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mardi, 08 septembre 2015 14:59

Baudelaire.La modernité héroïque

« Je veux montrer comment Baudelaire est enchâssé rigoureusement dans le XIXe siècle », écrivait Walter Benjamin à Gershom Scholem. Il ne s’agit pas de décrypter dans les thèmes baudelairiens les bouleversements économiques et sociaux, mais, par un effet de miroir, d’éclairer les uns par les autres. » La naissance de la société industrielle de masse, l’avènement du prolétariat, l’expérience de la foule dans la grande ville, la marchandise, la perte d’auréole du poète, autant de situations à partir desquelles Baudelaire, le premier à avoir appréhendé la force productive de l’homme réifié, ici rapproché de Blanqui et de Nietzsche, invente, selon Benjamin, un héroïsme moderne.

D’un état de fait, la modernité, telle que nous venons succinctement de la définir, Baudelaire tira une valeur, un héroïsme nouveau, comme dit Benjamin, non pas un héroïsme de progrès comme ceux qui aujourd’hui encore se définissent comme modernes, mais un héroïsme de damnation. C’est pourquoi il s’identifiera à deux modèles, qu’il ira chercher non pas chez les Anciens ni chez ses aïeux français, mais outre-Manche : Hamlet et le Satan de Milton. Dieu, le Diable, la Femme et le Monde (au sens évangélique du terme) seront donc les principaux acteurs de son théâtre.
Tiraillé autant qu’attiré par ces pôles contradictoires, ce nouvel Hamlet n’entend plus une seule voix - comme dans la pièce du dramaturge élisabéthain (celle de son père dont il doit accomplir la volonté et qu’il doit venger) - mais une polyphonie de voix qui s’opposent les unes aux autres.
Celle de Dieu d’abord, dont il n’est pas certain d’être le fils, adoptif ou non, et dont il est par ailleurs persuadé que ses voies ne sont pas les nôtres, ce qui ne l’empêche pas de le saluer quand il lui arrive de le croiser en homme poli et bien élevé qu’il est (et même de le prier vers la fin de sa vie, comme il l’écrit dans ses carnets intimes, quand il trouve trop lourde la croix qu’il porte) ; puis celle de Satan (tel que l’a peint Milton, l’archange révolté chassé du Ciel et non le prince de ce monde).

