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lundi, 21 décembre 2015 15:03

Il fut une fois...

Voici un ouvrage magistral[1]. Il ne faut pas craindre de louer un auteur qui le mérite. Il y a là un chef-d’œuvre de littérature comparée et de critique, c’est-à-dire d’explication et de jugement. Marc Fumaroli s’est donné un grand projet. Il a décrit tous les prodromes de la révolution humaniste.

Cette révolution s’est produite en deux temps. Au XVIe siècle, avec la Renaissance, et au début du XVIIe siècle, avec l’hôtel de Rambouillet et la naissance des salons. La teneur définitive, la teneur finale de l’humanisme classique, s’explique par ses origines, par sa filiation intellectuelle ainsi que par les conditions sociales qui l’ont fait éclore : une classe, l’aristocratie (ou la haute bourgeoisie), où des âmes libres de développer plus complètement leurs sentiments, parce qu’étant hors du métier des lettres, ont le loisir de penser davantage à leurs émotions et de cultiver l’art du bien dire et de la conversation. L’illustrent les mémoires, les maximes, les essais, les pensées et l’art épistolaire.

Les racines du classicisme
Marc Fumaroli commence par montrer que la doctrine proprement humaniste est antérieure au XVIIe siècle. Nous croyons communément que le classicisme est l’œuvre de Malherbes et de Boileau, qu’il s’est développé autour des entretiens du satirique et de ses amis. Fumaroli rappelle que c’est une erreur. Assurément le classicisme du XVIIe siècle est relié à celui de la Renaissance, l’italienne et la française. Il est, par les humanistes - Montaigne, Erasme, Rabelais, Bodin, Bacon, Ben Jonson, Grotius -, rattaché à tout le monde de l’Antiquité, notamment latine, représenté par Quintilien, Sénèque et Cicéron.
L’art complet, l’art parfait, qui est en réalité l’art de vivre de l’honnête homme, a un fond immuable qui est transmis de siècle en siècle (avec des éclipses) et c’est ce fond qui constitue le classicisme (ou l’humanisme) éternel. Il se réduit à un petit nombre de règles et de principes, rigoureux il est vrai, dicté par la nature humaine : vérité des sentiments, efficacité de l’expression, intervention de ce jugement rapide et profond qu’on appelle le goût, conciliation du jugement personnel avec le génie humain par l’intermédiaire d’une langue donnée, avec ses lois et son usage, et c’est peut-être tout.
Mais ce classicisme éternel a ses modes, ses applications, ses moments. Montaigne et Ronsard, Malherbes et saint François de Sales, le Père Dominique Bouhours et la Compagnie de Jésus, le grammairien Claude Favre de Vaugelas, le chevalier de Méré, Pascal, Descartes, le cardinal de Retz, La Rochefoucauld et la duchesse de Rambouillet, La Fontaine et les poètes, Louis XIII, plus tard Boileau et ses amis, si divers les uns des autres dans l’inspiration et l’exécution, ont assuré par leur accord préalable, par leur poétique bel et bien concertée, l’un de ces moments du classicisme. « La prose, la conversation deviennent affaire d’Etat et lien social », écrit Marc Fumaroli. Cette idée de la prose et de sa clarté convertit à la France tout ce qui en Europe aspirait à l’esprit.

