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jeudi, 12 novembre 2015 14:28

Un bouquet d’Angleterre

William Hazlitt,
La solitude est sainte
Paris, La Table ronde, 2014, 128 p.

Thomas Love Peacock
Melincourt
Lausanne, L’Age d’Homme 2013, 290 p.

Ronald Firbank
La Princesse Zoubaroff; Théâtre et nouvelles
Lausanne, L’Age d’Homme 2014, 294 p.

L’excentricité est une denrée britannique qui n’est pas exportable et donc pas contagieuse. L’excentricité constitue pour un Anglais la solution vitale d’un problème crucial, d’une contradiction profonde. Par exemple, entre l’acceptation de la foi et l’exercice de la raison d’une part, et de l’autre entre une conscience poétique aiguë et les devoirs professionnels et moraux d’un pasteur voué au célibat quand la Providence vous a programmé pour ce rôle, comme ce fut le cas de Lewis Carroll.

Qu’est-ce que l’œuvre de Chesterton, par exemple, sinon la quête excentrique du centre, étant entendu que seul celui qui se trouve à la périphérie a une nostalgie et même une connaissance aiguë du centre ? Qui est plus sensible à l’idée d’orthodoxie que l’hérétique ou celui qui passe pour tel ?
Bref, personne ne sait mieux qu’un Anglais marier excentricité et conformisme. L’un par l’autre s’engendrant. C’est que, pour qu’il y ait humour, nonsense (c’est-à-dire moyen latent, clandestin, de prendre un congé élégant de la réalité, d’inventer une surréalité, comme fait l’enfant qui venant de recevoir un cadeau n’a de cesse de le démolir pour le reconstruire à son image et ainsi se l’approprier), il faut autour de soi une société passablement oppressive et résolument progressiste et optimiste. Telle pouvait l’être la société victorienne, mère nourricière et marâtre zélée de tant de génies excentriques. Parmi eux, les trois auteurs que nous présentons aujourd’hui : Hazlitt, Peacock et Firbank.

Cœur tendre
Hazlitt (1778-1830) est excentrique comme le Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire et le Stendhal égotiste de La vie de Henry Brulard. Son excentricité est d’être un solitaire, solitaire parce que misanthrope, comme le fut également Rousseau. Et misanthrope parce qu’honnête et sensible. Tout se tient. Mais ce sont ces tendres, ces sensibles-là qui parlent le plus à notre cœur, car ils lui parlent à voix basse.
Que fait un solitaire, un tendre ? Il fuit la compagnie des hommes pour se réfugier dans la nature, dans la campagne, où il poursuit un de ces tête-à-tête avec lui-même où se révèle le plus intime de l’homme, car il ne vise qu’accessoirement le lecteur. C’est une cigale au milieu des fourmis, un amateur qui ne fait profession de rien, un aristocrate qui tourne le dos à la plèbe agglutinée dans les villes. Hazlitt eut cette qualité, si peu française, que Stendhal estimait entre toutes : quand il écrivait, il ne pensait pas aux voisins. Autrement dit au public. Et c’est pourquoi Lucien d’Azay, son préfacier et traducteur, a donné comme titre au recueil d’essais qu’il vient de publier La solitude est sainte.
Silence, solitude, nature, trois mots presque synonymes, trois réalités que les hommes du début du XIXe siècle, d’avant la Révolution industrielle, pouvaient encore goûter, sans se douter que de ces trois paradis leurs descendants seraient un jour privés. Ecoutons Hazlitt nous parler.
« L’une des choses les plus agréables du monde est de partir en voyage ; mais j’aime partir seul. Je peux apprécier la compagnie dans une pièce, mais dehors celle de la nature me suffit. Je ne suis jamais moins seul que quand je suis seul. Les prés sont mon étude, la nature mon livre. Je ne vois pas en quoi il serait spirituel de marcher et de converser en même temps. Lorsque je me trouve à la campagne, je souhaite végéter comme la campagne. Je quitte la ville pour oublier la ville et tout ce qui s’y trouve. J’aime la solitude pour elle-même. L’âme du voyage, c’est la liberté. La campagne est l’image même de ce romanesque d’autrefois que j’aime entre tous. Les amateurs de tapisseries retrouvent sur ces collines les sites médiévaux qui servent d’enchanteresses toiles de fond aux châteaux gothiques. De tous côtés, d’étroits chemins de terre battue serpentent dans la solitude vers des vallées lointaines et, en se rétrécissant de plus en plus, laissent derrière eux un émoi particulier, legs d’une suite de générations où vibre quelque chose qui a du rapport avec les longs parcours à dos de cheval, les signes que font les lumières d’auberge, le bout du voyage pour des amants et des mourants las de vivre. Des pentes herbeuses, des étendues pareilles à des parcs, des rivières sinueuses, des vallons champêtres, de vieux murs, de vieux moulins à eau, de vieilles fermes, de vieux ponts, de vieux cimetières fournissent à l’imagination contemplative ce sentiment poétique d’une continuité humaine, du lent et religieux défilé des générations après lequel languit l’esprit du mortel qui cherche à prendre pleinement conscience de son héritage. »
Liberté, solitude, nature, je doute que le voyageur moderne trouve ces trois marchandises dans ses valises.