La catin et la lesbos
Il y a aussi la voix de la Femme, sous les traits d’une déesse, d’une madone, d’une muse ou d’une catin, toujours maîtresse, toujours esclave, jamais vraiment l’égale de l’homme. Il la veut essentiellement muette, en pleurs à ses genoux, comme un ange humilié et souffrant, ou se tordant sur un lit, telle une possédée, une ménade ou comme un serpent sur la braise.
De Madame Bovary il dira : « Pour ce qu’il y a en elle de plus énergique et de plus ambitieux, et aussi de plus rêveur, Madame Bovary est restée un homme. Comme la Pallas armée sortie du cerveau de Zeus, ce bizarre androgyne a gardé toutes les séductions d’une âme virile dans un charmant corps féminin. »
« Sachons gré à Flaubert, écrit Benjamin, d’avoir élevé la femelle à une si haute puissance, si loin de l’animal pur et si près de l’homme idéal, et de l’avoir fait participer à ce double caractère de calcul et de rêverie qui constitue l’être parfait. » Et Benjamin ajoute : « D’un simple geste de la main, comme il en a l’habitude, Baudelaire transforme la petite-bourgeoise de Flaubert en un être idéal et héroïque. Or deux types de femmes l’ont particulièrement intéressé : la prostituée et la lesbienne. Qu’on pense à ces deux poèmes saphiques qui se suivent dans Les épaves. »
Lesbos est un hymne à l’amour saphique, Delphine et Hippolyte, au contraire, est une condamnation de cette passion, quelle que soit la pitié qui fasse vibrer cette condamnation. On lit dans le premier poème : « Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste ? / Vierges au cœur sublime, honneur de l’archipel, / Votre religion comme une autre est auguste, / Et l’amour se rira de l’Enfer et du Ciel ! » Et dans le second : « Descendez, descendez, lamentables victimes, / Descendez le chemin de l’enfer éternel ! »
Ici, comme presque partout dans Baudelaire, on a le sentiment que le Ciel et l’Enfer sont interchangeables et réversibles, même s’il ne va pas, comme Blake, jusqu’à les marier, car alors ces réalités disparaîtraient. Or elles ne peuvent exister que dans leur opposition et dans leur affrontement.
Cette contradiction s’explique assez facilement. Baudelaire ne considérait pas la lesbienne (ou la prostituée) comme un problème de société qu’on finirait par résoudre, ni comme un problème de disposition naturelle. C’est pourquoi il a pu écrire : « Nous avons connu la femme - auteur philanthrope, la prêtresse systématique de l’amour, la prêtresse républicaine, la poétesse de l’avenir, fouriériste ou saint-simonienne ; et nos yeux amoureux du beau n’ont jamais pu s’accoutumer à toutes ces laideurs compassées, à toutes ces scélératesses impies (il y a même des poétesses de l’impiété), à tous ces sacrilèges pastiches de l’esprit mâle. »
Ce qui est intéressant, c’est que l’âme virile de Mme Bovary se transforme ici en un vulgaire pastiche. Qu’on se rappelle la haine de Baudelaire pour George Sand, son bon dieu, son bon sens et ses bons sentiments. Car il serait erroné de croire que Baudelaire aurait songé à se faire avec sa poésie le champion de la lesbienne devant l’opinion publique. L’ostracisme social et son corollaire, la damnation éternelle, sont à ses yeux inséparables de la nature héroïque de cette passion. « Descendez, descendez, lamentables victimes », telles sont les dernières paroles que Baudelaire adresse à la lesbienne, qu’il abandonne à sa chute.

Beauté du malheur
Qu’on ne l’imagine pas plus tendre ou plus tolérant avec les amours ordinaires tolérés par l’Eglise. Pour lui, faire l’amour, c’est tout simplement faire le mal. Il le dit et le répète à satiété. Mais peu parmi ses lecteurs veulent l’entendre. En fait ses poèmes ne sont rien d’autres que des sermons déguisés.
Notons au passage que l’attitude de Baudelaire vis-à-vis de la lesbienne est exactement celle de Proust vis-à-vis de l’inversion et d’une manière générale du péché de chair.
La chose est d’autant plus piquante chez Proust qu’il était lui-même un inverti, mais un inverti qui se voulait dam né. Or il y a dans le damné (inverti ou non) un caractère ou une posture héroïque, probablement hérité du Satan de Milton et du Caïn de Byron, que Baudelaire ne trouve nulle part ailleurs. Le poète, le héros, selon son cœur, est un poète, un héros malheureux et maudit. Le malheur et la malédiction font partie de sa beauté et de son héroïsme. Ni l’Eglise ni la société ne peuvent le récupérer. Il est inconsolable.
Comme l’écrit fort justement Jules Lemaître : « C’est en amour l’alliance du mépris et de l’adoration de la femme, et aussi de la volupté charnelle et du mysticisme. On considère la femme comme une esclave ou comme une bête, et cependant on lui adresse les mêmes prières, les mêmes hommages qu’à la Vierge immaculée. »