L’art de la conversation
Il est vrai que le chef-d’œuvre de la France est sa littérature, et que le chef-d’œuvre littéraire de la France est peut-être sa prose abstraite dont la pareille ne se trouve nulle part. Depuis le XVIe siècle, il n’est pas d’époque chez nous qui n’ait produit des ouvrages de philosophie, d’histoire ou même de science pure admirables par l’ordonnance et le style. Or la cour et le salon, plus tard les cafés, ont joué le rôle le plus actif dans la formation et la direction spirituelle de nos lettres.
On peut apprécier di versement cette fermentation, soutenir qu’elle fut plutôt nuisible au développement de puissantes individualités, favorable aux intrigues et aux jeux de la vanité. On peut y voir au contraire une condition aussi propice à la vitalité de l’esprit que les bourses le sont à la circulation et à la multiplicité des affaires. Ce premier Parnasse se distingue par le raffinement dans la contrainte, par la pureté du goût, par la modération des passions ou par la maîtrise de ces passions. C’est l’époque où les nobles, rebelles désœuvrés en qui bouillonnait encore le sang des grands individus des Croisades et de la Renaissance, sont parqués à la cour et dans les salons. C’est le temps des maximes, dont on fait une arme du langage. On y exerce cet esprit acéré, ce trait juste que Nietzsche admirait tant chez les moralistes français.
Ces deux tendances contraires, souvent enchevêtrées - l’idéalisation courtoise et la rigueur dans l’analyse - partent du même fond : l’héroïsme. Les cours d’amour ont remplacé les champs de bataille, mais c’est toujours la prouesse jadis imposée au chevalier. C’est à cette époque que le Français a appris à parler. Toute notre littérature se ressent de cette école. Elle est une espèce de conversation brûlante pleine d’interrogations et d’aveux indiscrets.
« La conversation à la française, écrit Fumaroli, telle qu’elle prend son essor au XVIIe siècle, suppose chez tous les interlocuteurs une éducation littéraire d’ordre rhétorique. Mais elle s’emploie à la leur faire oublier. Elle suppose, une fois cette éducation passée au degré de l’improvisation, une habituelle maîtrise de l’élocution (clarté, propriété, choix des mots et des tours les meilleurs), de l’invention (lieux communs vivifiés par l’esprit) et de l’action (modération de la voix et du regard, gestes appropriés). Ces interlocuteurs de loisir sont en réalité des artistes complets de la parole, qui le plus souvent dédaignent d’être écrivains et font à bon droit le désespoir des écrivains. Rien n’est plus difficile que de retrouver par écrit la facilité apparente et la plénitude communicative de l’improvisation orale, sauf si l’on y est soi-même entraîné très tôt par la conversation. D’ailleurs, ce public d’improvisateurs accomplis, quoiqu’amateurs, est le premier juge des œuvres littéraires ; son jugement dialogué et oral est rendu sur les œuvres qu’il juge selon son propre critère : la vivacité et la fraîcheur de l’oral retrouvée par l’écrit. Théâtre exemplaire pour la littérature écrite, la conversation des gens d’esprit est passée à l’étamine. »
Culture, humanités, politesse, chacun voudrait pour soi-même ces mots chargés de lauriers et cherchera à leur imposer le sens qu’il préfère. C’est pourquoi tant de discours sur la culture étirent leurs dialectiques sans parvenir à en épuiser le sens. La culture, au sens ancien du terme, désignait l’effort de l’homme rationnel vers ce qu’il croit être la perfection. C’est ainsi qu’il y eut une culture spartiate et bolchevique dont le but était le héros et le soldat, une culture catholique dont le but était le saint, et même une culture protestante qui avait pour fin l’homme riche et vertueux, et riche parce que vertueux.
Il y eut donc, s’il faut en croire Marc Fumaroli, un âge d’or des lettres de la société humaine, dominée par la France, une France encore chrétienne et nourrie d’Antiquité.

