du comité cinéma de «Il est une foi–Les Rendez-vous cinéma de l’ECR». Il est l’auteur notamment de Via Jacobi. Sur le chemin suisse de Compostelle (2020, Saint-Augustin).

«Science sans conscience n’est que ruine de l’âme», rappelait déjà Rabelais. Changements climatiques, dérives des manipulations transgéniques, extinction progressive du vivant, déplacements de populations… Pour le réalisateur Semih Kaplanoglu[1], tous les signaux sont au rouge. En 2017, il tirait la sonnette d’alarme à travers une fresque de science-fiction minimaliste à laquelle les images en noir et blanc confèrent un charme un peu désuet. Le film impose une esthétique et un rythme proches des œuvres du cinéaste russe Andreï Tarkovski. Les premiers plans rappellent les décors urbains de Solaris; les personnages évoluent ensuite dans une mystérieuse zone désertique, un peu à la manière de Stalker.

Le docteur Erol Erin (Jean-Marc Barr), généticien spécialiste des semences, se lance à la recherche de graines originelles, depuis longtemps remplacées par des organismes génétiquement modifiés qui périclitent pour des raisons inconnues, incapables de pallier une sécheresse extrême. Face au chaos social, le scientifique s’aventure dans les dangereuses Terres mortes pour y rencontrer Cemil Akman (Ermin Bravo), un autre chercheur qui avait prévu le phénomène avant de rompre tout contact avec la société. Lui seul peut l’aider à trouver une solution pour sauver la planète de la famine.

Le périple intime et existentiel du héros rejoint un questionnement plus global sur l’environnement et la spiritualité. Le dépouillement du désert transforme progressivement les deux scientifiques en anachorètes traquant les derniers germes de vie sur une planète à bout de souffle. Une mosquée désaffectée protège un bout de terre encore fertile. Fragiles et humbles au contact d’un humus aussi précieux que régénérateur, les deux hommes renouent ainsi avec une spiritualité enfouie comme un trésor caché. L’itinérance se transforme en initiation.

La production du film s’est étalée sur cinq ans et a commencé par la recherche des décors, des lieux géographiques et climatiques très différents. Le réalisateur a choisi de tourner en 35 mm et de filmer en noir et blanc. Au début du film, la ville est une combinaison de Detroit aux États-Unis, de Cologne, Düsseldorf, Essen, Dortmund en Allemagne et de Konya en Anatolie. Les scènes dans les Terres mortes se déroulent dans de splendides espaces désertiques d’Anatolie centrale. Des décors naturels qui semblent parfois bien plus présents que les humains de passage dans un monde à l’agonie.

Un universalisme spirituel

Le film puise son inspiration dans le Coran. Pour Semih Kaplanoglu, l’un des plus poignants voyages intérieurs est relaté dans la sourate 18 (v. 58-82) intitulée Al-Kahf (la caverne). Différentes interprétations de cette parabole existent. Le réalisateur turc s’est rattaché à la tradition soufie et au commentaire d’Ibn Arabi. Il s’agit de la quête éprouvante de Moïse (Moussa), présenté non pas comme un prophète mais comme un être en recherche de vérité absolue. Alors qu’il pensait tout savoir, une révélation lui apprend que quelqu’un en sait encore plus. Moïse désire rencontrer cet énigmatique «serviteur de Dieu».

Selon la tradition islamique, il s’agit d’Al-Khidr, un personnage devenu immortel et appelé Le verdoyant. Habillé de vert, il rend, par sa seule présence, la nature verdoyante. Il est vu tantôt comme un prophète, tantôt comme un saint. Il est parfois identifié à Elie. En présence de Moïse, ce « serviteur de Dieu » accomplit d’étranges actions, apparemment répréhensibles, transposées dans le film tout au long de l’itinérance des protagonistes en Terres mortes. À la fin de la sourate, Al-Khidr donne a posteriori les raisons de ses actes à Moïse, avant de se séparer de lui. Il déclare avoir agi selon la volonté divine.

Grain, la particule humaine est une œuvre intense et méditative, dont le souffle mystique s’étend au-delà d’une religion particulière. Le film apporte une pierre pertinente à l’édifice des réflexions spirituelles concernant notre devenir écologique: le besoin d’un retour au naturel pour reconquérir le vivant et, surtout, la nécessité d’un voyage intérieur pour sauver l’extérieur.

Semih Kaplanoglu le souligne dans son dossier de presse: «Toutes les difficultés qu’un individu peut ressentir à l’intérieur de lui-même sont transfigurées en phénomènes extérieurs dans le film: la sécheresse, la faim, les guerres, les réfugiés, les modifications génétiques.» Alors que certains scientifiques recherchent «la particule de Dieu» dans les accélérateurs du CERN, le réalisateur turc nous invite à identifier  la particule humaine au plus profond de nous-même. Ainsi son film peut-il être envisagé comme une quête du plus petit dénominateur commun spirituel pour sauvegarder notre Terre nourricière.

[1] Semih Kaplanoglu est l’auteur de la trilogie Œuf (2007), Lait (2008) et Miel (2010). Cf. Guy.-Th. Bedouelle, «Père et fils», in choisir n° 612, décembre 2010.

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