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mardi, 01 mars 2016 15:38

La sécession silencieuse

Platon, dans Le Phaïdros, décrit Socrate comme Suétone montrera César s’immobilisant devant le Rubicon : « Comme j’allais traverser une petite rivière, un signal tout à coup se produisit dans l’air et m’arrêta. » La voix de son démon lui dit : « Suspends tout mouvement. Ne te risque pas plus avant ! » Socrate, sur le bord de la rive, se fige. Le monde a fini son œuvre, il a fini d’exercer son attraction et son ensorcellement sur Socrate. Tout s’arrête alors.

Nous avons tous, comme Socrate, un démon, un génie, un ange qui nous garde et qui nous conduit, qui nous parle à certains moments et qui nous dit « Halte ! Sors du monde ». Ce démon nous demande avec force supplications de renoncer aux pompes du monde et à ses prestiges, bref de lui faire la guerre. Une guerre de sécession. Une guerre silencieuse, la guerre de celui qui se retire et qui répond à côté aux questions que le monde lui pose encore. La meilleure façon de gagner une guerre, comme le savent les grands stratèges, est de ne pas la livrer. La meilleure façon de répondre aux questions, c’est de garder le silence ou de répondre à côté. La meilleure façon de vaincre le monde, c’est de s’en retirer. Cette pause, c’est le secret, le silence à l’écart et non à l’écoute du troupeau, le désert.
Le prophète a dit : « Je suis la voix qui crie dans le désert. » Il n’a pas dit qu’il parle dans le monde ou qu’il parle au monde. Il a dit que seul celui qui a fait le désert en soi, qui s’est fait désert, peut l’entendre. Devenir sourd aux bruits du monde pour entendre cette voix et ne plus entendre qu’elle... On ne peut trouver Dieu dans son cœur que si notre cœur est devenu un dé - sert, s’il s’est vidé de tout ce qui vient du monde et des hommes. C’est pourquoi les premiers chrétiens allaient dans le désert pour chercher Dieu. C’est ce que firent aussi les solitaires de Port-Royal dont le roi Louis XIV fit raser les tombes.
Tertullien, ce Père de l’Eglise carthaginois, disait que ce que le serpent a dit à Eve, Eve aurait dû le garder dans le fond de son cœur et le taire à son époux, comme Marie a gardé dans le fond de son cœur le secret que l’archange Gabriel lui avait confié. La voix de l’homme, le bavardage humain, amplifié et diffusé par la technologie qu’il a inventée à cette fin, a tué le silence de Dieu, et le monde entier est devenu un bavardage et un charivari perpétuels. La terre n’est plus qu’une immense cabine téléphonique. Et cabine, elle ne l’est même plus. Si les hommes parlaient dans une cabine, on ne les entendrait pas !

