Keats, dans sa poésie, nous parle d’un amour que Dieu ne peut disjoindre, de l’amour d’un homme pour une femme, qui n’est pas l’amour de l’homme pour son Créateur ou l’amour du Créateur pour sa créature et qui n’en est pas non plus un dérivé. Par-delà le bien et le mal, c’est-à-dire, au-delà des murs de la cité, au-delà du cercle familial et de tout ce qui nous y relie, au-delà de la terre de nos ancêtres et de leurs tombeaux, il y a la beauté, la mort et l’amour (Poe rajouterait l’épouvante, mais laissons Poe de côté). L’amour, la mort et la beauté, voilà la trinité keatsienne, qui fut également celle des troubadours de Pétrarque, de Dante et de Chrétien de Troyes. C’est-à-dire l’aube de notre poésie occidentale.
Keats, pour définir son art, nous parle de cette qualité si importante en littérature et que Shakespeare possédait au plus haut point : la faculté de savoir exister au sein des incertitudes, des mystères et des doutes, sans vouloir de façon irritante rejoindre le terrain des faits et de la raison. « Le caractère même du poète est de n’en avoir aucun. Il est toutes choses et il n’est rien. Il n’a pas de moi, pas d’identité. Ce qui choque et scandalise le vertueux philosophes transporte et ravit d’aise le poète-caméléon. »
Cet état de grâce, cette disposition à comprendre le divers là où les classiques recherchaient en tout le semblable, c’est-à-dire l’homme éternel, c’est le propre du romantisme. Dirions-nous alors que l’art de Keats est dévolu à la poursuite des seules sensations, de la seule imprégnation sensible que les choses et les êtres produisent en nous ? Ce serait ne pas tenir compte de ces réflexions qui reviennent sans cesse dans sa correspondance telle celle-ci : « Je suis revenu à ses abstractions qui seules sont ma vie. » Entendez par là les idées platoniciennes, essences éternelles, intemporelles, archétypes vers lesquels il faut tendre, vases de plénitude dont quelques gouttes suffisent aux plus ambitieuses transmutations. Mais aussitôt après avoir écrit ces lignes, ne s’éprenait-il pas pour Fanny Brawne de cet amour qui ouvre la porte d’un autre infini : celui de la misère humaine ?
Parmi les ombres épiques
« Par-delà le bien et le mal » : avec cette formule frappante, Nietzsche voulait nous ouvrir à une conception si souveraine, je dirais presque si shakespearienne, de la vie qu’elle déboucherait sur une suspension du jugement, dans une sorte de non-connaissance parce qu’elle en sait beaucoup trop long pour pouvoir juger vraiment. Une telle conception nous donne une approximation de l’attitude de Keats vis-à-vis du Beau, qu’il donne pour objet privilégié de sa poésie quand il écrit ces deux vers si connus : « Beauty is truth, truth beauty - that is all / Ye know on earth and all ye need to know. »
Mais qu’est-ce que cette beauté sinon l’amour ? Et l’amour voué à sa disparition, à son oubli et à sa mort. Ou à celle de celui qui l’éprouve. « Je ne suis pas plutôt seul que des ombres d’une grandeur épique m’environnent. » Ainsi le poète n’est-il jamais seul. Tantôt ce sont les grandes abstractions qui lui tiennent compagnie, tantôt les ombres épiques, entendons par là celle des grands hommes et des grands poètes disparus qui les ont chantés. Ainsi le poète est-il relié au passé par un lien indissoluble.
Sa grandeur en tant qu’artiste est de celles que des considérations purement esthétiques ne parviennent pas à épuiser ni même à qualifier tout à fait. C’est que dans sa poésie, tout mot bondit spontanément jusqu’au verbe. Le verbe représente le mot qui a pris chair, qui s’est incarné.
L’œuvre de Keats est toute lyrique ou plus exactement toute psychique. Elle est cette âme qui n’apparaît qu’au moment de la tension de la corde. La poésie est cette corde tendue. Qu’elle se distende et le vers s’écroule. Une poésie toute en sensualité et pure beauté. D’où ce « bel excès » dans lequel Keats se plaisait à faire résider l’essence même de la poésie lorsqu’il écrivait dans l’une de ses lettres : « La poésie doit nous surprendre par un bel excès. » Elle doit nous toucher comme la pointe d’une dague ou d’une épée. Car ici le maximum de beauté rejoint le maximum de justesse.
