bandeau art philo
lundi, 26 septembre 2016 10:00

Svetlana Alexievitch : des profondeurs du cœur

gerard colombatL’automne arrive, et avec les attendus prix Nobel 2016. L’an passé, le prix littéraire a distingué pour la première fois une femme de langue russe, Svetlana Aleksandrovna Alexievich, pour son œuvre engagée et courageuse, qui part et parle des profondeurs du cœur. Et qui dénonce les mensonges de l’État soviétique.

« Si tu es blessé, ne crains pas de m’appeler. Appelle-moi, toute honte bue. Et moi, j’irai jusqu’à ta porte, même par des chemins semés d’épines. Je veux que personne, même pas Dieu lui-même, n’ajuste l’oreiller sous ta tête. » (Gabriela Mistral, Poemas del éxtasis, IX)
Svetlana Aleksandrovna Alexievitch raconte qu’elle était en train de repasser du linge lorsqu’elle reçut l’appel de l’Académie de Suède lui annonçant qu’elle était la lauréate du prix Nobel de littérature 2015. L’écrivain habite un petit appartement à Minsk, au bord d’un lac, logement qui changea d’aspect dans les jours qui suivirent ce fameux appel téléphonique.

Il se remplit de fleurs et de flashes de photographes, de journalistes et de divers diplomates en visites qui tenaient à la féliciter personnellement. Entourée de toute cette effervescence, la lauréate s’écria : «Quelle catastrophe !» A une journaliste qui lui demandait ce qu’elle allait faire des huit millions de couronnes suédoises (près de 950 000 francs suisses), elle répondit qu’avec son prix elle allait continuer à écrire et s’achèterait la liberté. «Je mets beaucoup de temps à écrire mes livres, entre cinq et dix ans.»

Un chant homérique
Svetlana Alexievitch a 68 ans, elle est née en Ukraine le 31 mai 1948, alors que Staline vivait encore et que la Russie actuelle faisait partie d’un territoire beaucoup plus étendu qui se nommait l’Union des républiques socialistes soviétiques. Elle était fille d’un militaire russe qui, après sa retraite de l’armée, s’en alla vivre avec sa famille dans sa Biélorussie natale. C’est là que Svetlana étudia le journalisme à l’Université de Minsk. Elle travailla pour des journaux près de la frontière polonaise et enseigna l’histoire et l’allemand, jusqu’au moment où elle choisit de se consacrer à des reportages, puis à la littérature.
Cette femme au visage serein et buriné, au regard pacifique et compatissant, s’est mise à parcourir la Russie pour écouter les êtres souffrants de sa terre, se chargeant de leurs douleurs et les recueillant, pour en faire des livres à propos des grands thèmes de la Russie de la deuxième moitié du XXe siècle. En annonçant le nom de la lauréate, Sara Danius, secrétaire de l’Académie suédoise, déclara que le prix lui était décerné «pour son écriture polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque», ajoutant : «Au cours des trente ou quarante ans écoulés, Svetlana Alexievitch s’est consacrée à décrire l’homme soviétique et postsoviétique, toutefois son œuvre n’est pas vraiment une histoire des événements, mais une histoire d'émotions; elle nous offre un monde d’émotions, une histoire de l’âme.»