Plus de noms
Un jour les hommes rasèrent les maisons qu’ils avaient héritées de leurs pères. Ils ne prononçaient plus leurs noms, ils ne leur élevaient plus de tombeaux. Il n’y avait plus de fils et plus de pères. La Société pourvoyait à tout, assurait tout, prémunissait contre tout. Plus rien n’était laissé au hasard, plus rien n’était laissé à Dieu. Le ciel avait été aboli. Il ne servait plus à rien. Les hommes avaient sur terre tout ce dont ils avaient besoin.
Les humanités, la rhétorique, le passé avaient été jetés à la poubelle. Ils ne savaient plus ni ne voulaient plus savoir qu’ils avaient hérité d’une langue maternelle et que cette langue avait eu, elle aussi, une mère. Ils cessèrent de parler la langue de leurs morts. Ils n’eurent plus de pères ni de morts. Ils n’eurent plus de mots. Ils inventèrent une langue sans mots.
Les forêts, les haies, les étangs, les mares, les basses-cours, les poulaillers, les caves, les greniers disparurent. Les hommes cessèrent d’avoir des dieux et de leur offrir des sacrifices. Ils cessèrent de prononcer leurs noms. La disparition elle-même disparut. Il n’y eut plus de solitude, de silence, de passé. Il fut interdit de prononcer ce mot.
La tyrannie du bien commun s’étendit à tout. Il fut interdit et quasiment impossible d’avoir une vie privée, cachée, secrète, silencieuse. La transparence fut absolue. L’impérialisme démocratique avait fini par exterminer toutes les poches de rébellion, de sécession, de sédition. Le rapprochement entre les hommes fut tel que aucune distance, aucun éloignement ne fut désormais possible. On appelait cela la communication. La science avait enfin triomphé de l’ignorance, du fanatisme, de l’obscurantisme. Elle régnait sur tout, évaluait tout, mesurait tout, quantifiait tout, expliquait tout, rendait compte de tout. Les hommes n’avaient même plus le loisir de s’ennuyer. Les jeux, les informations, la proximité, l’actualité, les rapprochements, les débats, les prises de conscience collectives, les sondages d’opinion, les votes étaient obligatoires. Il n’y avait plus de vie intérieure frondeuse ou silencieuse soustraite aux yeux et aux oreilles de l’Autorité.
Avec les moyens de communication, le monde était partout. Les hommes vivaient entourés de machines. Les machines étaient leurs idoles. Ceux qui restaient à l’écart, ceux qui ne participaient pas à la grande messe collective, qui ne suivaient pas le rythme étaient éliminés ou se laissaient mourir. Le troupeau était parfaitement domestiqué.
La poésie, le langage, la contemplation, le recueillement, l’ombre, le silence dis - parurent avec les derniers animaux. Le souvenir de la vie des générations antérieures fut entièrement aboli. Les hommes, si on pouvait encore les appeler de ce nom, n’en éprouvaient même plus la nostalgie. Ils étaient happés par l’actualité, l’information, la distraction, les nouvelles, la sensation, la violence, les messages qu’ils s’envoyaient, les « musiques » qu’ils écoutaient, l’immédiateté de l’instant, la vitesse, la circulation, la consommation.

Plus de grotte
Le monde moderne a été créé pour que l’homme cesse de voir la nature, le ciel, la terre, les arbres, les haies, l’herbe, les bêtes, les insectes, pour qu’il cesse d’aller à pied, à dos d’âne ou de cheval, pour qu’il cesse de voir s’élever les flammes d’un feu de cheminée, pour qu’il cesse d’entendre le chant des oiseaux, le mugissement des bœufs, le hululement des chouettes, pour qu’il cesse de voir les étoiles, pour qu’il cesse de se baigner et de pêcher dans les rivières, afin de circuler en automobile sur des autoroutes et de sillonner le ciel en avion sans rien voir du paysage.
Un empire technocratique, ploutocratique et violent, un empire marchand, bavard, promotionnel qui tient les homes en esclavage par la consommation, les slogans, les affiches, la publicité - car un produit qui n’est pas lancé par la publicité et la promotion n’existe pas - s’est substitué peu à peu au règne antique et biologique, erratique, spontané, paysan, tâtonnant, des espèces végétales et animales sur la Terre, libres et sauvages. Le culte de la réussite, de la santé, du progrès, de la technique, de la connaissance, de la production, de la consommation, de la croissance, de la longévité personnelle, du tourisme a opéré cette extermination.
On est aux antipodes de ce que les anciens Athéniens et les penseurs des Lumières avaient imaginé sous le nom de démocratie. Augustin, dans ses Soliloques, a écrit : « Il y a dans chaque homme une place où Dieu peut venir s’abriter. Cette place où Dieu peut venir est une place construite au terme de l’enfance. Cette place, c’est la mère qui en se retirant l’a transportée d’elle à l’enfant, qui la lui a ouverte. »
Cette place, ce vide, ce désert, c’est le lieu que Dieu, dont la parole est silence, vient habiter. C’est un retrait, une tanière, une cachette, une grotte soustraite à la férocité, à la fièvre, à l’agitation et à la volonté d’asservissement du monde. C’est la retraite que Jean-Jacques, fuyant ses persécuteurs, cherchait dans ses rêveries sur les eaux du lac de Bienne, du temps où les demeures sentaient encore les matières dont elles étaient construites, le bois, la pierre, le vieillissement, le foin, le fumier de la ferme, quand rien n’était encore séparé : le végétal, l’humain, le divin et l’animal. Avant que l’homme ne se met te à classifier, à cataloguer, à dresser des inventaires de propriétaire et à exploiter la terre qui était autrefois le terrain de jeu et de chasse des tribus nomades. Tout était encore anonyme, le divin était partout. Rien n’était séparé.

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