La belle dame sans merci : c’est là que nous l’attendons, là que nous le trouvons, le poète de la tragédie du désir physique, transféré, avec tous ses nerfs exacerbés et ses sens affamés, sur le plan psychique. Cette ballade médiévale, presque une comptine, est la litanie de l’amant maniaque de la Beauté, son immortel requiem. Cette belle dame « aux longs cheveux, au pied léger et aux yeux fous », seuls ceux qui l’ont aperçue connaissent la signification de « cette bouche affamée hurlant ou chuchotant dans la nuit son lugubre avertissement ». Ce qu’Apollinaire nomme le mystère courtois de la chevalerie, le mystère fatal d’une autre vie, ce mystère de la beauté, de l’amour et de la mort que ni la Grèce ni Rome ni l’Orient n’ont connu et qui forme la matière de nos troubadours.
Pour lui seul
Le message de Keats, si tant est qu’un poète ait le souci d’envoyer des messages, est que tout doit être sacrifié si nous voulons être comme les dieux, des créateurs de vie, de cette vie qui est une fleur qui ne pousse qu’au flanc de la douleur la plus sanglante. Comme tous les grands poètes, Keats écrivit pour lui seul. Le public, la foule, les amis, la postérité dont le jugement est toujours fluctuant, indécis, est-ce que cela compte ? Il écrivit pour lui seul et pour ceux qui osent boire de ce vin qui rend insipide tout autre breuvage. Les poètes sont ces âmes monumentales prêtées momentanément par le ciel à la terre. Beaucoup de ces âmes majestueuses ont la préoccupation d’une mission. Elles sont comme imprégnées du limon de la création originelle. Elles sortent encore toutes ruisselantes de la main du potier. Elles datent du premier jour.
« Un sortilège irréductible », c’est ainsi, nous dit Lucien d’Azay, son commentateur, que Keats conçoit l’amour. Il poursuit : « Aux yeux de Keats l’amour est un esclavage volontaire, la liberté se pliant au désir et le désir bafouant la liberté. » En effet, comme les vrais amoureux, Keats a su nous rendre attentifs à ce fait si simple pourtant que notre désir se colorie de tout ce qui intervient ou s’interpose entre nous et lui, entre le moment où il s’empare de nous et celui où nous le satisfaisons. Aussi n’est-ce pas seulement avec sa maîtresse qu’un amant fait l’amour, mais avec les mille et une choses que le trajet qu’il fait pour se rendre à son domicile aura suscitées en lui. L’amour est ce chemin mental que nous faisons entre une femme aperçue, rêvée et une femme approchée, caressée. Et cet amour ne se maintiendra que par la peur de le perdre et l’incertitude de le retrouver, car il est le besoin de voir nos souffrances apaisées par l’être qui nous les cause. Ainsi l’amant passe-t-il à côté du bonheur, qui est la chose la plus ennuyeuse au monde, et connaît-il la souffrance qui est plus ancienne que le monde et qui depuis qu’il a été créé lui est consubstantielle.
Lucien d’Azay - angliciste peut-être le plus inspiré à l’heure actuelle, qui partage sa vie et ses intérêts entre l’Angleterre et l’Italie, comme ce fut le cas de nombreux poètes romantiques et victoriens, deux pays dont il connaît l’histoire littéraire sur le bout des doigts et jusqu’au fond du cœur - était tout indiqué pour nous donner ce livre sur Keats (Keats, Keepsake). Ce n’est ni un essai ni une étude ni une biographie à proprement parler, mais plutôt une sorte de jeu de mots, ces mots auxquels Lucien d’Azay, comme tout amoureux de la poésie, attache une importance que le monde juge démesurée. Car le mot, non l’idée, avec son grain, sa couleur, son odeur, son poids, sa saveur, sa longueur ou sa brièveté, n’est-il pas la matière première ainsi que la matière ouvragée de la poésie ?
Son livre, nous explique-t-il dans la préface, « se présente comme un puzzle dont les pièces sont ajustables à loisir. On trouvera dans celui-ci des extraits de lettres, des portraits imaginaires, des poèmes, des cartes et des manuscrits ainsi qu’un panorama syntaxique et un répertoire de mots fétiches qui sont des clés d’accès à la poésie de John Keats. »
Keats mourut en Italie à vingt-six ans, laissant quelques poèmes impérissables, du moins dans la mémoire de ceux qui sauront les comprendre, ce qui, à mesure que les siècles s’ajoutent aux siècles, se fera probablement de plus en plus rare. Sa courte vie fut un bienfait des dieux puisqu’il évita ainsi la partie la plus ingrate de l’existence, qui pour le poète consiste à survivre à une œuvre dont le public se désintéresse pour en avoir perdu les clés. C’est à titre de portier, et dans cet humble office, que Lucien d’Azay nous en fournit un certain nombre. Grâces lui en soient rendues.
G. J.