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mercredi, 04 juin 2014 17:29

Le Petit Prince. L'univers paradoxal de l'Enfant

Classique de la littérature jeunesse, lu et relu par des générations de parents, « Le Petit Prince » plonge son lecteur dans un univers de rêve et de magie. En nous dévoilant les mystères de l'enfance, il contribue à donner une vision plus essentielle de notre âme et nous rappelle, à la veille de Noël, qu'« on ne voit bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les yeux ».

On a coutume de voir dans les livres de contes une littérature pour enfants. On n'en commet pas moins une erreur car les plus grands auteurs du genre n'ont jamais considéré qu'ils écrivaient pour ce public.
Lorsque Saint-Exupéry décide d'écrire Le Petit Prince[1], nous sommes en 1942. L'écrivain a le sentiment de vivre dans un monde chaotique, situation qui l'amène à s'interroger sur le sens de la vie. Ainsi Le Petit Prince n'est pas une oeuvre pour enfants, du moins pas uniquement. Il appartient au conte philosophique, un genre qui a obtenu ses lettres de noblesse en France avec Voltaire et Fontenelle. Il nous plonge dans l'univers mystérieux de l'enfance et nous interroge sur les rapports réciproques maintenus entre celui-ci et le monde des adultes.

Mythes et symboles
Contrairement à bien des contes, Le Petit Prince dévoile sa magie dans un univers bien réel. L'oeuvre de Saint- Exupéry part d'un monde connu, celui du désert dans lequel il a souvent évolué en tant qu'aviateur. Espace désolé, immense, vide, intemporel, sans repères, à l'écart des hommes. Un tel environnement est propice à l'apparition de phénomènes et d'êtres étranges. Saint-Exupéry en tire les éléments de son récit, donnant à celui-ci toute sa crédibilité.
L'écrivain a bâti ici une oeuvre d'une grande poésie, laquelle, réunie à son caractère philosophique, fait du Petit Prince un livre remarquable. Sa vision est celle d'un univers magique où tout (fleurs, plantes, animaux) a une âme, à l'image de la philosophie de Bouddha ou de saint François d'Assise. La poésie est aussi la beauté, et celle-ci est partout présente. C'est d'abord celle du petit prince qui, avec ses cheveux d'or, a un grand charme. Tout est beau, y compris les serpents.
Apparaît aussi le sens du symbolique, la manière la plus simple de s'exprimer pour Saint-Exupéry, dont l'oeuvre repose sur un grand nombre de symboles. Par son caractère unificateur et totalisant, le symbole frappe naturellement les esprits. Le Petit Prince parle ainsi des baobabs qui menacent sa planète, et contre lesquels il faut lutter quand ils sont petits. Le sens est évident ; nous avons tous nos défauts et il faut les combattre non quand ils sont devenus invétérés, mais tant qu'ils sont insignifiants.

Les valeurs de l'enfance
Dans son Petit Prince, Saint-Exupéry rappelle les valeurs de l'enfance. La première est la curiosité. L'enfant intelligent est celui qui questionne. La curiosité est la racine de l'esprit philosophique, soit de l'esprit d'étonnement, incarné par ce petit prince qui a la faculté de poser tant de questions.
Une autre valeur est l'imagination, laquelle double le réel d'un monde fabuleux. Elle se confirme lorsque le petit prince demande à l'aviateur de lui dessiner un mouton. Comme il n'est jamais content de ses croquis, l'aviateur, agacé, finit par dessiner une boîte censée renfermer l'animal. Le petit prince est ravi car on a laissé son imagination se développer.
Et puis, il y a le don du coeur. Le petit prince a peur de faire de la peine à l'aviateur ; il n'aime pas qu'on ait du chagrin. Certes, le petit bonhomme a aussi des défauts du coeur, notamment la colère, mais s'il était parfait, il nous toucherait sans doute moins.
L'imagination et le coeur créent les mystérieuses tristesses de l'enfant, lequel est heurté plus souvent qu'on ne le pense, soit parce que l'on a manqué de délicatesse envers lui, soit du fait de son imagination. Une simple rêverie peut lui faire de la peine. A contrario, lorsqu'il est triste, la beauté d'un coucher de soleil suffit à le consoler. Avec raison, Kierkegaard mettait le stade esthétique au-dessus du stade de la morale, car celui qui n'est pas sensible au premier ne le sera pas au second.
Les valeurs authentiques de l'enfance s'opposent, dans l'oeuvre de Saint- Exupéry, aux fausses valeurs de l'adulte, l'enfant jugeant durement ce dernier. Ainsi, chaque planète visitée par le petit prince est habitée par un personnage particulier, représentatif d'un travers de l'âme humaine.
La première planète est occupée par un roi, le symbole du pouvoir auquel on sacrifie tout. La deuxième, par un vaniteux, image de l'orgueil futile, du désir de paraître. La troisième planète est habitée par un ivrogne, personnification de toutes les drogues, sous toutes leurs formes. La quatrième, par un businessman, un être avide et avare qui veut mettre les étoiles à la banque. Le petit prince lui fait comprendre que sa possession est illusoire, car pour posséder une chose il faut s'en servir. La cinquième planète est occupée par un géographe, attaché simplement au savoir mais qu'il défigure par l'abstraction : un intellectuel qui refuse de relever les roses sur son livre, car trop éphémères.
La dernière planète est habitée par un allumeur de réverbère. A l'inverse des précédents, cet adulte échappe à la critique de Saint-Exupéry : il pense à autre chose qu'à lui-même et son travail a un sens.
Cette critique adressée par l'auteur au monde adulte apparaît récurrente tout au long de son oeuvre. Ainsi évoque-t-il, au début de son récit, un savant turc qui a découvert l'astéroïde du petit prince. Or personne ne l'a écouté car il était habillé en Turc, une anecdote qui n'est pas sans rappeler les Lettres persanes de Montesquieu, lesquelles présentent un Persan que personne ne prend au sérieux à Paris car il est habillé en Persan. Saint-Exupéry critique là le monde des apparences - les adultes qui jugent leurs semblables sur la mise et sur la mine - ainsi que celui des chiffres - dans lequel les gens n'apprécient les choses que parce qu'elles sont chères. « Ce n'est pas un homme, c'est un champignon ! », dit le petit prince à propos d'un adulte uniquement intéressé par ses additions.

