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mardi, 01 mars 2016 15:42

60 min de pause

Gare de Lausanne. Un samedi à 8h 24. Départ pour un week-end à Paris. Heureux et impatient d’y être. Sauf que non. Au-dessus du quai 7, le panneau annonce un retard de « 60 min ». [1]

Soixante minutes ? C’est pas vrai ! Et dire que j’ai avalé de travers mon bol de céréales, cassé un verre sur le carrelage de la cuisine à cause du stress et battu Usain Bolt[2] au rasage pour être à l’heure... L’air frais du matin emporte mon soupir. Soixante minutes, on a beau dire, ça fait quand même cinquante- neuf de trop.
Bon. Il faut décider quelque chose. Soit je m’installe au Buffet de la gare pour éplucher un journal, soit je me pointe dans un des supermarchés miniatures du lieu pour m’acheter un ou deux trucs à grignoter pour le voyage. Mais faire du shopping pour passer le temps, ça fait trop amerloque. Et les journaux du Buffet de la gare, à cette heure-ci, doivent être tous en lecture. Voilà : à force de ne rien décider, cinq minutes sont passées.
Je ne vais quand même pas m’asseoir sur un des bancs métalliques du quai pour glisser mon index sur l’écran de mon smartphone pendant 50 minutes, à la recherche de nouveaux commentaires débiles sur Facebook ou d’un article passionnant sur lemonde.fr ! Les anglophones (qui donnent un nom à chacune de nos activités) appellent ça scroll. Je scrolle, tu scrolles, il/elle scrolle, nous scrollons, tout le monde scrolle pour passer le temps. Désormais, on scrolle devant les guichets de la poste, dans la salle d’attente du médecin, en attendant son bus et bien sûr... quand les CFF annoncent un retard de soixante minutes.
Misère. Je ne sais plus ne rien faire. Il faut que je meuble. Que je meuble. Que je meuble. Dans ma tête, il y a un magasin IKEA du temps qui passe. A l’Institut littéraire suisse, où j’anime des ateliers d’écriture, je demande souvent à mes étudiants : « Que fait ton personnage quand il ne fait rien ? » L’étudiant me regarde avec étonnement. Il avait surtout imaginé comment agissait son personnage : son métier, ses amis, ses désirs, ce qui le pousse en avant. Il n’avait pas trop prévu que son personnage puisse s’ennuyer fer me sur un quai de gare, par exemple...
Une fois, je leur ai demandé de dénicher un passage dans un roman dans lequel on voit le personnage « ne rien faire ». La fois suivante, un étudiant a apporté le chapitre dans lequel Ma da me Bovary lit des romans. Cloîtrée chez elle, à la campagne, la pauvre rêveuse dévore des bouquins. Un autre étudiant a déniché un roman policier mettant en scène un détective privé installé à son bureau, occupé à suivre les mouvements d’une grue pendant des heures.
C’est sa manière de ne rien faire en attendant qu’un nouveau client toque à sa porte. Une forme de méditation urbaine. Un troisième étudiant est venu avec une bande dessinée américaine. On voit un des personnages des Quatre Fantastiques[3] lire une BD. Pas n’importe laquelle ! Une BD qui raconte les aventures d’un autre super-héros : Hulk. L’idée du scénariste Stan Lee était de montrer que les super-héros sont exactement comme n’importe quel Américain. Quand ils sont en pause, ils lisent des comics books avec des su per-héros de chez Marvel.
Pendant que je divague, le train en direction de Venise Santa Lucia entre en gare. J’adore son museau allongé. On dirait une bête qui renifle les voies à la recherche d’une petite proie cachée entre les rails. Dans deux minutes, le train s’ébrouera. Il longera la vallée du Rhône, filera sous les Alpes et, six heures plus tard, débouchera dans la lagune. Il empruntera un pont unique au monde. Un pont qui ne s’élève que de deux mètres au-dessus des flots. Puis les wagons s’immobiliseront dans la gare de la plus belle ville du monde, libérant quatre cents nouveaux touristes, ne disposant en moyenne que de quatre jours pour tout photographier et s’offrir une demi-heure de gondole.
Je consulte ma montre. Encore cinq minutes de flinguées. Il m’en reste quarante-deux à tuer. « Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave », a prévenu Nietzsche en 1878, dans son essai Humain, trop humain.

