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mardi, 10 mai 2016 15:38

L'immolé volontaire. Franz Kafka

Franz Kafka n’est jamais devenu un adulte. C’est le meilleur moyen pour devenir un écrivain, bien que Kafka n’ait jamais voulu en devenir un. L’enfant ne vit pas dans le monde, n’a pas besoin de reconnaissance sociale, ni de gagner son pain. Il vit dans l’imagination. Il n’a pas besoin de devenir Napoléon. Il est Napoléon. Cette puissance imaginative, l’adulte qui doit faire son chemin dans la société, exercer un métier, nourrir une famille, la perd.

Or la littérature existe parce que la vie sociale est fondée sur le mensonge. C’est pour dire cette vérité sur soi, cette vérité qui ne peut jamais être dite en société que la littérature s’est mise à exister. Pour cette raison un homme se retire du monde, ou s’arrange pour n’y entrer jamais, afin d’écrire une lettre au monde où serait dite cette vérité. Car le Moloch de l’art est aussi exigeant que celui de la religion, que la gueule du loup soit celle du Dieu vivant ou celle de l’œuvre à réaliser.
L’œuvre de Kafka tout entière peut être placée sous le signe de cette parole de saint Paul : avec la loi est venu le péché.[1] Kafka, au fond, n’a à faire qu’avec la loi et avec la culpabilité de l’homme devant la loi. La culpabilité et l’angoisse.

Libérateur jugement
Dans le monde de Kafka, il n’y a pas de cachette où l’on puisse se réfugier. Il y a la loi et Dieu qui voit tout. Vous êtes donc terriblement seul. Seul devant la loi. Les autres ne peuvent rien pour vous.
On vous a dit : « Tu es coupable ! » sans vous dire de quoi. « On viendra te chercher tout à l’heure, prépare ta défense. » Mais on est seul et il n’y a pas d’avocat pour prendre votre défense. « Allons devant le juge », mais il est introuvable et on ne sait à quelle porte frapper et jamais on ne le saura. On est engagé dans une procédure sans fin. Evidemment si quelqu’un vous interroge, vous pouvez toujours répondre : « Je n’ai rien fait. » Mais c’est pour vous disculper que vous le dites, car enfin ! vous avez fait quelque chose. Vous êtes responsable de quelque chose. Vous êtes responsable de ce que vous avez fait ou omis de faire. On ne se dérobe pas à l’interrogatoire. Personne ne peut supporter d’avoir fait quelque chose quand il y pense. Personne ne peut supporter de voir noter ce qu’il a fait, et personne non plus ne peut supporter de vivre sans être jugé.
S’il était jugé, il serait tranquille, il serait sauvé, il pourrait respirer. L’angoisse serait terminée. Mais ce qui ne vous laisse pas en repos, c’est que tout compte ; c’est qu’il n’y a même que des comptes et qu’il n’y a personne pour dresser votre compte. Et vous avez quand même bien fait quelque chose puisque vous existez. Et quand on y pense, exister est bien la chose la plus terrible qui puisse exister ! Peut-on imaginer plus grand crime ? Vous existez, et exister c’est déjà être jugé. Vous êtes inscrit sur la liste des vivants. C’est bien la pire des conditions. Vous êtes venu imprudemment au monde, vous auriez dû réfléchir avant de prendre une pareille décision, et maintenant il est trop tard ! Vous aurez à répondre de tout ce que vous aurez pensé, dit ou fait. Mais il est encore plus terrible de mourir sans avoir été jugé, n’ayant trouvé de repos nulle part. Il n’est chose plus terrible que d’avoir manqué son juge et de demeurer dans sa cage toute sa vie. En même temps, celui qui ne sort pas de sa cage et qui ne se mêle pas à la foule conserve ou acquiert une étrange clairvoyance. Il voit tout, tandis que les autres ne voient que peu de chose et s’imaginent le reste. Mais qui donc peut supporter sa propre présence et celle des autres ? Qui voit Dieu meurt.