Les valeurs des adultes
Si le petit prince juge durement les grandes personnes, il n'en a pas moins un défaut : il le fait subjectivement, sans sortir de son point de vue personnel. La fleur rencontrée dans le désert représente ce problème : elle affirme qu'il n'existe que six ou sept hommes sur la terre (les nomades qu'elle a entrevus) et qu'ils sont sans racines.
En face de ce travers, se présentent les principes que les adultes cherchent à inculquer aux enfants. Tout d'abord, reconnaître la valeur de la tradition et du passé. Ce sont les générations passées qui ont permis à notre monde d'être ce qu'il est. Et si aujourd'hui nous trouvons tant d'angoisses dans celui-ci, c'est parce qu'il va trop vite. Aussi est-il nécessaire de donner à l'enfant les valeurs traditionnelles qui le sécuriseront. Tel est le point de vue du renard.
Il explique au petit prince qu'il devra chaque jour revenir à la même heure. « Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l'après-midi, dès trois heures je commencerai d'être heureux (...) Mais si tu viens n'importe quand, je ne saurai jamais à quelle heure m'habiller le coeur... Il faut des rites. » Ces derniers permettent de se sentir en sécurité.
Ensuite, il est important de retrouver le sens du travail. Tout se paye et l'on ne jouit que de ce que l'on a obtenu par un effort. Saint-Exupéry a bien exprimé cette idée avec le mythe du puits : on n'apprécie l'eau que parce qu'on a fait l'effort de marcher vers elle, ce qui nous donne alors la joie. Cependant le travail n'est sain qu'à la condition de laisser à l'homme le loisir de respirer.
Enfin, les valeurs les plus essentielles que l'on doit apporter au petit prince relèvent des relations humaines. Toute l'oeuvre de Saint-Exupéry est une invitation à mieux connaître et comprendre la nature de l'autre. Une leçon qui commence par soi-même. Le roi dit au petit prince : « Il est bien plus difficile de se juger soi-même que de juger autrui. Si tu réussis à bien te juger, c'est que tu es un véritable sage. »

L'amitié...
Le petit prince s'initie aussi à l'amitié et à l'amour. Il est aisé de trouver de la complicité ou de l'intérêt, mais l'on rencontre rarement l'amitié, cet « art de créer des liens ». Quand l'ami a été trouvé, il devient un être unique. Mais l'amitié n'est pas gratuite et demande temps et patience, raison pour laquelle le renard demande au petit prince de revenir souvent. « Si tu veux un ami, apprivoise-moi », lui dit-il.
Le petit prince devra d'abord se tenir loin du renard, puis, le lendemain, il s'approchera plus près et le surlendemain encore plus près. Dans cette entreprise, le silence est nécessaire. Et le prix à payer, est la souffrance : avoir des amis, c'est souffrir avec eux, pour eux et par eux. On comprend alors la beauté du monde. Le renard dit au petit prince que quand celui-ci partira, il pleurera, mais qu'il aura pour réconfort les blés mûrs qui lui rappelleront la couleur de ses cheveux. De la même manière, l'aviateur se lamente parce que l'enfant s'en va, mais celui-ci lui dit que les étoiles lui rappelleront leur amitié.

...et l'amour
A côté de l'amitié se trouve l'amour, celui que découvre le petit prince par l'intermédiaire de la rose. Leur rapport prend là un caractère complexe. La rose est orgueilleuse et ne veut pas montrer qu'elle souffre. Le petit prince lui pardonne ses pauvres ruses, car elle est fragile. L'amour ne consiste pas à recevoir mais à donner. Ainsi le renard lui dit : « C'est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante. » Les cinq mille roses rencontrées par le petit prince sur la terre n'ont aucune importance pour lui. « On ne peut pas mourir pour vous », leur dit-il. Il en va autrement de sa rose, envers qui il se sent responsable.
Ces grandes leçons que l'homme doit donner à l'enfant sont les grandes valeurs de la philosophie, celles qui permettent de mieux vivre et ensuite d'aller courageusement à la mort. Le petit prince appréhende la fin, représentée par un serpent. Il a peur, il en est conscient, mais il domine sa peur.

Renouveau
Saint-Exupéry a fait du serpent un symbole du renouveau. Dans son récit, l'animal ne représente pas le mal mais la puissance, celle qu'il exprime quand il dit au petit prince : « Je puis t'emporter plus loin qu'un navire. » Une manière de montrer la mort comme une amie. Le serpent apporte aussi l'espérance, celle que la mort n'est pas une fin. Celle du petit prince est une grande leçon d'espoir : ce qu'il n'a pu trouver sur Terre, il le trouvera peut-être au-delà, ainsi que le lui fait entendre le serpent quand il dit : « Je résous toutes les questions. »
« Heureux ceux qui croient sans preuves », a dit le Christ. Ce n'est cependant qu'une espérance, non une certitude, et pour cette raison l'aviateur médite. Le Petit Prince incite à s'interroger sur la nature réelle de l'âme humaine. On est parvenu à assumer celle-ci si l'on a su garder notre âme d'enfant. « Si vous ne retournez à l'état des enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux » (Mt 18,3).

[1] • Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, Paris, Gallimard, 98 p.

 

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