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mardi, 16 décembre 2014 01:00

Alain Fournier. Un roman d'autrefois

Alain Fournier, Le Grand Meaulnes
Paris, Flammarion
2014, 290 p.

« Mon credo en art : l’enfance. Arriver à la rendre sans aucune puérilité, avec sa profondeur qui touche les mystères. Mon livre futur sera un perpétuel va-et-vient insensible du rêve à la réalité. Rêve entendu comme l’immense et imprécise vie enfantine planant au-dessus de l’autre et sans cesse mise en rumeur par les échos de l’autre. »


Le Grand Meaulnes, qui s’appelait d’abord le Pays sans nom, c’était le monde mystérieux dont Alain Fournier avait rêvé toute son enfance, c’était ce paradis sur terre, il ne savait trop où, auquel il voulait être fidèle toute sa vie, dont il n’admettait pas qu’on pût avoir l’air de suspecter la réalité, qu’il se sentait comme unique vocation de révéler. Le Grand Meaulnes est sans doute, après La Princesse de Clèves, le plus beau roman de la littérature française. Le livre de Madame de La Fayette a été écrit par une dame déjà vieillissante, vivant dans le grand monde, alors que Le Grand Meaulnes est l’œuvre d’un jeune homme ayant passé son enfance et son adolescence dans le Berry.
J’ai peur, hélas, même si le monde d’un jeune provincial n’est pas celui d’une vieille et grande dame de l’aristocratie, que tous les deux parlent une langue étrangère à un jeune homme d’aujourd’hui qui ne sait plus distinguer la cour de la ville, et la ville de la campagne, qui ne voit plus le monde que sur des écrans et pour qui les termes de province et d’aristocratie ont les couleurs pâlies des aquarelles auxquelles s’occupaient jadis les héroïnes sages et pieuses de Francis Jammes.
Que de jadis dans mes phrases ! Et si le cours de l’histoire est irréversible, comment le remonter ? Travaille pourtant, ô ma mémoire, et ne te laisse pas abattre. Les vrais livres, les grands livres, sont ceux qu’on a lus à quinze ans et qu’on relit sans cesse. Eux seuls parlent à notre âme. Les autres, sitôt parcourus, que nous en reste-t-il ?
Nous parlions, le mois dernier, des princes et des princesses à propos du roman de Madame de La Fayette. Le Grand Meaulnes nous peint un monde de province, d’enfance et de paysannerie, si j’ose dire. Princes et paysans sont pour l’homme d’aujourd’hui d’aussi vieilles lunes que les grands hommes dont Plutarque a raconté la vie. Les grands hommes, où les trouverions-nous aujourd’hui ? Et les paysans ? Je parle, par exemple, de ceux que Ramuz a dépeints. Quant aux enfants, il me semble qu’on fait tout pour les empêcher de vivre leur vie d’enfant, comme pouvait la vivre un petit garçon né dans le Berry à la fin du XIXe siècle, quand autour de lui s’étendait une campagne traversée par des chemins que seuls des hommes à pied ou à cheval parcouraient.
Le Grand Meaulnes s’ouvre sur le paradis perdu de l’enfance et se clôt sur lui. On ne retrouve plus le paradis terrestre de l’enfance, le paradis clos de l’enfance. Et pourtant le Royaume des cieux est à ceux qui lui ressemblent.

D’âme à âme
Cela commence comme un de ces contes de fée dont le symbolisme était friand. Et tout conte de fée commence par une apparition. La rencontre d’une jeune fille inconnue d’où naîtra, dans Le Grand Meaulnes, le personnage d’Yvon ne de Galais. Une rencontre, un regard, quelques mots échangés. Une extase amoureuse. Laissons parler Alain Four nier : « Certes je n’ai jamais vu de femme aussi belle ni même qui eût de loin cette grâce. C’était comme une âme visible, exprimée en un visage et vivant en une démarche. Notre rencontre fut extraordinairement mystérieuse : “Ah ! disions-nous, nous nous connaissons mieux que si nous savions qui nous sommes.” Et c’était étrangement vrai. “Nous sommes des enfants, nous avons fait une folie”, disait-elle. Si grande était sa candeur qu’on ne savait pas de quelle folie elle avait voulu parler : il n’y avait pas eu encore de prononcé un mot d’amour. » Telle la Béatrice de Dante, la vivante apparition s’efface pour faire place à la créature littéraire qui deviendra Yvonne de Galais.
Il disait : « Celle que j’aime est loin et perdue et pourtant la force de notre amour est mille fois plus forte que moi-même et plus près de moi que le battement de mon cœur. » « Jacques Rivière, m’a reproché, dit-il dans une lettre à un ami, ma pureté, ce culte trop dur rendu aux femmes. Il ne s’agit pas de cela. J’ai pour elles le regard de l’idiot qui va d’abord vers l’âme. C’est chez elles que j’ai trouvé le plus à nu, cette chose qui n’est pas de ce monde et qui fait presque trembler de délice et de terreur : l’âme. Elles sont toutes venues vers moi comme vers le prince innocent, avec un amour qui ne portait plus ce nom. »

