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lundi, 09 mai 2016 13:56

Philippe Rahmy. Anticorps chrétien ?

Philippe RahmyLe Prix Rambert de la Section vaudoise de la Société d’étudiants de Zofingue est décerné cette année à Philippe Rahmy pour son roman Allegra (Éditions La Table Ronde, 2016). En 2012, choisir consacrait un article à cet écrivain et analysait son œuvre. L’écriture de Rahmy soulève la souffrance, mais elle la traverse aussi. A lire ici.

Biographiquement parlant, Philippe Rahmy est né à Genève en 1965. Il a étudié les lettres à Lausanne où il vit actuellement. Egyptologue, il est philosophe, poète et... atteint de la maladie des os de verre. Voilà pour les repères (succincts, j’en conviens), les marqueurs sociaux. Mais un diagnostic médical, cela fait-il partie d’une biographie ? Maladie des os de verre : Philippe Rahmy ! Bio, c’est vie. Graphie : écriture. Philippe Rahmy déroule une écriture de vie, dans le corps, avec l’esprit, et dans la douleur d’une souffrance qui la raconte et en la racontant, la dépasse. Les mots pèsent lourds dans sa bouche, ils ne sont pas innocents, mais forment corps, masse, presque des organes hors du corps vivant d’une vie propre.


Philippe Rahmy, en plus de collaborations régulières à la revue remue.net, (1) cofondée avec François Bon, a publié deux ouvrages majeurs chez Cheyne éditeur : Mouvement par la fin, sous-titré Un portrait de la douleur (2005), et Demeure le corps, sous-titré Chant d’exécration (2007), dans la collection «grands fonds». Ces deux livres ne pouvaient trouver meilleure collection et collection meilleurs ouvrages pour illustrer l’apnée mais aussi l’appel d’air des abysses où ils se meuvent. Grandes profondeurs, en effet.
L’écriture de Rahmy soulève la souffrance, mais elle la traverse aussi. Il ne s’agit pas ici du témoignage d’une promenade de santé. Pourtant, nul misérabilisme. Il y a une grande force dans cette exploration de l’enfermement. Mouvement par la fin, tout d’abord, commence presque à reculons : «Je me résous à parler puisque cela aussi sera emporté.» Ecriture dans le silence, mais aussi contre celui-ci. Entre l’économie d’un souffle court et des phrases qui se déroulent comme des bandages, on perçoit le pouls de celui qui s’auto-observe. La souffrance ramène, inlassablement, au corps. Mais la scission entre le corps et l’esprit est minée, rendue vaine. On comprend bien alors : le cerveau, c’est un organe et tout dans les mots sont du corps. Rahmy fait éclater les dualismes et les bipartitions. Il écrie du corps.

Le ciel en soi
Souffrance ? Sacrifice ? Grâce ? Dans son vocabulaire, Rahmy nous ramène au Christ, à un Christ profondément humain dans sa souffrance, son sang, ses larmes, son abandon. Il n’y a pas d’image consolatrice, pas de détour possible. Il y a le mal, le fait de devoir faire avec lui, parce qu’il n’y a pas de choix, pas d’issue, de passe-droit : «J’aime le mal pour ce qu’il m’ôte d’irréalité. Le mal est toujours vrai.» Alors oui, adhérer au mal, entrer dedans, le prendre entier pour espérer le traverser, aller un peu plus loin que lui, parce que le fuir, à quoi bon ? Rahmy déroule une immanence transcendantale, une métaphysique des artères et du cœur. «Ecris : toute parole vraie porte en elle sa possibilité. Répète : je veux une écriture synonyme de prière. Ecrire n’est possible qu’en attente d’infini. La douleur dite apparaît éternelle.»
Une chose intelligente, spirituelle à écrire ? Une parole vraie, montée des os ! «Mon corps est un éclat de verre. Alors que j’écoute mes os se briser, je perds la vue, la parole.» Rahmy nous confronte à sa profonde souffrance, et le faisant, il nous ramène à la nôtre, permet de la dire, la guérir, la mettre en mouvement sur son corps immobilisé. Ecrire, c’est une autopsie, une «dolographie». Dans ce corps à corps, les mots sont peu de chose ; les mots pour le dire semblent vains et pourtant ils demeurent. Rahmy se tient sur la limite, sur la brisure, la lame du bistouri ou l’éclat de verre.
Se taire ? «Il y a dans ce mal une in­transigeance, une obligation de pau­vreté qui me font l’intime d’une agression. Mais jamais je n’affronte ce qui me frappe. Je pense un repos où la pulsion de mort et la miséricorde se mêlent.» Désir de la douleur ? Masochisme ? Peut-être, mais cela est trop moral encore, porte le poids d’un jugement, et Rahmy ne juge pas. Il constate. Il se déplace comme il bouge sur son lit, au rythme de son corps, au fur et à mesure des crises, de la tentation d’abandon, du morbide, de la con­trainte. Triturer sa plaie quand elle le tenaille ouvre vers l’espérance avec la fulgurance d’une trappe abaissée. Ça chute, ça élève ? «Pour qui souffre, la beauté est toujours spirituelle. Heureux qui donne son assentiment à sa douleur, il fait de sa mort une prière.» Notre Père est beaucoup plus bas que les Cieux ou ces derniers sont plus profonds qu’on ne pourrait le croire.