Tous n’ont pas toujours pu exprimer ce qui se passe dans le monde des émotions, de l’âme humaine. Certains ne peuvent rien dire de ce qu’ils ont vécu dans un passé écrasant, dont les aspérités restent vives et qu’il a fallu taire pour différentes raisons : le machisme, la raison d’État, parce que personne ne veut écouter ou, tout simplement, parce qu’il en coûte de commencer. Mais le passé reste là, présent en celui qui l’a vécu, et il continue à le déchirer, le dénuder, à l’enfermer dans la solitude, la nostalgie, les gémissements, à étouffer la vie présente...
Svetlana Alexievitch a osé écouter son peuple, elle a osé prendre des notes, poser son enregistreur devant des centaines d’hommes et de femmes qui voulaient parler de la guerre, de l’innocence perdue, de la lumière étonnante et terrible du réacteur nucléaire, de la forêt réduite au silence, et de la totalité de la vie. L’État soviétique l’a censurée et accusée de trahir l’idéal communiste. Il l’a marginalisée pour avoir osé recueillir la douleur et les injustices semées et pour avoir voulu leur donner la forme d’un livre, d’un chant homérique, d’un psaume moderne, d’un récit apocalyptique, pour avoir laissé parler des personnes qui pouvaient dire : «J’y étais.» Les censeurs lui ont dit qu’elle ne devait pas parler des détails, mais des grandes victoires. Mais pour cette femme courageuse et aguerrie, les détails sont ce qui compte le plus. C’est là que se logent la chaleur et la clarté de la vie. «J’écris, je note l’histoire présente, l’histoire au fil du temps. Les voix vives, les vies. Avant de devenir histoire, c’est la douleur de quelqu’un, son cri, son sacrifice ou son crime. Mille fois je me suis posé la question : comment traverser le mal sans ajouter au mal dans le monde, surtout aujourd’hui quand il prend des dimensions cosmiques ? A chaque nouveau livre je m’interroge. C’est mon fardeau. C’est mon destin.»
Décerner le prix Nobel de littérature à Svetlana Alexievitch revient à honorer une femme qui a déjà été reconnue dans d’autres pays où elle a reçu différentes distinctions : en Pologne, le Prix Ryszard Kapuscinski, en 1996, en Autriche le Prix Herder en 1999, le Prix national du cercle des critiques (National Book Critics Circle Award) en 2006, le Prix Médicis Essai 2013 en France et, la même année, le Prix de la paix des libraires allemands (Friedenspreis des deutschen Buchhandels).
Les trois ouvrages de cette lauréate du prix Nobel abordés ici ont en commun le fait d’appartenir au genre de la littérature documentaire. L’authenticité et la créativité y sont jointes de telle sorte que ces œuvres se révèlent être des créations littéraires, et non du journalisme.