Esprit raisonnable
Notre deuxième excentrique - Thomas Love Peacock (1785-1866) - a choisi comme excentricité majeure, non pas l’humour ou le nonsense, mais la moins excentrique, la plus centrale, la moins anglaise de toutes les excentricités : la raison. Peacock veut les hommes raisonnables comme Molière les voulait dans le juste milieu, tout en sachant fort bien que s’il n’avait sous les yeux que des hommes raisonnables et vertueux, il n’aurait rien à peindre, ce qui le désolerait fort. Or ce culte de la raison n’est-il pas, je vous le demande un peu, la plus plaisante et la plus singulière de toutes les excentricités ?
Au début du XIXe siècle, les lumières de la philosophie (émancipée de la théologie dont elle n’était jusque-là que la servante) et la Révolution française (mâtinée d’anglomanie) ayant fait table rase du passé, la foi, ayant pratiquement disparu de la cervelle des intellectuels, ne se maintenait plus que dans les recoins les plus cachés des cerveaux d’obscurantistes et de fanatiques tellement épris du mystère qu’ils refusaient d’éclairer leur religion à la lueur de la bougie philosophique. Deux puissances s’affrontaient sous un ciel vidé de tout surnaturel : la raison et le sentiment. L’école de Voltaire et celle de Rousseau.
Peacock n’est ni conservateur ni réactionnaire ni progressiste. Il a certes salué comme Byron, Shelley, Coleridge ou Wordsworth les idées folles et généreuses de la Révolution française, mais il comprit très vite que le progrès n’était que matériel et mécanique, n’apportant que le chauffage central dans les châteaux et les masures qui se chauffaient au feu de bois, et que la ville était en train de manger la campagne, la religion de l’argent ayant remplacé celle du sang.
Dans un monde privé de tout frisson surnaturel, Coleridge chercha refuge dans la ténébreuse métaphysique germanique dont il fut sur le sol anglais l’un des principaux importateurs. Ce qui lui valut du reste la critique sévère de son ami Peacock, qui se serait contenté pour sa part d’un romantisme mitigé, civilisé, et qui à la nostalgie de la chevalerie aimait à mêler la rêverie rousseauiste du bon sauvage. Or, s’il sent comme Rousseau, Peacock écrit comme Voltaire, un Voltaire qui aurait longtemps mariné dans la barrique rabelaisienne.
Un poète, dira Peacock, est un semi-barbare dans une société civilisée. Ses conceptions, ses idées, ses pensées se réfèrent à des usages disparus, à des superstitions et des terreurs, à des tyrannies surmontées. Désormais, la philosophie ne sert plus à rien, sinon à réveiller des fantômes endormis. Elle doit donc disparaître et céder la place à la raison, à la science, à l’économie politique, au commerce et à l’industrie vers lesquels se tournent raisonnablement les intérêts d’une société adulte. Il faut choisir son camp. On ne peut vouloir à la fois construire la cité du bien et continuer d’habiter dans la forêt du mal avec les fées, les elfes, les sirènes, les sorcières, les dieux et les prophètes, les satyres et les centaures. On ne peut être Homère et Platon. C’est devant cette contradiction que Peacock place les protagonistes de ses romans dialogués.
L’espèce humaine a-t-elle été corrompue par le progrès des arts, des sciences et des spectacles, comme le pensait Jean-Jacques, ou civilisée par eux, comme aimait à le croire le châtelain de Ferney ? Chacun a son système qu’il défend mordicus, et c’est de cette escrime toute verbale et toute philosophique que nous entretient Peacok. Il y a là du conte à la Voltaire, du roman parlé à la Diderot. On pourrait appeler ces romans dialogués des farces ou des soties, comme on disait au Moyen Age.