Fatale modernité
On maudit le progrès, on déteste la civilisation industrielle en train de naître, et en même temps on jouit du pittoresque spécial, de la nouveauté que cette civilisation a introduits dans la vie humaine et des ressources qu’elle apporte à l’art de développer sa sensibilité, même si l’on croit que ce progrès et cette civilisation sont au fond l’œuvre du Diable et que le seul progrès consiste, comme il le dit lui-même, dans la disparition des traces du péché originel, donc dans la sanctification de l’homme me telle que les saints, les ermites, les anachorètes l’ont comprise et pratiquée.
Le héros baudelairien est comme un saint Antoine jeté dans le chaudron des tentations de la vie moderne, qui y cède, qui en jouit, qui en rage, qui en triomphe par moments et qui retombe toujours dans son vomi. Et toujours revient chez lui l’image du départ, du navire qui largue ses amarres. On trouve réunies dans le navire la nonchalance, quand il est bercé par les flots comme un enfant par sa mère, et l’extrême énergie, quand il doit lutter contre une mer démontée. Le héros est aussi fort que le navire, mais la haute mer lui fait signe en vain, car il est né sous une mauvaise étoile. Il est de la race de Caïn et non d’Abel.
La modernité, nous dit Benjamin, se révèle être une fatalité pour le héros. Elle le retient immobile au port pour toujours et le condamne à une éternelle oisiveté. Oisiveté qui est une autre forme de la damnation. Satan avait dit : je ne servirai pas. Le dandy baudelairien ajoute : je ne travaillerai pas comme tous ceux que je méprise, l’humanité taillable et corvéable. Le dandy baudelairien sera donc un mélange de force et de nonchalance.
Si l’on rencontre une de ces apparitions que leur grâce et leur énergie rendent parfaites dans tous leurs gestes, on peut se dire : « Voilà peut-être un homme riche, mais plus certainement un Hercule sans emploi. » Il fait l’effet d’être porté par sa grandeur. II n’a pas besoin de la manifester. Il ne fait rien. Il regarde, il contemple, il se promène, il flâne seul au milieu de la foule, qui est un peu pour lui ce que la mer est au navire. Elle a les mêmes apaisements et les mêmes déchaînements. On ne parle pas à la foule, sinon pour la soulever, comme le vent soulève et fouette la mer et la rend jaillissante et bondissante.
La foule, la mer … autres métaphores pour désigner la femme dans sa sauvagerie et son animalité. Le dandysme est pour Baudelaire « le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences ». Car il a conscience de vivre dans une époque de décadence. De décadence spirituelle, puisque de progrès matériel.
Du dandy (rappelons ce mot de Baudelaire dans ses journaux intimes : « Etre un saint pour soi-même » … pour soi-même et non pour les autres… Qui sont ses frères ? Caïn et Lucifer) il dira encore : « Une figure d’homme élégant doit avoir toujours suivant moi quelque chose de convulsif et de crispé. »

Paradoxe
Benjamin précise : « Son amour du dandysme ne fut pas heureux. [Mais comment eût-il pu l’être ? Et surtout eût-il voulu l’être ?] Transfigurant en maniérisme ce qui devait chez lui paraître naturellement étrange, il plongea dans le délaissement le plus profond à mesure que son isolement croissant le rendait plus inaccessible encore. » Ce qui était sans doute son souhait le plus profond. Car le paradoxe de Baudelaire est celui d’un homme qui s’identifie à Satan dans sa révolte contre un monde (celui du progrès tout matériel, qu’il hait et qu’il dénonce) qui est l’œuvre même du Diable !
Comme l’écrit très justement Benjamin : « Là où la Mort, le Souvenir, le Repentir ou le Mal apparaissent, c’est là que sont les centres de la stratégie poétique baudelairienne. L’apparition fulgurante de ces charges reconnaissables à leurs majuscules au beau milieu d’un texte qui ne repousse pas le plus banal des vocabulaires, trahit la main de Baudelaire. Sa technique est celle du putsch. » Certes, mais il n’est pas non plus interdit de voir Baudelaire sous le masque noir du conspirateur.
C’est dans ce va-et-vient perpétuel entre le coup d’Etat et la conspiration que navigue la galère baudelairienne. Coup d’Etat qui peut être, ô délices ! le fruit même d’une conspiration. Et bien entendu Baudelaire ne se fait aucune illusion sur les maîtres de ce nouveau pouvoir, ou les nouveaux maîtres du pouvoir. C’est ce qui le distingue de Walter Benjamin, marxiste convaincu et admirable connaisseur du XIXe siècle français. Paradoxe qui n’aurait peut-être pas déplu à Charles Baudelaire.

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