A la porte des vivants
Le monde de Kafka n’est pas le monde des vivants qui se meuvent librement parmi les objets et qui changent de points de vue quand bon leur semble. Celui qui n’a pas fait le geste de se déplacer et de vivre, qui se tient immobile à l’entrée des vivants, qui, en quelque sorte, n’est pas sorti de sa caverne (dans le sens inversé du mythe de Platon) a retenu certaines choses que les autres ont oubliées. Ceux qui demeurent dans l’attente de la vie, de Dieu, de la mort ou du jugement - ou de ces quatre choses ensemble qu’on appelait jadis les fins dernières et qui, pour Kafka, sont les premières -, hésitant même à naître, n’ont pas de besogne. Ils voient. Kafka fut de ceux-là. Esprit lucide, il sut nous donner des nouvelles du monde oublié dans lequel il avait séjourné et des choses terribles qu’il y avait vues et que l’homme adulte et travailleur fuit dans une vie active et agitée.
La violence radicale de l’enfant Kafka, qui ne fait aucun compromis avec le monde, ressemble à celle de l’enfant Proust qui ne pouvait s’endormir avant que sa mère ne fût venue l’embrasser. Cet enfant est à la fois coupable et innocent par définition, par droit de naissance, et pour ainsi dire par droit divin. Et comme tous les enfants, Kafka était un être excessivement logique et moral. Celui qui a fauté doit être puni. Et celui qui ignore la faute qu’il a commise est forcément celui qui a commis la plus grande faute. Celle qui ne peut être réparée car elle ne peut être avouée.
Ayant écrit ce qu’il avait écrit, ayant dévoilé ce qu’il avait vu et qu’il n’aurait pas dû voir, il était naturel qu’il voulût brûler son œuvre, qui était peut-être son plus grand crime. Brûler ce qu’il avait écrit, c’était ne pas le prendre et ne pas se prendre non plus au sérieux. Puisqu’écrire, c’est se donner de l’importance, rechercher une approbation, une complicité, se prendre pour un prophète. Alors qu’écrire comme vivre n’était pardonnable qu’à condition de demeurer un enfantillage. Or brûler son œuvre, c’était lui accorder une importance qu’elle n’avait pas, qu’elle ne pouvait avoir. Il demeura donc dans l’indécision, confiant l’exécution de l’autodafé à celui de ses amis qu’il avait prévenu. Mais comment brûler du feu ? Comment livrer au feu un livre qui est du feu ?
Kafka disait de Moïse : « Ce n’est pas parce que sa vie fut trop brève que Moïse n’atteignit pas Chanaan, mais parce que c’était une vie. » Ce que désire le moins Kafka, c’est changer le monde, non parce que le monde est bon, mais parce qu’il est inscrit dans l’ordre du temps. Au crime de lire quand il était enfant (lire est un enfantillage aux yeux du Père, une activité dénuée de sérieux) succéda, quand Franz Kafka eut atteint l’âge adulte, le crime d’écrire.

Le fils obéissant
Kafka voulait intituler son œuvre Tentations d’évasion hors de la sphère paternelle, mais jamais il ne voulut vraiment s’évader. Ce qu’il voulait, c’était vivre dans la sphère paternelle en exclu. Il voulait rester un enfant dans son rêve comme Rousseau aurait voulu toujours vivre comme un promeneur solitaire et qui rêve.
Kafka écrit à son père : « J’étais un enfant anxieux mais cependant obstiné comme tous les enfants. Je crois cependant qu’un mot aimable, une façon silencieuse de vous prendre la main, de vous tapoter le dos, eussent obtenu de moi tout ce qu’on désirait. Mais toi, tu ne peux traiter un enfant que conformément à ta propre nature, avec force, éclats, avec colère. Tu t’étais élevé de par ta propre force à une si haute position que tu avais en toi-même une confiance illimitée. En ta présence, je me mettais à bégayer. Devant toi, j’avais perdu la confiance en moi-même et assumé en retour un sentiment de culpabilité sans bornes. C’est en me souvenant du caractère illimité de ce sentiment que j’avais écrit un jour de quelqu’un [du héros du Procès, Joseph K, un double de l’auteur] : “Il craignait que la honte ne lui survécût.” C’est de toi qu’il s’agissait dans tout ce qu’il m’arrivait d’écrire. Que faisais-je sinon de déverser les plaintes que je n’avais pu déverser dans son sein. »
« L’obstacle essentiel à mon mariage, dit-il dans La lettre à son père, c’est ma conviction que pour assurer l’existence d’une famille, et surtout pour la diriger, il faut nécessairement les qualités que tu possèdes et que je n’ai pas. » Autrement dit, il faut pour être ce que tu es, nier ce que je suis. Tu as été fait pour être père, j’ai été fait pour être fils. Tu as été créé sur le modèle d’Abraham et moi sur celui d’Isaac. Pour ne pas se trahir, pour refuser la vie du monde, la responsabilité, l’activité du monde, il faut mener une vie acharnée, voisine du désespoir, du suicide ou de la folie, mais cette lutte, paradoxalement, s’accompagne d’une joie indicible : « Ce n’est pas la victoire que j’espère. Comme telle, la lutte me remplit d’une joie qui déborde ma faculté de jouissance, et ce ne sera peut-être pas à la lutte, mais à la joie que je finirai par succomber. » Le secret de son malheur, c’est sa joie. Dans son abaissement, il trouve son élévation, et dans sa faiblesse il trouve sa force pour parler comme saint Paul avec lequel il partage plus d’un trait.
Voici comment dans Le Verdict il raconte l’histoire d’un jeune homme qui se suicide après une dispute avec son père : « Il jaillit hors de la porte et franchit les rails du tram, attiré irrésistiblement par l’eau, et déjà il s’accrochait au parapet comme un affamé à la nourriture. Il sauta le garde-fou en gymnaste consommé qu’il avait été dans sa jeunesse pour l’orgueil de ses parents. Il se maintint encore un moment d’une main qui faiblissait, guetta entre les barreaux le passage d’un autobus dont le bruit couvrirait facilement le bruit de sa chute, cria faiblement : “Chers parents, je vous ai pourtant toujours aimés” et se laissa tomber dans le vide. »
Il n’est rien qu’il eût pu affirmer au monde, au nom de quoi il eût pu parler. Il n’est que le refus du monde adulte du travail, de la paternité, et donc de l’histoire et du monde. C’est pourquoi il s’incline profondément devant une autorité qui le nie et qui l’écrase, encore que son inclination, sa soumission et son humiliation soient plus violentes qu’une affirmation criée ou qu’une révolte proclamée qui eussent attiré sur lui l’attention. Il s’inclina et se soumit en souriant et en répondant par le silence de l’amour à ce qui pourrait le faire céder.

