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jeudi, 03 juillet 2014 15:04

To be or not to be. Albert Camus (1913-1960)

Albert Camus fait partie avec Jean-Paul Sartre de la génération des hommes sans Dieu ou des hommes de la mort ou du meurtre de Dieu de l'immédiat après-guerre. En ce temps-là les mots de Dieu, de métaphysique, d'athéisme et même d'humanisme étaient encore chargés de dynamite et de mystère. Ils n'avaient pas été banalisés, vulgarisés, démonétisés et laminés par la langue journalistique et publicitaire qui a cours aujourd'hui. La société de consommation n'en était qu'à ses vagissements. L'homme avait encore les yeux levés vers le Ciel ou du moins se souvenait de les avoir eus.


Camus, Sartre, Drieu, Malraux avaient tous plus ou moins l'air de sortir des Possédés de Dostoïevski. Nietzsche, qui avec le grand Russe était un de leurs maîtres, était aussi lui-même, à bien y regarder, un personnage de Dostoïevski. Ces hommes se posaient la question de Barbey d'Aurevilly à Huysmans après avoir lu A Rebours : « Et maintenant il faut décider : les pieds de la Croix ou la balle de pistolet ? »
Drieu La Rochelle fut le seul de la bande à choisir la balle de pistolet, et ce pour des raisons qui n'étaient peut-être pas purement métaphysiques. Bernanos venait de mourir et l'on sait le parti qu'il avait pris - qu'il n'avait même pas eu à prendre, ayant le christianisme dans le sang. Malraux, lui, comptait sur le général de Gaulle pour relever la France. Sartre et Camus, prenant acte de l'inexistence, de la disparition ou de la mort de Dieu, tentèrent de construire une morale ou du moins un humanisme athée. (On n'avait pas encore inventé la religion des droits de l'homme et de la laïcité.) Entreprise que Dostoïevski avait déclarée vouée à l'échec quand il fit proférer à l'un de ses personnages cette parole prophétique : « Si Dieu est mort tout est permis. » L'humanité nouvelle le prit au mot et inventa la société permissive.
Nous découvrons aujourd'hui avec horreur que l'auteur des Possédés ne nous avait pas trompés. Camus mourut à 47 ans. On peut penser qu'il n'avait peut-être pas dit son dernier mot. Sartre, lui, s'entêta dans son parti pris et continua comme un déchaîné d'enfoncer des clous dans le cercueil où il avait caché le cadavre de Dieu : si d'aventure son fantôme allait sortir de son tombeau et revenir nous faire la loi et la morale ! Mais il n'écrivit jamais son traité de morale athée, son décalogue humaniste ou humanitaire. Aujourd'hui qui aurait le toupet de dire à ses frères de chaîne : « Tu feras ceci, tu ne feras pas cela ! » La morale est encore plus mal cotée que la religion, qui peut toujours sentimentaliser et tirer vers le mysticisme le plus flou et le plus accommodant.

Le suicide philosophique
Camus écrivit à la première ligne du Mythe de Sisyphe cette phrase que Pascal aurait pu signer : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux, c'est le suicide. » Si, en effet, la vie est vaine, mauvaise, absurde, si exister est un mal, et si vivre, c'est faire le mal, il est à la fois stupide et lâche de la part de l'homme de la subir et d'attendre passivement que la mort vienne tôt ou tard y mettre fin. La dignité humaine doit refuser un jeu dont elle ne veut pas être dupe et en sortir par un acte volontaire.
Mais poser la question du sens de la vie, c'est poser du même coup la question de l'existence de Dieu. Or celle-ci ne peut se trancher que par un acte de foi aveugle et inconditionnel, tel que celui que Pascal et Kierkegaard ont conçu. Et comment mettre fin à ses jours, même si la raison nous dit que tout est vain, quand la vie, la gloire, les plaisirs, la jeunesse et les femmes nous sourient ? Devons-nous reprocher à Camus d'avoir cédé à ces sirènes et d'avoir ajourné sine die la terrible, l'épouvantable question du sens de la vie qui hantait tellement Hamlet et les personnages de Dostoïevski ? Camus aimait trop le bonheur, c'est-à-dire les femmes, pour accomplir le suicide philosophique vers lequel son intelligence était attirée.
Pascal, pour sa part, ne s'était pas laissé distraire par les femmes, la gloire, la connaissance et le bonheur terrestre ; il avait trouvé Jésus-Christ après l'avoir cherché. Et on sait quelle fin choisit Rancé après avoir vu le cadavre de sa maîtresse : la vie cloîtrée, c'est-à-dire la vie divorcée des plaisirs empestés du monde, cette vie monastique que certains esprits philosophiques facétieux du XVIIIe siècle appelaient le suicide chrétien. Plus près de nous, Cioran passa son existence entière à écrire sur tous les tons que la vie ne valait pas d'être vécue. Il la vécut tout de même. Sans doute avait-il pris goût à son malheur comme le Sisyphe de Camus et prenait-il plaisir à tenter d'en convaincre ses frères de bagne que nous sommes. Peut-être faut-il imaginer Cioran heureux.
Dieu n'étant plus là pour donner un sens à la vie, Camus aurait pu sombrer dans la folie ou se suicider comme tant d'autres l'ont fait. Il préféra continuer d'exister et de subir cette vie qui lui était infligée (comme à nous tous). Il ne songea même pas à construire la société socialiste du Bonheur. Celle d'un monde forcément meilleur que tous ceux qui l'avaient précédé, d'un monde affranchi du mal, du malheur, de la souffrance, et qui sait, de la mort elle-même !