La guerre n’a pas un visage de femme
Dès les premières pages de ce livre, Svetlana Alexievitch nous introduit au thème de la présence féminine dans les guerres d’autres temps et d’autres lieux. Puis elle raconte que, dans son enfance, elle percevait ce «son» de la guerre au travers de certains détails qu’elle remarquait chez les femmes adultes avec lesquelles elle était en contact. Puis ces détails devinrent des voix, des voix qu’elle allait rassembler bien des années plus tard.
Il y eut tout d’abord une première femme qui s’exprima timidement, puis elle en rencontra une autre, et d’autres encore. Nombreuses furent celles qui dirent certaines choses sur la Grande guerre patriotique, celle que nous appelons la Deuxième, la mondiale. Ces voix, dont elle retint la trace dans ses carnets de notes, se heurtèrent au silence imposé par l’État soviétique, et le travail qu’elle avait entrepris entre 1978 et 1985 fut interrompu jusqu’aux années 2002 et 2004. Durant cette période de dix-sept ans, l’écrivaine se transforma, la Russie changea, elle aussi. Beaucoup d’évènements s’étaient passés, mais les femmes de la guerre étaient encore là, âgées pour la plupart. Svetlana Alexievitch se tourna alors vers ces survivantes. Elle se rendit chez elles et, à certaines occasions, attendit que cessent de couler les larmes qui semblaient avoir étouffé les paroles, les souvenirs des amis du front, les blessures encore ouvertes. Mais ces femmes recommencèrent à parler, à dire ce qui les avait poussées à couper leurs tresses et à revêtir des uniformes masculins pour défendre leur patrie, pour une juste cause.
Les interlocutrices de Svetlana Alexievitch parlèrent des blessés, des morts qui reviennent plus tard dans les rêves. Elles racontèrent les odeurs, les couleurs et les saveurs de la guerre qui n’existent pas en temps de paix. Elles parlèrent aussi du traitement que subirent d’autres femmes lorsqu’elles rentrèrent des combats. Elles s’interrogeaient sur le silence des hommes qui s’étaient battus avec elles et les avaient aimées, et qui, par la suite, s’étaient enfermés dans le mutisme, comme s’ils avaient honte de les avoir eues auprès d’eux et d’avoir partagé avec elles les horreurs de la guerre. Les femmes dirent aussi que la guerre n’a pas leur odeur, mais une odeur d’hommes.
Les centaines de témoignages de ces femmes représentent près d’un million de jeunes filles qui participèrent au conflit. Certaines terminèrent la guerre à Varsovie, après avoir fait tout le parcours à pied depuis des lieux aussi éloignés que Riazan. Une survivante remarque qu’il faudra des centaines d’années pour digérer la guerre, et Svetlana Alexievitch découvre qu’au cours d’un même entretien, deux vérités cohabitent : la vérité personnelle, la plus puissante, clandestine et réduite au silence, face à une autre vérité, collective, imprégnée de l’esprit du temps, aux relents de vérité officielle. Cependant, c’est la vérité intime de chacune et de toutes ces femmes extraordinaires, celle qui vient du cœur, qui permet au lecteur de «toucher» le tissu immense du drame décrit.
En voici un fragment : «Je ne suis pas née pour tuer. Je voulais devenir institutrice. Mais j’ai vu incendier un village... Je ne pouvais pas crier, ni pleurer à voix haute: nous étions en reconnaissance et passions près de ce village... Je ne pouvais que me ronger les mains, j’en ai encore les cicatrices ; je me suis mordue jusqu’au sang. Je me rappelle les hurlements des gens, les meuglements des vaches, les cris des poules... Il me semblait que tout hurlait d’une voix humaine. Tout ce qui était vivant. Tout brûlait et hurlait. Ce n’est pas moi qui parle : c’est mon chagrin.»
Qui lit La guerre n’a pas un visage de femme de manière engagée, c’est-à-dire sans le lâcher, même s’il lui en coûte, finira par fraterniser avec toutes ces combattantes et comprendra la réflexion de l’auteure qui se demande, alors qu’elle va à la recherche de deux sœurs qui ont participé à la guerre, pourquoi les gens appellent «petit» ce qui est minuscule, ou «grand» ce qui est vaste, puisque les deux termes ouvrent les mêmes infinis ? «Voici longtemps que je ne fais plus la distinction. Pour moi, une personne compte beaucoup, elle porte de tout en elle, plus qu’assez pour qu’on s’y perde.»

