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lundi, 08 août 2016 15:12

La voie du blâme

Pascal Quignard,
Critique du jugement,
Paris, Galilée 2015,
264 p.

Les mystiques sont hérétiques car leur affaire est de trouver Dieu par des voies singulières. Leur démarche n’est pas en accord avec l’intention simple et somme toute assez démocratique qui est visible dans l’Evangile : le même Dieu pour tous. Les mystiques se posent en aristos, en spécialistes, en connaisseurs de Dieu - eux qui se méfient tant du savoir et qui prétendent que Dieu est inconnaissable et qu’il ne se connaît même pas lui-même - et se réservent une grâce choisie, trouvée par une voie savante et ardue - fût-elle celle du blâme, fût-elle contraire à tout savoir, qu’il soit philosophique ou théologique.
Pascal Quignard s’inscrit indéniablement dans cette lignée de mystiques plus ou moins sauvages dont l’Eglise a gardé certains dans son giron et dont elle a excommunié beaucoup d’autres. Dans le cas de Quignard elle n’aura pas d’excommunication à prononcer, ce dernier s’étant, si j’ose dire, excommunié lui-même depuis longtemps en déclarant sinon haut et fort, du moins dans chaque ligne de ce qu’il écrit, son athéisme.

Cache ta vie
Quignard n’est pas un homme de guerre, mais un homme de retrait, un homme de sécession, une sorte d’anachorète du livre et de la lecture qui pratique et prône une vie cachée et silencieuse, retirée et recluse, farouchement individuelle et singulière, à l’écart du monde et du troupeau, une vie a-sociale, a-religieuse, a-politique, a-narchique, a-¬thée. Une vie de lecture et de pensée, seul dans son coin, seul en tête-à-tête avec tous les penseurs qui ont pensé avant lui dans la plus grande solitude possible, que ces penseurs soient des saints chrétiens, des philosophes taoïstes, grecs, juifs ou romains, que le penseur note les pensées qui éclosent dans sa cervelle au fil de ses lectures ou qu’il juge cette opération parfaitement vaine.
Son idéal social, s’il était assez fou ou assez naïf pour le formuler, serait une communauté de solitaires à l’instar de celle des Messieurs de Port-Royal avant que le Roi-Soleil ne disperse ces gens dont l’intransigeante sainteté lui faisait de l’ombre.