Corps féminin
La troisième fleur de ce bouquet est une fleur artificielle. Ronald Firbank (1886-1926) a peint à l’aube du XXe siècle la femme du monde, telle qu’elle a pu magiquement exister dans la société sans doute la plus aristocratique (et donc la plus fermée) du monde, et telle qu’elle ne reparaîtra certainement plus avant le baisser de rideau final. Apercevoir son ondoyante silhouette, entendre sous son corset les battements d’un cœur comprimé par les diktats de la mode et de la bienséance est le dernier luxe qui nous restait.
Cette femme du monde (il en est de deux types : l’intrigante et l’évaporée, que son innocence conduit parfois, le plus étourdiment du monde, aux abords de la sainteté - rose qui cherche ses épines) a deux confidents : son miroir (le conseiller de ses grâces) et sa femme de chambre, qui lui sert aussi de souffre-douleur. Et que je n’oublie pas son confesseur !
Elle a aussi deux modèles : Salomé, quand toute jeune encore, à peine émancipée du gynécée, elle éprouve le besoin de se faire les griffes contre son milieu, et Marie-Madeleine ou Thaïs, quand le cœur mûri par l’affliction et le chagrin et désillusionnée par les biens trompeurs et les plaisirs passagers de la chair et des hommes (ces vils séducteurs), elle songe à se retirer dans un cloître où elle pourra se faire un petit Hadès de toutes ses amertumes et boire le Graal de toutes ses déceptions. Ainsi vit-on certaines femmes lasses du monde et folles de Dieu faire fondre leurs bijoux pour en faire des clés de tabernacle. Car la femme ne vit, c’est bien connu, que pour plaire et être aimée.
Tout irait bien dans le meilleur des mondes possibles s’il n’y avait pas les hommes qui séduisent et qui abandonnent. Heureusement qu’il y a aussi Jésus, le divin époux, qui vous attend au bout du couloir, et puis d’autres femmes qui, elles au moins, sauront vous comprendre, être moins brutales, peut-être, et surtout moins volages. Enfin, c’est vite dit, car la vie religieuse ne comporte pas moins de croix que la vie mondaine pour ces héroïnes toujours tentées par le dépouillement et par le désert, et que le monde, aucun monde, n’est assez grand pour contenir. Et bien souvent d’un lieu à l’autre, monde ou cloître, l’être humain mâle ou femelle ne fait que transporter son cœur méchant et tourmenté.
Marcel Proust a peint une aristocratie finissante alourdie par le poids du passé. Rien de tel chez Firbank. Ses femmes du monde, fleurs de serre, n’ont d’autre poids sur les épaules que celui de l’air qui les caresse, de la lumière qui les éclaire et de la dentelle qui les enveloppe et d’où elles jaillissent comme des glaïeuls.

Rose en bouton
Les nouvelles et les pièces qui figurent dans ce recueil, à l’exception de La Princesse Zoubaroff qui en est le clou, ont toutes été écrites dans la jeunesse de l’auteur, quand celui-ci était encore sous l’influence d’Oscar Wilde, d’Aubrey Beardsley, de Joris-Karl Huysmans, de Théophile Gautier, de Max Beerbohm et de Maurice Maeterlinck. Ce sont les esquisses et les aquarelles qui préfigurent les romans de la maturité, lorsque Firbank, ayant fait le tour de lui-même et du monde, fort limité mais admirablement délimité, qui est le sien, sera le maître de tous ses moyens. Mais la rose en bouton a sa fraîcheur et déjà son parfum, aussi artificiels l’un que l’autre.

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