La supplication : Tchernobyl
Abordons à présent La supplication : Tchernobyl - Chronique du monde après l'apocalypse. Nous savons qu’il s’agit d’une catastrophe et que cette œuvre recueille, elle aussi, une souffrance que firent taire les autorités soviétiques de l’époque. Dès les premières lignes de l’Information historique par laquelle le récit commence, figure une date : «Le 26 avril 1986, à 1h23’58’’, une série d’explosions détruisit le réacteur et le bâtiment de la quatrième tranche de la centrale nucléaire de Tchernobyl, située à proximité de la frontière biélorusse. Cet accident est devenu la plus grande catastrophe technologique du XXe siècle.» Après cette notice historique, on passe à un paragraphe intitulé Une voix solitaire, puis à une suite de témoignages d’autres protagonistes de l’évènement, et enfin à la section finale, En guise d’épilogue. Nous entrons ainsi dans un univers structuré en trois vastes parties : La terre des morts, La couronne de la création et Admiration de la tristesse. Mais d’abord, nous trouvons une Interview de l’auteur par elle-même sur l’histoire manquée, qui expose les raisons qui font que Tchernobyl met en question notre vision du monde. Les trois parties centrales contiennent divers monologues qui correspondent à leurs titres et en donnent l’explication. Á la fin des monologues, un chœur intervient dans cet ordre : les soldats, le peuple, des enfants.
Tous les acteurs de ce livre parlent de Tchernobyl. Les uns donnent leur nom, les autres gardent l’anonymat ; ils s’expriment avec désespoir ou avec une certaine froideur, cherchant à être plus ou moins rationnels. En disant le mystère ou l’éloquence de la catastrophe, il semble que l’auteure ait voulu que la table des matières de son livre indique quelque chose de plus qu’un ordre thématique. Elle lui a donné un caractère symphonique, en a fait une sorte de sanctuaire plein de symboles et de métaphores d’une douleur cosmique, d’une douleur qui n’a pas disparu, mais qui agit comme une force aveugle, déchaînée, qui continue à se manifester et à se disséminer sur la terre, à partir de la terre, maléfice silencieux qui continue à altérer et à détruire la vie. «Aujourd’hui, dit Svetlana Alexievitch, les statistiques indiquent que sur 100 000 habitants, il y a 6000 malades (du cancer).»
Une des Voix de Tchernobyl dit au début du livre : «Je ne sais pas de quoi parler... De la mort ou de l’amour ? Ou c’est égal... De quoi ?» C’est la femme d’un pompier mort peu après être allé «contenir» la catastrophe. Et à la fin du livre, une autre voix, celle d’une femme aussi, s’interroge, devant son mari agonisant et entièrement irradié : «Mais pour quelle cause meurt-il ? Dans les journaux, on écrit que ce n’est pas seulement Tchernobyl qui a explosé, mais le régime communiste.»
Avec cette œuvre magnifique, Svetlana Alexievitch nous place devant un évènement absolument nouveau dans l’histoire de l’humanité. Dans son Interview de l’auteur par elle-même, elle signale qu’à Tchernobyl, on évoque la vie «après tout cela» : les objets sans l’homme, les paysages d’où l’homme est absent. Un chemin vers le néant, quelques câbles reliés à rien. Jusqu’au moment où on est pris d’un doute : s’agit-il du passé ou de l’avenir ? «Plus d’une fois, j’ai eu l’impression de noter le futur.»
On peut se demander, à la lecture d’un tel livre, combien de psaumes il faut avoir chanté avant d’approcher La supplication : Tchernobyl sans être tenté d’abandonner la lecture, étant donné que chacun des monologues frappe le lecteur ou la lectrice par le désespoir, la solitude, l’innocence, l’espérance, par ce frémissement magique et profond si caractéristique des Russes, si plein de questions adressées à Dieu et aux hommes. L’historien Aleksandr Revalski dit, à la fin de son monologue : «Tchernobyl est un sujet à la Dostoïevski. Une tentative pour donner une justification à l’homme. Ou peut-être est-ce tout simple ? Peut-être suffit-il d’entrer dans le monde sur la pointe des pieds et de s’arrêter sur le seuil ?» - Dans ce monde de Dieu.
Seul le lecteur qui refuse d’admettre que le réacteur est encore «vivant» pourra dire que la centrale est fermée, que tout est sous contrôle, que Tchernobyl est situé très loin de nous, et qu’après trente ans c’est devenu aujourd’hui un lieu touristique. Mais c’est impossible ! Svetlana Alexievitch, par cette œuvre implacable, a installé au cœur de l’homme l’incertitude que fait naître l’utilisation de l’énergie nucléaire.

