Du monde, de l’amour et de l’amitié qui l’avaient un temps enchanté, il vit la cruauté, l’imposture et le néant. De cette cruauté, de ce néant et de cette imposture il fit un livre qui nous enchante ou qui nous ensorcelle. Chez Proust, nous restons dans le monde des fées et des sorcières avec lesquelles Perrault avait su captiver notre enfance. Enfant, petit poucet arpentant la forêt du mal qu’est le monde, c’est justement ce qu’est demeuré Marcel Proust. C’est parce que Proust n’appartenait pas à l’aristocratie du Faubourg Saint-Germain qu’il a pu la peindre. Il l’a d’abord exaltée, car pour un enfant les adultes sont des dieux, et puis il a vu leurs pieds d’argile et il s’est complu à en exposer les vices et les tares.
Le marbre du noble
Parmi tous ses personnages, il en est un qui a retenu plus particulièrement l’attention de Philippe Berthier : Robert de Saint-Loup, le neveu d’Oriane de Guermantes. Proust se plaît à opposer en Saint-Loup les idées libérales, les idées « avancées » de l’homme qui se pique d’être de son temps et qui cède aux sirènes de la mode, à son atavisme aristocratique qui les dément ; ce par quoi il n’est plus qu’un nom de famille et rejoint le type ancestral dans lequel se résorbe toute individualité et toute différentiation.
Proust avait sous les yeux ce qui restait de la société aristocratique de l’Ancien Régime. Il la fréquentait dans ses hôtels particuliers du Faubourg Saint-Germain et dans ses châteaux de province. Il l’observait comme Saint-Simon observait la Cour. Cette société était hiérarchisée et codifiée comme il se doit - ce qui pour un observateur est infiniment plus intéressant qu’une société égalitaire qui n’a aucun relief et dans laquelle chacun essaie, par tous les moyens, de se distinguer des autres et d’attirer sur soi l’attention. Ce qui fascine Proust, c’est que cette société avait créé un être qui s’appelle le noble. Et quand je dis société, je dis faux. Ce n’est pas la société, c’est le Temps qui a créé la noblesse.
Proust ne s’intéresse pas aux vertus ou aux vices du noble en tant que tel. Non, ce qui l’intéresse, c’est de voir sous l’individu les traits, la marque, la griffe héréditaire, tout ce qui le conditionne à son insu. Tout ce qu’il est et tout ce qu’il fait inconsciemment. Tout ce qui lui donne sa véritable originalité. Non pas une de ces originalités de surface qu’on attrape en observant la mode de son temps, mais celle qui vous est propre, qu’on ne peut se donner soi-même, car elle vous est donnée, imposée : l’originalité de race.
Elle n’est pas l’expression d’un moi avide de se distinguer du commun des mortels, elle est l’expression d’une lignée d’aïeux. Voilà ce que Proust aime à retrouver chez les gens qui, par ailleurs, peuvent adopter les idées sociales égalitaires de leur temps. Toutes choses qui ne comptent pas aux yeux de Proust et qui n’entament ni ne raient le marbre racial du donné qui seul est beau à ses yeux car il n’est pas fait de main d’homme. Il est le résultat des siècles et le produit du Temps.
Proust a moins peint des individus qu’il n’a peint une race. Et il ne l’a point peinte en pleine activité comme Saint-Simon ou Balzac, il l’a peinte à son crépuscule, à son agonie. Voilà pourquoi il a tant de peine à s’en détacher. Car il sait qu’elle ne sera plus jamais remplacée et que les hommes de l’avenir n’auront plus d’attache avec leur passé. Ils auront des aïeux (et encore !), mais c’est comme s’ils n’en avaient pas car ils n’auront pas vécu comme eux pendant des siècles sur le même coin de terre, autour du même cimetière, priant dans la même église, parlant le même français, ayant les mêmes intonations que leurs domestiques et leurs paysans et finalement ne faisant qu’un avec eux.
« Il pouvait, dira Proust de Robert de Saint-Loup, justement, dédaigner sa naissance aristocratique, mais il n’était pas en son pouvoir de se dépouiller de l’élégance aristocratique qu’elle lui avait conférée. Il mettait sa main dans la main d’un avocat, mais il ne pouvait pas faire que ce ne fût une main fine et longue qui avait pour se tendre un mouvement libre et charmant et qui s’abandonnait volontiers assez longtemps dans celle des autres, ceci, je crois bien, par une réminiscence inconsciente de cette habitude qu’il devait tenir de son père ou de ses pareils de croire flatter l’interlocuteur par une familiarité qui cherche à supprimer les distances... Le mouvement qu’il faut, dans un bal, dans un café, aux courses, dans n’importe quelle attitude de la comédie humaine, ce jeune homme d’un certain milieu le fait immédiatement juste, exquis, souverain, avec une liberté entière, tandis qu’à côté de lui un philosophe, un médecin, un poète seront gauches, absurdes, empruntés, embarrassés, maladroits, emphatiques ou pire, corrects. »
Correct ! Entends bien, lecteur, ce que cet adjectif, assez banal en soi du temps de Proust, recèle aujourd’hui de connotations qui pour le coup n’ont rien d’anodin !
Il a chargé !
Cet oisif, cet aristocrate mourra comme mouraient ses ancêtres : à la guerre ! La guerre, qu’on dit inutile et absurde, et qui était autrefois le jeu des nobles. Et c’est avec ces paroles que Proust fait l’éloge funèbre de son personnage et sur lesquelles Philippe Berthier clôt son livre : « Il avait dû être bien beau en ces dernières heures. Lui qui toujours dans cette vie avait semblé, même assis, même marchant dans un salon, contenir l’élan d’une charge, en dissimulant d’un sourire la volonté indomptable qu’il y avait dans sa tête triangulaire, enfin il avait chargé. Débarrassée de ses livres, la tourelle féodale était redevenue militaire. Et ce Guermantes était mort plus lui-même, ou plutôt plus de sa race, en laquelle il se fondait, en laquelle il n’était plus qu’un Guermantes, comme ce fut symboliquement visible à son enterrement dans l’église de Saint-Hilaire de Combray, toute tendue de tentures noires où se détachait en rouge, sous la couronne fermée, sans initiales de prénoms ni de titre, le G du Guermantes que par la mort il était redevenu. »
Enfin il avait chargé ! Cela résume tout. Un homme ramassé dans son nom, un nom ramassé dans une simple lettre de l’alphabet. N’est-ce pas Bossuet qui disait que la guerre tue moins d’âmes que la paix et que Dieu déclarait parfois des guerres pour le salut d’une seule âme ?
[1] Cf. Philippe Berthier, Saint-Loup, Paris, de Fallois 2015, 220 p.