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jeudi, 08 mai 2014 11:15

Virgile. Le père de l'Occident

Virgile, L'Enéide, traduit par Paul Veyne,Paris, Albin Michel 2012, 480 p.

La tragédie antique nous montre la guerre entre les dieux et les hommes, guerre qui n'existe pas chez Homère, et qui n'est déclarée que lorsque les hommes, devenus philosophes et ayant cessé d'être des guerriers, se regimbent contre les dieux, leur caprice et leur arbitraire, et entreprennent de moraliser le Ciel.


Or c'était précisément cette opposition, cette guerre, qui donnait vie à toutes choses, aux hommes comme aux dieux. Le monothéisme a substitué au fatum grec la notion de Providence, à laquelle il a donné un caractère presque idéologique. Cela se remarque déjà chez Virgile, où Enée est prédestiné à fonder la cité élue, Rome, à qui les dieux ont réservé le gouvernement du monde. Rome et non Carthage, alors que dans l'esprit du poète grec Homère, la Grèce n'a aucune prédominance sur Troie, les dieux se partageant équitablement entre les deux camps et ayant des enfants dans chaque armée. Ils donnent la victoire aux Grecs ; ils auraient pu la donner aussi bien aux Troyens.
Car l'Iliade n'est pas le panégyrique d'Achille (alors que l'Enéide fait l'éloge d'Enée). Elle est même la satire plutôt que l'apologie de la Grèce : Achille et la plupart des autres héros grecs ont plus de vices que de vertus. D'ailleurs le coeur d'Homère penche plutôt pour les vaincus. C'est ce qui, aux yeux de certains, fait la supériorité de l'Iliade sur l'Enéide, poème idéologiquement orienté. Car Virgile, sur l'ordre ou à l'instigation d'Auguste, s'est fait le panégyriste de Rome et de sa grandeur. Les beaux et nobles personnages sont presque tous troyens : Hector, Andromaque, Priam, Cassandre, etc.
Les dieux de Virgile ne sont donc plus ceux d'Homère, ceux dont il disait qu'ils envoient des malheurs aux hommes afin que les poètes chantent les héros. La Grèce elle-même avait du reste déjà évolué, les dieux de Platon n'étant eux non plus ceux d'Homère, ces dieux immortels qui combattent parmi les mortels, ces déesses qui fuient au fort de la bataille, emportant dans leurs bras un guerrier blessé, leur enfant ; ces dieux tantôt bons, tantôt méchants, tantôt favorables, tantôt défavorables aux humains, obéissant à leur caprice et soumis au fatum.
D'aucuns voient un progrès dans leur disparition. Une page est tournée. Les dieux deviennent philosophes. Ils collaborent avec les hommes à l'édification de la Cité universelle du bien. Une providence conduit désormais les destins des hommes et des nations sur une seule voie. Rome devient le peuple élu, élection lourde de conséquences et porteuse de l'histoire à venir. Cette histoire, qui est à peine née chez Homère, prend une direction. Histoire et direction sont d'ailleurs synonymes.
Mais une vision providentialiste de l'histoire est forcément une vision idéologique, car l'histoire ne commence qu'à partir du monde où l'humanité, s'émancipant de la tutelle des dieux, marche vers le Bien que certains identifient à Dieu. Cette marche (il n'y en a pas d'autre) travaille à l'édification d'un monde sans malheurs ; l'histoire a un sens, mais elle n'en a plus qu'un.
La vision moderne du monde, que Rome a pour mission d'incarner, sera donc nécessairement plus philosophique et moins poétique, donc moins tragique, que celle des vieux poètes et mythologues grecs. Car l'histoire se plie aux préjugés, aux modes et à l'esprit du temps.
Un peuple a-t-il voulu primer dans son pays comme les Athéniens ? se rendre uniquement guerrier comme les Spartiates ? conquérant comme les Romains ? maître de la mer et du commerce comme les Carthaginois ? L'histoire a trouvé juste et grand tout ce qu'il a entrepris pour satisfaire son ambition. Ses lois, sa politique, sa morale même, tout a été soumis à la raison d'Etat, qui est celle de sa conservation. Les forces nécessaires ou seulement utiles à sa grandeur, à sa puissance sont érigées en vertus. L'histoire ainsi que les nations conquérantes (et toutes le sont et sont amenées à l'être à un moment ou l'autre) semblent avoir pour règle d'équité le mot de Brennus : Vae victis (malheur aux vaincus).