Les cercueils de zinc
Un premier coup d’œil à une troisième œuvre de la lauréate du prix Nobel 2015, Les cercueils de zinc, permet d’affirmer que la Russie n’a pas connu un instant de répit au cours du XXe siècle. Entre 1979 et 1989, un nombre considérable de jeunes soviétiques, hommes et femmes, se trouvèrent à nouveau engagés dans une guerre atroce, l’invasion de l’Afghanistan, dont nous savons peu de chose et qui durait déjà depuis sept ans au moment de la catastrophe de Tchernobyl.
L’ouvrage se compose d’une partie principale, articulée en trois chapitres : Premier jour, Deuxième jour et Troisième jour, en référence à Genèse 1,1-13, le récit mythique de la Création jusqu’à la troisième journée. Chaque «jour» porte un sous-titre biblique tiré de l’évangile de Matthieu, du livre de Job et du Lévitique. Quel est le message que l’auteur adresse au travers de cette présentation ? Ces chapitres sont précédés d’un Prologue où figurent le témoignage d’une mère et des textes tirés des Notes de travail (du carnet de guerre) de l’auteure. Il se termine par la liste de six soldats morts et des textes que leurs parents, proches, sœurs et frères ont souhaité inscrire sur leurs tombes. Tous ces jeunes étaient nés durant les années 60 et plusieurs d’entre eux moururent avant d’avoir vingt ans. L’une des tombes porte cette épitaphe : «La lune s’est couchée, le soleil s’est éteint sans toi, notre fils chéri.» Ailleurs, une mère déclare : «Nous lui avons fait un monument. Un beau, en marbre coûteux, avec tout l’argent que nous avions réuni pour son mariage.»
Enfin, les 67 dernières pages du livre contiennent un compte-rendu du procès intenté à l’auteure en Biélorussie pour cette œuvre. On y trouve les déclarations de détracteurs et de défenseurs du travail de Svetlana Alexievitch. En lisant tous ces textes, on comprend pourquoi un prix si important lui a été décerné à l’étranger, et aucun en Russie. Quel prix ses compatriotes auraient-ils pu donner à celle qui a donné la parole à de nombreux jeunes pour qu’ils puissent dire leur vérité. On les a emmenés en Afghanistan en leur faisant des promesses trompeuses, mensongères. On leur a dit qu’ils allaient planter des arbres, apprendre aux gens à conduire des tracteurs, construire des écoles à la lumière de l’étoile socialiste, mais en réalité, on les y a envoyés pour massacrer, tuer des innocents et faire un mal immense à un peuple courageux.
Beaucoup de jeunes Russes trouvèrent la mort, d’autres revinrent mutilés, du corps et de l’âme : «Au bout de deux ou trois semaines, il ne restera rien de ce que tu étais avant, ton nom seulement. Tu n’es plus toi-même, tu es un autre.» D’autres jeunes diront qu’ils avaient envahi l’Afghanistan en imposant les règles soviétiques, qu’ils entraient dans les mosquées sans se découvrir, et que les pires sévices qu’ils avaient subis leur avaient été infligés par leurs supérieurs et non par les moudjahidins. Un ancien combattant témoigne qu’il a dû lécher les bottes d’un supérieur... Un caporal accuse : les munitions dataient de la Grande guerre patriotique (1941-1945) et durant les neuf ans qu’ils ont passés en Afghanistan, les Russes n’ont pas fabriqué une seule fourniture destinée aux combattants. D’autres ont dû ouvrir des boîtes de viande dont la date de péremption était échue depuis plus d’une année et qui avaient été fabriquées dans les années 40...
Les voix les plus fortes de ce livre sont celles des mères, de celles qui, à des milliers de kilomètres, ont pressenti la mort de leurs fils et qui, le jour même, sont allées travailler sans se maquiller, sans mettre leurs boucles d’oreilles ou s’habiller avec le soin habituel. Ou encore la voix de celle qui, la veille de la mort de son fils, l’avait vue en rêve et n’attendait plus que la confirmation de la nouvelle. C’est ce que Jung appelle le synchronisme... L’une d’elles dira qu’en son temps, elle avait haï celui qui avait assassiné Sacha, le fils de ses entrailles, mais que maintenant, elle haïssait l’État qui l’a envoyé là-bas. Une autre encore racontera que peu après qu’on lui ait renvoyé le corps de sa fille dans un cercueil de zinc scellé, elle trouva un de ses cheveux au milieu de ses vêtements et qu’elle l’a conservé dans une petite boîte... Nous trouvons aussi les témoignages de médecins, de femmes qui, cherchant un sens à leur vie et animés de l’idéal patriotique communiste, sont partis défendre la frontière sud. Une infirmière se souvient : «Il fallait ... moucharder tout le monde. Pas de pitié. Pourtant nous avions pitié et c’est la pitié qui nous permettait de tenir...»
Dans Les cercueils de zinc se dévoile ce qui se cache derrière la phrase officielle que l’on disait aux parents et aux familles en leur rendant les restes des combattants : «Il est mort dans l’accomplissement de son service et de son devoir international.» Après une guerre sur laquelle les autorités soviétiques ont mis une chape de silence pendant des années, une évolution atroce se produisit, qui transforma des milliers de jeunes en désespérés convaincus que s’ils n’y étaient pas allés, ils croiraient encore en l’être humain. «Je serais heureux, dit un soldat artilleur-pointeur. Je n’aurais jamais été mécontent de moi-même et je n’aurais jamais appris sur mon compte des choses qu’il vaut mieux ne pas connaître. Comme dit Zarathoustra : quand tu plonges ton regard dans l’abîme, l’abîme voit le fond de ton cœur...»