Capuccino !
Bon. Assez tergiversé. J’ai envie de savourer un capuccino. Justement, dans le quartier sous gare, se cache un tearoom qui sert le plus fabuleux capuccino du pays. Même en Italie, on n’en fait pas des pareils. Une grande tasse de café sur laquelle trône un Cervin de mousse de lait. Quand je dis « Cervin », ce n’est pas une métaphore.
Je me mets en route. Ma valise à roulettes me suit comme un toutou. J’entre dans le tea-room, où quelques vieux messieurs rendent hommage au temps qui file en lisant Le Matin, le 24 Heures, Le Temps ou le 20 Minutes. J’ai l’impression que les trois-quarts des noms de journaux de la planète évoquent le sablier ! Ce n’est pas Die Zeit, Le Soir ou le Time Magazine qui diront le contraire.
Je souris à la serveuse lorsqu’elle dépose sur ma table sa sculpture de lait. Le Cervin est saupoudré de cacao. Un sommet.
A la table d’à-côté, deux cheminots se dégourdissent les jambes. Ce sont des travailleurs de nuit. Ils réparent la portion de voie qui s’est affaissée suite aux intempéries. Machinalement, leurs mains cherchent le paquet de cigarettes auquel ils n’ont plus droit dans les établissements publiques. Ils s’en grilleront une dehors, en rejoignant les voies. Leur addiction au tabac les pousse à raccourcir leur pause...
Ils causent du boulot. L’un voudrait travailler moins pour être plus présent auprès de son fils, âgé de cinq ans. Quand il rentre à la maison, son garçon est à l’école, et quand il part bosser, son enfant rentre de l’école... Justement, son collègue a entendu parler d’un système social dans lequel tout le monde recevrait une rente à vie payée par l’Etat. « Celui qui voudrait gagner plus serait libre de le faire, mais en tout cas, chacun aurait un revenu décent assuré », explique-t-il en souriant.
« - Et les gens feraient quoi toute la journée ? répond le père de famille en croisant les bras d’un air méfiant.
» - Du vélo, du tennis. On lirait un roman policier. On s’occuperait de ses enfants. Ché pas moi. Tout ce que tu veux.
» - C’est débile...
» - Pourquoi ? T’as pas envie de vivre sans travailler ? Chaque citoyen serait en pause. Une pause de 75 ans.
» - Arrête, c’est impossible. D’où viendrait l’argent pour payer les gens à ne rien faire ?
» - Ils y ont pensé, figure-toi.
» - Qui ça “ils” ?
» - Les initiants.
» - Mais quels initiants ? T’es sur quelle planète ?
» - Ça se passe en Suisse. Ils ont récolté cent mille signatures. On votera là-dessus en 2016. Revenu de base inconditionnel ! »
Je suis bouche bée. J’aimerais discuter avec ce cheminot pour en apprendre d’avantage. Mais ils se lèvent tous les deux, paient leur café et quittent le tearoom en cognant leurs grosses semelles contre le parquet. J’attrape mon smart phone pour pêcher sur Internet quelques infos sur cette initiative. La Suisse sera-t-elle le seul pays au monde à proposer à sa population de transformer radicalement la société ? Et bien oui ! Le site existe (www.rbioui.ch) et donne toutes les infos.
Les deux cheminots ne le savent peut-être pas, mais l’idée selon laquelle les citoyens ne sont pas faits pour travailler a déjà été théorisée voilà plus de deux mille ans. Et celui qui a imaginé cela n’était pas un doux rêveur. Il fut le précepteur d’Alexandre le Grand et le maître à penser de toute la scholastique médiévale : Aristote himself. Dans Ethique à Nicomaque, Aristote explique que les citoyens doivent occuper leur journée à développer leurs vertus et leurs talents innés. Bref, se cultiver, faire du sport, converser. Selon lui, la vie du citoyen est une longue pause active.
Seul bémol : le boulot de la cité est effectué par les esclaves... Eh oui ! Dans l’Antiquité, la notion d’esclave ne choquait personne. Du coup, je ne suis pas sûr que le modèle soit applicable en Europe en 2015 ! Enfin, j’imagine que les initiants au Revenu de base inconditionnel y ont pensé.

Raté ! Vraiment ?
Je consulte ma montre : 9 h 35. Mes yeux incrédules restent scotchés sur la grande et la petite aiguille. Le TGV est parti il y a dix minutes ! J’ai fini par rater mon train. Dans ma tête défilent les deux musées que j’avais prévu de visiter, les Vélib’ que j’adore louer pour flâner dans Paris pour un euro, le spectacle au Théâtre de l’Odéon que je ne verrai pas et pour lequel j’avais déjà acheté mon billet.
Une bouffée de rage monte en moi. Serrant de toutes mes forces la poignée de ma valise, je reste immobile comme un réverbère, encore incrédule d’être au milieu des Lausannois qui commencent leur jour née du samedi, au lieu de rouler à 320 km/h dans un TGV.
« La vie, c’est le truc qui passe quand on multiplie les projets », disait Lennon. Peu à peu, la tension baisse en moi. Mes soixante minutes à combler se sont métamorphosées en quarante-huit heures à remplir. Un week-end entièrement libre s’offre à moi.

[1] • Auteur, notamment, de La Vallée de la jeunesse, Genève, La joie de lire 2007, 176 p., prix des auditeurs de la RSR. (n.d.l.r.)
[2] • Véritable légende, cet athlète jamaïcain est un multi-champion du monde de sprint. (n.d.l.r.)
[3] • Fantastic Four est la plus longue série de BD éditée par Marvel Comics, entre 1961 et 2011. (n.d.l.r.)

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