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mercredi, 14 janvier 2015 01:00

Nous sommes seuls. Une interview de Christian Bernard

Christian Bernard est né à Strasbourg en 1950. Concepteur et directeur du Musée d'art moderne et contemporain de Genève (Mamco), il est l'ancien di - recteur de la Villa Arson à Nice et critique d'art. Il poursuit depuis des années une intense activité de poète.

Sylvain Thévoz : Comment êtes-vous venu à la poésie et comment y cheminez- vous ?
Christian Bernard : « C'est d'abord une question d'oreille, donc de voix, de chaleur de langue, de saveur du lexique, de rythme, de ritournelle, tôt venue pour moi quand, vers 5, 6 ans, je rejoignais mon père dans son lit le dimanche matin et qu'il me disait des poèmes. Heredia, Sully Prudhomme ou Brizeux, pour ceux dont je me souviens. Puis l'école : fierté et inquiétude des récitations. Encore les cymbales parnassiennes, bien sûr, mais surtout le génie de La Fontaine, l'époustouflant vertige des ellipses. Enfin, contre l'école, le gang des modernes, Rim - baud éclipsant les symbolistes, puis très vite Lautréamont et les surréalistes, la beat generation, Pound et Cummings. Parcours banal, mais accéléré. » Aujourd'hui, c'est naturellement plus complexe. Quelle que soit l'importance de la poésie US, la polarisation américaine des poètes français me fait songer à celle des artistes français de la fin des années 60 et des années 70. Une séquelle tardive du Plan Marshall ? Ne pas méconnaître les pratiques poétiques européennes, ni la polyphonie qui monte de la globalisation, salubre pluralité des langues et des mondes. Ne pas négliger la profondeur de champ historique de la poésie des langues latines. Et détricoter le récit moderne sans rien liquider de ce que nous continuerons de lui devoir, mais rouvrir le canon. Philippe Beck s'y emploie, par exemple. Cheminer en crabe ou en kan - gourou. »

Vous dites que vous écrivez le matin, en arrivant au musée, entre 8h15 et 8h45, comme pour vous protéger des avalanches de la vie courante, comme une incantation, un viatique. La poésie, une forme spirituelle ?
« Les propos que vous rapportez s'appliquent à une période particulière de ma vie, celle où j'ai écrit le noyau des sonnets qui allaient donner Petite Forme. Presque tous ces textes ont été produits dans cet intervalle d'une demi-heure. J'y ai vu, ensuite, une façon de différer le stress du passage aux actes professionnels. Mais aussi de décharger les tombereaux de la nuit. Cette période est à peu près close. » Je ne crois pas avoir employé le mot d'incantation, peut-être celui de viatique : "Le poème est un pèlerin / un colporteur à crécelle" (D'antan, in Petite Forme). Mais je demeure réfractaire à l'idée de spiritualité : "A lui-même s'achemine le chemin", avais-je écrit (vers 1974) dans Travaux de déblai. »

Dans votre recueil Petite Forme (Sitaudis, 2012), vous vous attachez au sonnet, vous en écrivez 50. Pourquoi ce choix ?
« J'ai construit Petite Forme à partir d'un corpus d'une centaine de sonnets. J'ai toujours écrit court, faute de temps, faute de matière aussi. Quantitativement, les formes brèves me con - viennent. Le sonnet est assez vaste pour que l'on puisse y faire tenir plusieurs départs de feu. Assez limité pour ne pas perdre haleine. Assez labile pour travailler les quatorze vers qui sont les doigts de sa main et bâtir un théâtre dans sa paume. C'est une forme ancienne, moderne et contemporaine. Polyglotte aussi. Roubaud en a presque tout dit. Je pense aux capteurs de rêves des amérindiens. Ou bien je me vois en mécano montant et démontant ce condensateur d'énergie. »

Vous nommez Jacques Roubaud, Char les Cros, Jacques Dupin, Stéphane Mallarmé, Joachim du Bellay comme sources d'inspiration. On sent dans votre poésie des influences multiples, une vitesse américaine puisant aux sources antiques, romaines ou grecques. Comment tenez-vous cela ensemble ?
« "Pourquoi nier son père ?" demandait Pound. Roubaud, évidemment, mais aussi, et davantage, l'éblouissant Four - cade, sans oublier Deguy. Cros passionnément, mais également Corbière et Laforgue. Mallarmé sans doute, mais à distance croissante. Je n'en finirais pas d'énumérer mes créanciers. Virgile, Ovide, Lucain. Du Bellay, inépuisable, et les poètes protestants des XVIe et XVIIe siècles. Mais encore Lely, Dotremont, Luca, Celan. Ou bien, pêle-mêle, Christine de Pisan, Robert Walser, Guy Cabanel, Arno Schmidt, Guy Davenport, Clément Magloire-Sainte-Aude, W.S. Sebald. Aujourd'hui, Beck et Beurard-Valdoye. Ces listes n'ont guère de sens. Demain elles seraient autres. Ce sont des sémaphores dans le brouillard. Le poème comme colloque de ventriloques. »