Séparés de Dieu
« Personne, nous dit Max Brod en parlant de son ami d’enfance, n’avait une conscience aussi vive de ce qui nous sépare de Dieu. Dans son honnêteté et dans son humilité, il ne concevait pas que cette conscience fût une vertu. Il ne voyait que l’insécurité et la faiblesse qui en résultaient. Mais comme il pensait que pour assurer l’existence il faut sentir, avec une clarté dépouillée de toute pénombre rituelle et de tout soutien dogmatique, l’éloignement de Dieu [ou de la vie authentique au sens où l’entendait, par exemple, Kierkegaard, son frère chrétien, ajouterions-nous], ses louanges pour l’homme commun, celui qui n’a pas vu Dieu, contenaient une ironie involontaire extrêmement délicate, narquoise et touchante en même temps : puisant pour ainsi dire dans la surabondance de sa vie intérieure, il attribuait aux triomphateurs de la vie quotidienne, ceux dont l’Evangile dit qu’ils ont reçu leur récompense ici-bas, un avantage fictif : “Ils savent comme moi que l’abîme est sous eux et ils s’engagent sur la corde et la franchissent heureusement !” » Sous-entendu : ils sont plus chanceux ou plus malins que moi. Mais le savent-ils bien ? Ont-ils vraiment conscience de la présence de l’abîme sous leurs pieds ? L’hypothèse néanmoins est plaisante, voire charitable. Du moins procurait-elle à Kafka l’illusion d’avoir des semblables.
Car si Kafka voulait brûler ses livres, c’est qu’il savait qu’écrire était un péché, voire le seul. Révéler le péché caché des adultes est un crime énorme que ni Dieu ni la loi des grandes personnes ne lui pardonnerait. Mais c’est la même voix qui a dit : « Malheur à ceux par qui le scandale arrive ! » et « Il faut que le scandale arrive. » Il faut que l’agneau soit égorgé. Et peut-être que Kafka pensait, avec une certaine reconnaissance, que la force avec laquelle il s’opposait à son père, et d’une manière générale au monde des pères, c’était de ce mystérieux Père et de son épouvantable loi qu’il l’a tenait. Et c’est peut-être cette même pensée qui traversa l’esprit de Lucifer avant la création de l’homme.

[1] « Que dirons-nous donc ? La loi est-elle péché ? Loin de là ! Mais je n’ai connu le péché que par la loi ; car je n’aurais pas connu la concupiscence, si la loi n’eût dit : Tu ne convoiteras pas » (Rm 7,7).

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