Nécessaire élite
Epoque délicieuse mais combien éphémère, où l’absence de lois - de lois écrites - et je ne sais quelle confusion des genres atteignirent à une sorte de déséquilibre supérieur, par la grâce de laquelle les sexes, les classes, les tempéraments s’opposèrent sans se détruire, s’épaulèrent sans se combattre. Instant idéal de la civilisation où la règle devint habitude, l’hypocrisie seconde nature et la contrainte politesse. La guerre elle-même était un art, un jeu entrecoupé de déjeuners sur l’herbe et de ballets.
Des mots comme désinvolture, gratuité, insouciance, élégance, magnificence, clémence, bonté, gentillesse, courtoisie, amitié, paresse, loisir, libéralité occupaient alors une place de choix dans les dictionnaires et le vocabulaire. Moment mûr et parfait où l’aristocratie de naissance et celle de l’esprit se rejoignaient et composaient une élite exquise, telle que depuis il ne s’en est formé aucune. Cette liberté d’esprit, un mot la définit : le goût. Il y aura donc dans les plaisirs de la hardiesse, de la variété et de la surprise.
Mais ces temps sont passés et ne reviendront plus. Les gens du monde ont disparu avec les salons. L’aristocratie de naissance, ou ce qui en reste, fait sourire. Quant à celle de l’esprit... A la place des gens lettrés et de loisir du temps passé, nous avons des journalistes et des spécialistes. La culture est devenue un commerce et une industrie soumis à la loi du marché.
Si les artistes classiques étaient volontiers didactiques, s’ils pensaient que la poésie peut instruire, s’ils se plaisaient à enseigner aux grands l’héroïsme par la tragédie, comme l’honnêteté à tout le monde par la comédie, ils connaissaient en même temps le prix, la saveur, les délices d’un art n’ayant d’autre objet que lui-même. C’est une tout autre affaire que l’art pour l’art. Celui-ci, en rébellion contre la société, s’enferme dans une tour d’ivoire qui peut fort bien ressembler à une catacombe orgueilleuse et hostile. L’art classique désintéressé, au contraire, est une trêve, une halte, une oasis, une fête que l’esprit des hommes donne à leur cœur.
Une aristocratie de l’esprit, telle qu’elle a pu exister et telle que l’a rêvée Fumaroli, suppose bien entendu une aristocratie de naissance, sur laquelle elle s’appuie et dans laquelle elle s’enracine, tout comme une religion suppose un clergé, des dogmes et une doctrine. Alors et alors seulement, des gens favorisés par le ciel et par la nature, des gens de loisir et de goût, peuvent s’adonner à l’étude des humanités (des Belles-Lettres comme on disait alors, puisque le mot de littérature détaché du corpus des connaissances et des arts n’existait pas encore, pas plus que le mot de Culture avec une majuscule).
La brutalité, la vitesse, qui n’est qu’une des formes de la brutalité, et la sentimentalité ont remplacé le goût, la sensibilité et la politesse. Le sms a remplacé la lettre, abrégeant tout, le désir, l’attente, les préliminaires et le plaisir. Aujourd’hui la compétition est partout. Et aussi le sérieux triste. Chacun a sa position à faire quand il n’a pas tout simplement sa croûte à gagner. Dans une société d’égaux, il n’y a plus d’ancêtres ni de fortunes : tous ceux qui ont un nom ou de l’argent l’ont gagné et on ne gagne qu’après un combat obstiné, par la contention d’esprit, par le travail incessant, par le calcul morose. La vie n’est plus une fête dont on jouit, mais un concours où l’on rivalise.

Joyeuse soumission
Joignez à cela que nous sommes obligés de nous faire nos propres opinions. En religion, en politique, en art et dans la morale, chacun doit s’inventer ou se choisir un système : invention laborieuse, fastidieuse, choix douloureux bien différents de l’heureuse insouciance qui jadis installait chacun dans la soumission à l’Eglise et la fidélité au roi. La vie n’est plus un salon où l’on cause, mais un laboratoire où l’on « pense ».
Croyez-vous qu’un laboratoire ou un concours soient des endroits gais ? Les traits y sont contractés, le front soucieux, les joues hâves. Jugez par contraste de la bonne humeur et de la joie qu’on avait jadis. La vie se passait en visites, en promenades de plaisir, en conversations, en bals et en concerts. On n’avait point à conquérir son opinion, ni son rang, ni sa fortune. On ne bougeait pas sans cesse. On vivait entre soi. La conversation a disparu avec cette douceur de vivre et demain le langage lui-même la suivra dans la tombe.

[1] Marc Fumaroli, La République des Lettres, Paris, Gallimard 2015, 496 p.

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