Le Dieu de la vie
J’ai terminé la lecture des Cercueils de zinc avant la vigile de Pâques et j’ai tenté d’assimiler en ces jours-là la douleur «entendue» dans ce livre et dans les deux autres lus auparavant, au cours de ce printemps. C’est difficile. Je dois dire que je suis resté comme paralysé face à quelques-unes de ces «voix», et que j’ai pleuré, sans bruit, sans larmes, plein de chagrin. Ce fut ma seule réaction immédiate face à des expressions si douloureuses, violentes et cruelles.
J’ai noté aussi que Dieu était présent en de nombreuses personnes enregistrées par Svetlana Alexievitch, tant dans les témoignages de la Grande guerre patriotique que dans ceux de Tchernobyl ou d’Afghanistan. Le Dieu de la vie n’est pas lointain, même si une idéologie l’a supprimé, ce que beaucoup ont cru. Au fond du désespoir et de la perte, Dieu s’est manifesté pour que des hommes et des femmes se mettent à aimer et à croire en l’être humain. Dieu a aussi parlé au travers de ceux que la société russe a rejetés et qui se relèvent. Il a été dans ces mutilés du front qui peuvent élever la voix et dire NON à toutes les guerres. Il a passé par le cœur des époux éprouvés qui osent, après la mort de leur fils, adopter un enfant. Dieu a visité à nouveau la terre russe, dans la personne du paysan qui se remet à cultiver la terre anéantie et celle des dépossédés de Tchernobyl qui ont su s’organiser sans crainte pour rechercher auprès de la communauté internationale de l’aide en faveur des irradiés.
Les amateurs de Svetlana Alexievitch ne manqueront pas de lire un autre de ses livres : Ensorcelés par la mort : récits (Plon 1995), qui a pour thème les tentatives de suicide des personnes qui, ne pouvant pas vivre sans le communisme, refusèrent d’abandonner l’idéal et les croyances qu’ils avaient assimilés durant des décennies, et s’effondrèrent en même temps que l’État soviétique.
Dans le roman d’un autre écrivain russe, Youri Jivago dit à Larissa, qui est en train de repasser (comme le faisait Svetlana lorsqu’elle fut informée qu’elle était lauréate du prix Nobel) : «Quelle époque ! Et dire que nous la vivons ! Peut-être que des choses aussi incroyables n’arrivent qu’une seule fois, dans toute l’éternité. Pense donc : on a arraché le toit de toute la Russie et nous, avec tout le peuple, nous nous retrouvons à ciel ouvert. Et sans personne pour nous contrôler. La liberté ! La vraie, pas celle des discours ou des revendications, mais celle qui tombe du ciel, contre toute attente. La liberté par hasard, par erreur.» Les Russes ont commencé à connaître la liberté au XXe siècle, après beaucoup de temps, et leur chemin a été ardu.

Miguel Enrique Ramírez Leiva
professeur à la Catholic High School de Santiago, Chili

[1] Svetlana Alexievitch, Les cercueils de Zinc, Christian Bourgeois 1990.
[2] La guerre n’a pas un visage de femme, Presses de la Renaissance 2004.
[3] La supplication, Tchernobyl – Chronique du monde après l’apocalypse, Jean-Claude Lattès 1998.

 

Lu 3717 fois