Quel rôle joue le silence pour vous dans la création ?
« La "création" brise le silence, le reste est "littérature". » Vous arrive-t-il de prier ? « Non. Nul commerce avec nulle transcendance. Nous sommes seuls. »

Vous m'aviez dit un jour que la poésie était pour vous un rempart contre l'insupportable. Vous arrive-t-il qu'elle soit aussi un pont-levis ?
« On écrit pour être lu, peu ou prou. Depuis que j'ai recommencé à faire circuler des poèmes, il est arrivé qu'ils résonnent pour quelques-uns, passeurs ou passerelles. Quelques rencontres troublantes, quelques conséquences étonnantes. Mais ma petite entreprise reste encore très discrète. Permettez-moi, par ailleurs, de vous rappeler les derniers mots de Petite Forme : "Je est un bal masqué". »

Vous publiez régulièrement aux éditions Walden n press. Petites formes poétiques que vous disséminez dans la ville, donnez à des proches, des lecteurs choisis. Ces recueils seraient-ils des samizdats, des écrits de résistance ?
« Le dispositif Walden n press - nanolivres de huit à seize pages au plus, tirés entre trente et cent exemplaires, envoyés gratuitement par la Poste à des destinataires choisis - est une activité épistolaire archaïque à l'ère du courriel et des réseaux sociaux. La discrète élégance visuelle et tactile de ces "lettres", due à la graphiste Ho-Sook Kang, en atténue le caractère artisanal et domestique. C'est un luxe à côté des tapuscrits sur papier pelure que j'ai vus en 1969 à Prague et par le truchement desquels circulaient sous le manteau des poèmes surréalistes traduits du français.
» L'idée de diffuser certains textes, hors de tout autre commerce que celui de la lecture, sous cette forme d'édition de basse intensité, m'a paru une façon d'adresse quasi privée, adéquate (malgré son économie minuscule) à ces temps de fragilisation du commun, de la lecture et de la forme livre. »

Votre recueil Jardinage, aucune issue (Walden n press, 2011) est-il porté comme un coup de pied aux fesses au Candide de Voltaire ? Un refus du domestiqué pour l'appel de la sauvagerie ? L'extérieur ?
« Le titre de ce poème de 1982 est tiré du Journal de Kafka. C'est une première indication. C'est une sorte d'élégie du présent. Je ne songeais pas à Voltaire (dont l'ironie me ravit toujours) ni à la sauvagerie que je redoute quand elle cesse d'être une idée esthétique pour s'incarner. Ce poème, assez à part dans ce que j'ai écrit, m'apparaît comme un petit jardin décousu. Son caractère murmuré et fragmentaire laisse entendre les lacunes qu'il cultive. Vous me faites songer au livre de Kenneth White, poète et penseur du dehors, de l'extérieur, intitulé En toute candeur (1964). Je vois bien ce que la candeur a pour elle, mais je ne crois pas à la pureté. J'entrevois ce qui se joue dans la notion d'extérieur, mais j'y subodore une contrebande du transcendant. Et j'espère me tenir toujours du côté des indociles et des irréguliers même quand je ne partage pas leurs raisonnements. »

Votre prénom, Christian, vous raconte quoi ?
« Ma mère espérait une fille qu'elle appellerait Christine. Faute d'imagination et pour adoucir sa frustration, elle me nomma Christian. Je crains qu'elle n'ait jamais pensé que cela signifiait "chrétien". Je n'ai jamais aimé ce prénom, même avant d'avoir pris conscience de ce qu'il connotait. Porter le Christ en bandoulière dans mon prénom constitue pour moi une manière d'antiphrase. Cela ne signifie pas que le fait religieux, la pensée chrétienne, la figure de Jésus, les mythes et écrits bibliques ne m'intéressent pas. Je reconnais ce qu'ils ont eu de matriciel dans ma culture et ma réflexion. J'ai d'ailleurs fréquenté la Jésuitière de Strasbourg dans mon enfance et je n'oublie pas ce que je lui dois.
» Dès l'adolescence, je me suis attaché à "me faire un nom" des deux prénoms de mon état-civil pour cacher le désarroi qu'ils m'inspiraient. L'étymologie de Bernard, "dur comme l'ours", m'a longtemps consolé de sa banalité et a contribué à nourrir ma construction imaginaire. »

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