La raison du constructeur
Le sujet de l'Enéide est relativement simple, encore que chargé de nombreux événements comme toute épopée se doit de l'être. Le voici tel que l'a résumé Pierre Grimal, l'éminent latiniste.
« C'est le récit de ce qui arriva à Enée, fils de Vénus et d'Anchise, depuis que la chute de Troie le contraignit à s'exiler, avec son père, son fils nommé Ascagne ou Iule et un groupe de compatriotes. Pendant quelques temps ils errent en Méditerranée orientale, avant de parvenir en Sicile, où Anchise meurt et reçoit les honneurs funèbres. A l'instigation de Junon, Eole soulève une violente tempête : la flotte troyenne est entraînée sur les côtes de la Libye. Mais Vénus vient en aide aux Troyens et Didon accueille Enée à Carthage. Entre Enée et la reine un amour commence ; elle veut le retenir et il y consentirait si les dieux ne lui rappelaient pas que sa mission est de donner une nouvelle patrie aux Troyens. Il part, laissant Didon désespérée, qui se suicide. Suit une escale en Campanie, à Cumes, où avec la Sybille il descend chez les Morts pour consulter l'âme de son père. Là, au fond du Tartare, il découvre en une vision, qui est comme un mythe platonicien, tout l'avenir de Rome, jusqu'à l'époque d'Auguste. Réconforté par l'espérance en ce grand destin, il reprend sa route et arrive à l'embouchure du Tibre, où il est accueilli favorablement par le vieux roi Latinus, mais doit faire face à l'hostilité d'une partie des habitants. Finalement la guerre s'engage et la victoire revient à Enée et à ses compagnons. » Rome est fondée. Elle descend de Troie. Elle vengera Troie, et après les guerres puniques elle anéantira Carthage, sa grande rivale. Le lecteur connaît la suite, du moins nous l'espérons.
Comme on le voit, Enée n'est pas seulement un guerrier comme Achille, un navigateur hardi et prudent comme Ulysse, mais c'est aussi un prêtre, un fondateur de peuple, un législateur. Ne le surnomme-t-on pas le pieux ? Il porte déjà en lui toute l'humanitas et toute la gravitas romaines. C'est un prince éminemment responsable. Et c'est peut-être la raison pour laquelle il fait pâle figure dans son rôle d'amant auprès de la reine Didon, qu'il abandonnera après l'avoir séduite pour aller fonder Rome. (De toute façon, dans l'Antiquité et jusqu'à des temps récents, l'amour est essentiellement la chose des femmes. Ce sont elles les grandes amoureuses : Médée, Phèdre, etc. L'homme a toujours mieux à faire que l'amour.)
Désespérée, Didon se suicide. Enée est investi par les dieux d'une mission à la - quelle il ne peut se soustraire. C'est la religion seule, autrement dit la Volonté divine, qui appelle Enée en Italie, alors que ce sont les devoirs d'un roi, d'un père et d'un époux qui rappellent Ulysse à Ithaque. Enée abandonne la folie amoureuse pour la raison du constructeur.
Ainsi Homère chante la destruction de Troie, la guerre, les dieux et les héros, et Virgile peint la fondation de Rome et célèbre l'équilibre de l'Empire dans la cité des hommes. Le polythéisme est en train de mourir et de donner naissance au monothéisme.