Affronter l'absurdité
Cette question du sens de la vie a quelque chose d'un petit peu vieillot aujourd'hui quand on laisse traîner ses yeux sur un journal ou sur un écran de télévision. La société scientifique de consommation de masse a dans sa pharmacie le remède à tous nos bobos. De quel autre paradis pourrions-nous avoir besoin ? Pourrions-nous même encore avoir des besoins ? Mais revenons à Albert Camus, qui était loin d'imaginer le bagne ludique dans lequel nous nous ébrouons, conséquence de cet humanisme sans Dieu. Je parle du Dieu chrétien, le seul avec lequel les intellectuels d'après-guerre avaient à en découdre.
Il n'y a pas d'espoir - d'espoir surnaturel - dans le monde de Camus, qui est celui d'une vie close. Clôture dont les murs qui entourent la ville frappée par la peste sont le symbole. « Etre privé d'espoir, ce n'est pas désespérer », dit Camus en jouant quand même un petit peu sur les mots. « Les flammes de la Terre valent les parfums du Ciel. » Qu'en sait-il ? D'où lui vient une telle assurance ? Nous a-t-il prouvé l'inexistence de Dieu ? C'est pourtant la conclusion du Mythe de Sisyphe. Ce qui sauve l'homme d'un bonheur médiocre et brutal, c'est, nous dit-il, l'absence de Dieu et l'absurdité du monde. C'est là que Sisyphe trouve sa grandeur.
Voilà qui peut sembler étrange. Ce que Camus laisse entendre, c'est que les dieux sont mauvais et que l'homme vaut mieux qu'eux, même si les dieux l'ont condamné à mort. « En dehors de l'unique fatalité de la mort, écrit Ca - mus, tout, joie et bonheur, est liberté. » C'est, nous dit Camus, par rapport à ce rêve chimérique de vie éternelle que l'homme souffre de sa condition mortelle. Faisons-lui oublier ce rêve et il sera heureux.
Mais dire cela n'est-ce pas faire revenir les dieux sur la scène ? Des dieux mauvais (au dire de l'homme) mais des dieux tout de même, des dieux qui ont créé l'homme et façonné son destin. Où est donc la liberté de l'homme ? Elle ne peut résider que dans le fait de leur dire non. Mais le bonheur que l'homme goûtera sur Terre, n'est-ce pas encore eux qui le lui ont aménagé ? Et sa révolte même, gage de sa soi-disant liberté, est encore un cadeau de ces dieux haïssables. Homère faisait moins d'embarras quand il disait : « Les dieux envoient des malheurs aux hommes afin que les poètes chantent les héros. »

La voix de Caligula
Cependant, comme s'il n'est pas absolument sûr du bonheur de Sisyphe, Camus ajoute par la voix de Caligula : « Le monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable, j'ai donc besoin de la lune ou du bonheur ou de l'immortalité, de quelque chose donc qui soit dément, peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde. » Anywhere out of this world, disait déjà Baudelaire.
Alors Sisyphe ou Caligula ? A qui Camus donne-t-il raison ? L'homme révolté qui s'accommode de l'« absurdité » du monde est-il encore un révolté ? Si Camus oppose à la morale chimérique du salut une morale du bonheur, il est tenu de nous dire ce qu'il entend par bonheur. S'agit-il d'un bonheur individuel, tel que l'entendait Stendhal, bonheur tout « égotiste » et qui, pour le coup, prend congé du monde et de l'humanité ? S'agit-il du bonheur collectif tel que les communistes l'avaient imaginé ?
Le bonheur de Camus reste à ses yeux une entreprise de salut limitée, la limite étant tracée par une sagesse qui se veut réaliste. Sagesse toute modeste, qui s'appuie sur des « Il faut essayer », des « C'est tout ce que l'on peut faire » qui pouvaient bien faire sourire le réalisme cyniquement matérialiste de Sartre.
Au lecteur de choisir entre le métaphysicien révolté du début et l'hédoniste pacifié, prix Nobel de littérature.

 

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