Critique du jugement
Dans son dernier ouvrage, Quignard étudie la notion de jugement. Comment ne pas penser au livre d’Antonin Artaud qui portait comme titre : Pour en finir avec le jugement de Dieu ? C’est sur ce chemin que Quignard engage ses pas. Un chemin d’errance, un chemin qui ne mène nulle part et certainement pas au dieu des Eglises, au dieu des troupeaux, un chemin qui ne mène certainement pas à Dieu à moins que Dieu soit lui aussi un errant et un solitaire, l’errant et le solitaire par excellence. Mais de le savoir et de le croire rendrait la solitude et la détresse - si détresse il y a - moins solitaire et presque solidaire. Ce qui ne semble pas être l’intention de Quignard.
Comme il lui convenait, il a vécu, sans ordre et sans dessein, mêlant songes et pensées, à pièces décousues, dictant, se promenant, flairant, chassant, l’oreille dressée, l’œil aux aguets. Effacer le temps, effacer le monde, ne pas savoir où l’on va, ne jamais fuir une épreuve, ne jamais se raidir, ne se fier ni à son instinct ni à son courage, sans jamais oser espérer un jour ne plus rien sentir, s’arracher l’âme peu à peu quand on voudrait se l’arracher d’un seul coup, sans cesse étouffer cette flamme toujours renaissante, et sans en avoir l’air continuer de vivre et de remplir ses devoirs. Mais n’est-ce pas là passer pour ce que l’on n’est pas ? Cette délectation d’orgueil, elle-même, l’éteindre, l’oublier...
Des livres, Quignard dit : « Ils durent plus que les forêts, tous nos secrets sont là. » Des hommes : « Des voyageurs perdus entre les nuages et les vagues. » C’est du pur Chateaubriand. De Balzac : « Il n’aime que ceux que l’affreuse solitude de la passion dresse contre la société. » Tout Quignard est là. La littérature est la forêt du mal. L’écrivain peint ce qui est perdu et criminel aux yeux de la loi et de la société. Mais ce qui est perdu lui est plus cher que les constructeurs de la société et les bâtisseurs de l’avenir, comme est plus chère au pasteur la brebis qu’il est venu sauver pour l’emporter contre son cœur dans son château du ciel. Sauf qu’il n’y a ni château ni ciel pour notre auteur.
Le dernier livre de Quignard, Critique du jugement, se prête aussi mal que possible à être jugé. J’entends que d’avance il récuse tout jugement que l’on pourrait porter sur lui, qu’il se moque du jugement et qu’il le nargue avec autant d’esprit qu’en montraient les jolies sorcières devant les tribunaux de jadis, qu’ils fussent d’Eglise ou d’Etat. Quignard, qui ne cache jamais son athéisme irréductible, ne se fait pas faute cependant de citer ça et là telle ou telle parole de l’Evangile. Et notamment celle du Christ qui a trait au jugement.
« Je pense, dit-il, que le plus beau texte qui ait été écrit sur le jugement est dans Jean 7,24 : “Ne jugez pas, jugez d’abord le jugement.” En latin : Nolite judicare, judicium judicate. C’est pourquoi Jésus dit en Jean 8,15 : “Moi, je ne juge personne, ego non judico quemquam. Moi, je n’ai aucun droit de m’ériger en juge”, car quand tu juges l’autre, il ne compte pas pour toi, et s’il compte à tes yeux, tu ne le juges plus. » Le commentaire est de Quignard, non de Jésus. Car Quignard cite incorrectement. Jésus dit exactement : « Nolite judicare secundum faciem, sed justum judicium judicate. Cessez de juger selon les apparences, jugez selon la justice. » Ce qui est, convenons-en très différent. Il est vrai que toujours dans Jean, Jésus dit : « Vous jugez d’après la chair, moi je ne juge personne, et si je juge, je juge à bon escient, car je ne suis pas tout seul mais avec le Père qui m’envoie » (8,15).[1]
Au lecteur de discerner quelles sont les intentions réelles de Jésus et si un verset en contredit un autre. Pour Quignard sa religion est faite : Jésus ne juge pas. Il a ensuite beau jeu de mettre ces paroles rapportées par Jean en contradiction directe avec la notion de jugement dernier « du Père dont il se dit le fils ».
Et Quignard de poursuivre : « C’est aussi que juger n’appartient pas à la sphère de la pensée et n’a aucun lien avec la création artistique. Juger cherche à exercer une autorité sur les individus afin de les contraindre. Juger affirme sa domination sur les œuvres soit afin de les interdire soit afin de les faire brûler pour en anéantir à jamais leur corrosité. » Je laisse une fois de plus au lecteur le soin de « juger » des conséquences qu’une telle affirmation entraîne et de l’antagonisme absolu établi par Quignard entre le jugement et l’amour. Toute œuvre, tout acte serait dont bon en soi ? Tout serait-il donc à mettre sur le même plan. Tout livre serait donc intouchable ? Comment est-il possible que Quignard ne fasse pas de distinction entre l’acte et la personne qui le commet ?
Je crois plutôt que le conseil que nous donne l’auteur c’est de cacher sa vie et ne pas tenir compte du jugement du monde, du jugement des autres, de l’opinion, libre à chacun de croire à un Dieu transcendant qui jugera ou non ses actes et qui lui en demandera compte. Le conseil de Quignard est particulièrement bien venu en un temps et dans un monde où la société, où le grand nombre exerce une tyrannie sans précédent sur la vie des individus qui hélas ! pour la plupart sont ses fidèles sujets et ses esclaves soumis.
Et Quignard, après avoir cité le Christ, cite l’empereur Marc-Aurèle : « Chasse l’opinion et tu seras sauvé. » Et l’empereur ajoute : « Celui qui recherche le jugement, l’opinion, la gloire, la protection, la compétition, l’approbation, la reconnaissance, celui-là met son propre bonheur dans l’évaluation des autres. »