Un temps cyclique
Avec Homère, on est dans un temps statique ou circulaire. Rome et Virgile inaugurent le temps linéaire, providentiel, qui deviendra ensuite le temps hégélien et marxiste. Jacques Perret, auteur d'un Virgile dans la collection Ecrivains de Toujours, dit assez justement qu'après les dix ans que dura le siège de Troie et les autres dix ans que mit Ulysse pour retrouver sa patrie, il ne se passa pour ainsi dire rien dans l'ordre de l'histoire. Les dieux et les hommes sont les mêmes. C'est qu'Homère n'est pas dans l'ordre de l'histoire alors que Virgile s'y inscrit. Avec Virgile, les dieux ont choisi leur camp : celui du vainqueur. A moins que Rome ne soit victorieuse que parce qu'elle accomplit la volonté du ciel ?
Je reviens un moment (que le lecteur me pardonne ces allers et retours) sur cette idée de piété si chère aux anciens et si peu compréhensible aux modernes que nous sommes. Le pathétique des moeurs chez les Anciens consistait non pas dans les passions actives, cause le plus souvent de crimes et de malheurs, mais dans des affections qui rendaient le crime involontaire plus horrible pour celui qui l'avait commis et le malheur plus accablant. Ces sentiments sont ceux de l'humanité, de l'amitié, de la nature. Les Anciens en étaient remplis. Le nom de piété qu'ils donnaient, et par lequel Virgile définit Enée, exprime l'idée de sainteté qu'ils y avaient attachée. On ne lit pas sans émotion ce que disait l'un de leurs plus grands hommes, Epaminondas, que de toutes ses prospérités, celle qui lui avait donné la plus grande joie était d'avoir gagné la bataille de Leuctres du vivant de ses parents. L'héroïsme de l'amitié et de la piété filiale leur était familier. L'amour paternel et maternel n'était pas moins passionné.
Ecoutons Enée raconter à la reine Didon le sac de Troie et le carnage qui s'ensuivit : « Ainsi je m'emportais, lors - que dans la nuit sombre / Ma mère, dissipant la noire horreur de l'ombre / Jeune, brillante, enfin telle que dans les cieux / Des Immortels charmés elle éblouit les yeux, / Me retient, et me dit de sa bouche de rose : / "Mon fils, de ces fureurs, eh ! Quelle est donc la cause ? / Est-il temps d'écouter un aveugle courroux ? / Qu'as-tu fait des objets de nos soins les plus doux ? / Qu'as-tu fait de ton père, appesanti par l'âge, / D'une épouse, d'un fils, entourés de carnage, / Entourés d'ennemis, et qui sans mon secours, / Par la flamme ou le fer auraient fini leurs jours ? / Non, non, ce ne sont point ces objets de ta haine, / Non, ce n'est point Pâris ni l'odieuse Hélène, / C'est le courroux des dieux qui renverse nos murs." »
Restent trois écueils : comment comprendre l'Enéide ? comment la traduire ? et comment la lire ?

De l'importance des traductions
Il faut pour commencer retrouver le sens du merveilleux et du fabuleux qui habitait les Anciens, et pour cela il n'y a qu'une chose à faire, s'en imprégner en la lisant et en la relisant. C'est pourquoi l'étude du latin est essentielle, pour ceux du moins qui veulent savoir d'où ils viennent. Ce qui leur fera peut-être oublier un moment où ils vont. Le temps est-il d'ailleurs cyclique ou linéaire ? Ne faut-il pas revenir au cyclique pour comprendre les Anciens, ceux qui ont planté l'arbre dont nous sommes les ultimes rameaux ?
Deuxièmement : comment traduire Virgile ? La langue latine est plus ramassée que la nôtre, qui est pourtant sa fille. Elle a peu d'articles, peu d'auxiliaires. Elle dit les mêmes choses avec moins de mots et dispose d'une syntaxe où les mots sont arrangés avec une liberté qui nous est refusée. Il est clair que la licence dont jouissent les mots dans la langue latine, et à laquelle le français est singulièrement opposé, est favorable au jeu de la versification qui intéresse autant l'oreille que l'esprit. Le traducteur français, même à supposer qu'il soit poète, fait ce qu'il peut dans les très étroites bornes de notre syntaxe.
Comparons trois traductions entre elles, parmi des dizaines, du début du quatrième livre : celle de l'abbé Delille, celle de Pierre Klossowski et celle du dernier traducteur en date de l'Enéide, Paul Veyne. L'abbé Delille le traduit en alexandrins : « La reine cependant, at teinte au fond du coeur, / Nourrit d'un feu secret la dévorante ardeur. / Les vertus du héros, l'éclat de sa naissance / Les combats, les écueils qu'affronta sa vaillance, / La beauté de ses traits, ses exploits glorieux / Sont gravés dans son âme, et présents à ses yeux. »
Voici la version Klossowski : « Mais la reine, blessée déjà d'un pénétrant souci, / une plaie nourrit de ses veines, et la dévore un aveugle feu / la puissante vertu de l'homme ! Et dans l'esprit lui vient et revient prestigieuse / la gloire de sa race ; se gravent ineffaçables dans son coeur / le visage, les paroles du héros ; et n'accorde à ses membres le souci nul placide repos. »
Enfin la version Veyne : « La reine, elle, n'était que depuis trop longtemps en proie à un profond tourment. Elle nourrit cette plaie du sang de ses veines et se consume d'un feu caché. Cent fois la vaillance de ce guerrier, cent fois sa noble ascendance lui reviennent à l'esprit, ses traits et ses paroles lui restent plantés au coeur et ce tourment n'accorde pas à son corps de sommeil paisible. »
Nous avons pour notre part une préférence pour la traduction de Jacques Delille, qui plus qu'un traducteur est un poète.
Et maintenant, comment lire l'Enéide ? L'idéal serait de la déclamer à haute voix, avec les accentuations de Virgile lisant son oeuvre à la cour d'Auguste. Un acteur sachant son métier et aimant Virgile pourrait s'en charger.

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