L’autre
L’écriture de Rahmy laisse l’autre à distance : «Le corps malade est un puits pour les autres ; ils viennent y faire leurs vœux.» Ceux-là passent, et l’on perçoit l’intime différence d’être au monde ; combien la douleur isole, écartèle, fragilise, en même temps qu’elle permet un accueil dans cette dimension chiffonnée où mille replis font richesse. Dimension intime, de mise à distance du monde qui rapproche les corps aussi. «Comme les corps célestes les plus lourds attirent à eux des satellites, ma souffrance plus compacte pousse ceux que je reçois à me montrer leur peine.» On entre là dans le mystère de la communion.
Lorsque Rahmy parle des visites qu’il reçoit, il témoigne comme on se flaire dans la souffrance, se respire en solitude : «Après avoir pris de mes nouvelles puis m’avoir fait l’aveu d’une misère quotidienne, ils me confient le malheur de n’être pas aimés. Alors je m’enrichis de l’enfance de ceux qui pleurent.» Alors je m’enrichis de l’enfance de ceux qui pleurent ! Bouleversante phrase qui rappelle, dans la Bible, que le fragile est aussi celui qui guérit le puissant de son illusion de puissance. «Je ne suis pas venu pour les biens-portants mais pour les malades» (Mc 2,17). Et si c’était l’extrême souffrance du Christ qui le rendait apte à entrer en résonance avec les souffrants ? Et si c’était de souffrir qui guérissait ? «A mesure que je m’éloigne de la lumière je m’enfonce davantage en elle.» Il écrit, le mystique, l’allongé.

Demeure Rahmy
Dans Demeure le corps, autre tonalité. Le corps malade demeure le centre de gravité, mais la voix se replie encore plus sur elle-même. Mysticisme ou théologie apophatique, (2) c’est peut-être bien dans la négation que l’affirmation la plus grande se détache, dans l’ascèse que la vie se met au jour. Alors ? Alors il conserve la lancinante douleur d’être où « écrire est la façon la moins humiliante de souffrir et de faire l’aumône ». Un crachat terrible, qui est aussi une mise à l’épreuve de Dieu. Quoi, alors, pour tenir au-dessus de soi, au-dedans de soi, qui ? Malgré tout, demeure le corps, demeure Philippe Rahmy qui bouleverse totalement dans et de par sa voix ce qu’être au monde est, le révèle.
Rahmy s’endort sur Les sept paroles du Christ sur la croix de César Franck, mais il nous rapproche de Piss Christ d’Andres Serrano (3) ou du Concept du visage du fils de Dieu, (4) œuvre théâtrale de Romeo Castelluci que des «christianophiles» enragés voulaient réduire au silence au nom d’une idéologie binaire.
Rahmy, cloué sur son lit, est un anticorps chrétien, inflammation de trop de souffrance, d’un excès d’humanité exprimés librement. Il en est aussi un baume et une réalisation, malgré lui probablement, ou plutôt, peut-être, à son corps défendant. Une fin possible ? Un commencement ! Il souffle : «A défaut d’amour, se résigner au poème.» Mais peut-être qu’il crie. Peut-être bien.

 

1 Revue littéraire, numérique, trimestrielle, française.
2 Encore appelée, de façon plus réductrice, théologie négative. La théologie apophatique est « une méthode de pensée qui se propose de concevoir Dieu en lui appliquant des propositions qui nient tout prédicat concevable. (...) Cette extension de l’apophatisme peut s’expliquer par la con­dition propre au langage humain, qui se heurte à des limites insurmontables s’il veut exprimer par le langage ce qui s’exprime dans le langage : l’apophatisme est un signe, un chiffre, de l’indicible mystère de l’existence. » (Pierre Hadot, in http://www.universalis.fr) (n.d.l.r.)
3 Voir à propos de cette œuvre, l’avis très différent de Gladys Théodoloz, in choisir n° 524, décembre 2011, p. 43. (n.d.l.r.)
4 Un vieil homme incontinent est changé à plusieurs reprise par son fils doux et patient. Désespoir du père, écroulement du fils devant un portrait géant du visage aimant du Christ. Une pièce qui renvoie au sentiment d’abandon de Jésus sur la croix, à la douleur de la condition humaine et au Christ consolateur. (n.d.l.r.)

 

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