Le prix de la liberté
« La rancune de la société à l’endroit de celui qui ne la conteste même pas mais qui préfère doucement, en silence, à pas de souris, gagner la périphérie et trouver son abri et sa joie dans la solitude d’une grotte ou de n’importe quel fourreau de pierres solitaires apparaît dès les premiers textes qui furent écrits. Cette haine implacable à l’encontre du solitaire se retrouve dans tous les mythes que j’ai lus, sans que j’aie trouvé d’exception à ce discrédit. Toute société déteste qu’on lui préfère la liberté. Si la société bénit le sacrifice de l’individu au profit de la masse, elle blâme la désertion. Dans un cas comme dans l’autre, elle protège son fonctionnement. La société humaine ne veut pas être abandonnée des hommes qu’elle hiérarchise dans son étrange ruche appelée foire, ou appelée château, ou appelée royaume, ou appelée république, ou appelée Etat. Il y a bien pire que l’athéisme au regard de la société. La société supporte qu’on ne croie pas en Dieu. Elle ne supporte pas ceux qui ne croient pas en elle. »
A ces paroles nous souscrivons entièrement. L’homme libre est un homme seul. Le prix de la liberté est la solitude. Peu d’hommes sont prêts à le payer. L’homme est une bête de troupeau, un animal grégaire. Et jamais il ne l’a été plus qu’aujourd’hui qu’il est relié à tout, qu’il communique avec le monde entier, dans le partage, la consensualité, la convivialité, le vivre ensemble et la consommation. « Qu’ils s’en saoulent et qu’ils y meurent », disait Pascal.
Combien peu d’hommes mettent en pratique le précepte d’Epicure - qui est aussi celui de Jésus - de cacher sa vie, précepte qui défend aux hommes de s’empêtrer de charges et de négociations publiques, comme le dit si joliment Montaigne, et qui suppose aussi nécessairement qu’on méprise la gloire, qui est une approbation que le monde fait de nos actes. Un précepte qui nous ordonne de nous cacher et de n’avoir soin que de nous et qui ne veut pas que nous soyons honorés et glorifiés.
Reste que l’anachorète Quignard est un auteur qui écrit et publie des livres et qu’il cherche par conséquent un public, fût-il un public de solitaires cachés à son image, ainsi qu’une reconnaissance, fût-elle clandestine et secrète, ce qu’elle n’est de toute évidence pas. La vie cachée, fuyante qu’il préconise n’est pas silencieuse ; elle bruit de toutes ses lectures et de toutes ses réflexions. Et un public (relativement) lettré le lit. Sa bouche n’est pas close et de son porte-plume sort chaque année un livre qui nous parle toujours de sécession. Et c’est un langage que nous comprenons très bien. Car comme lui nous avons nous aussi tourné le dos au monde et c’est derrière nous que nous regardons pour avancer. D’ailleurs pourquoi avancer ? L’immobilité nous va aussi bien.
Quignard est un écrivain connu et reconnu. Je ne sais même pas s’il est tellement contesté par nos autorités républicaines. Nous ne sommes plus au temps où Les Fleurs du mal et Madame Bovary étaient condamnés. Faut-il le déplorer ou se féliciter au contraire de cette suspension du jugement ? Quignard ne publie pas, comme certains, des livres à compte d’auteur qu’il distribuerait à quelques happy few - mais là encore le choix, le tri, à défaut du jugement devrait intervenir. On ne peut quand même pas laisser tout au hasard ou à la Providence ! Il faut de temps en temps leur donner un coup de pouce.
Jusqu’où va sa sécession ? Jusqu’où son isolationnisme ? son solipsisme ? Jusqu’où va sa solitude ? sa misanthropie ? son athéisme ? N’a-t-il jamais ressenti, comme tel ou tel écrivain qu’il aime, qu’il cite et qu’il admire, la tentation de brûler tous les livres et de se pendre ensuite, lui qui a écrit de si belles apologies du suicide ?

[1] Selon La Bible, nouvelle traduction, Paris, Bayard 2001.

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