Le pays de son rêve
Le Berry est le pays de son enfance, le pays de ses vacances, le pays dont la nostalgie le suit partout. La campagne est pour lui une amie fidèle. Il lui semble qu’elle le comprend, qu’elle sympathise avec lui, qu’elle est accoutumée à lui comme il est terrestrement accoutumé à sa compagnie. Il connaît son pays, il sait ce qu’il y a à l’autre bout de ce bois où s’enfonce le chemin qui part de son village. Il sait ce qu’il y a de l’autre côté de la haie qui sépare son champ de celui du voisin. Il revient dans ses lettres à ce pays où les routes sont sèches, couvertes d’aiguilles de sapin jaunies, avec des taons dans l’air et du gibier qui coupe les routes. Certaines journées de chasse comptent parmi ses plus beaux souvenirs, ces journées où l’on s’enfonce dans la campagne aux vastes horizons « comme on n’en a peut-être pas sur mer et où l’on déjeune chez des gardes particuliers de ces châteaux presque tous merveilleux de goût, d’élégance, de poésie dans des paysages sauvages. Puis le soir, las d’avoir beaucoup marché, on s’écroule de fatigue sur une chaise de la cuisine. »
De ces châteaux inaccessibles et lointains, de ces jeudis de juin « derrière la grille d’une cour, près de grandes barrières blanches qui ferment les allées, à la lisière des bois des châteaux », de ces routes vibrantes de soleil et lourdes d’ombrages, de ces domaines créés pour les châtelains et les « jeunes âmes cachées », du domaine interdit, d’un paradis perdu, de l’apparition d’une jeune fille, de la nostalgie indéracinable et inguérissable de l’enfance, et de ces « grands désirs qui s’écrasent contre une fenêtre », comme il dit, Alain Fournier va faire l’un des plus beaux romans de notre littérature. De ce qu’il ne peut atteindre, de ce qu’il sait inaccessible, il fera la matière de son œuvre. Le pays de son rêve, le pays sans nom, le pays de cette âme. La femme rêvée et aperçue un jour. Celle qui symbolise le désir et qui incarne un paysage : « La femme ne fut jamais pour moi que des paysages, que la rappeleuse d’heures, de pays et de paysages. »
La femme aimée, il l’imagine lointaine et silencieuse, enveloppée dans ses robes sombres. « Toute la délicatesse et l’essence du corps de la femme est dans son vêtement. Toute cette atmosphère délicate, féminine, maternelle, de la vie d’autrefois, imprègne le vêtement de celle qui doit être notre vie future et notre famille, et c’est pourquoi revoir ce costume maternel donne aux enfants que nous sommes, encore, au plus profond, au plus passionné de nous-mêmes, ce désir immense et mystérieux comme le monde de l’enfance, âcre comme le regret de l’impossible passé. » De l’immortel passé ! De l’immortelle enfance !

Douce province
De temps en temps, il lui prend cette envie de se « voiler le visage comme les Carmélites et de renoncer pour toujours à tout amour (entendez : terrestre, humain) et à toute gloire (mondaine). Renoncer ainsi, nier ainsi, quel effroyable geste, mais aussi quelle paix ! Anéantissement terrible et sécurité parfaite. » Pour lui, il préfère encore le doute à l’explication trop facile, selon lui, que les dogmes catholiques donnent du « manque de toute chose ».
Comme le héros de son livre, Alain Fournier est un homme dont l’enfance fut trop belle et qui, jugeant de tout à son aune, ne peut rien lui comparer. Avant de trouver comme titre à son roman Le Grand Meaulnes, il songera à Un roman d’autrefois ou Un roman de province. Et tout finira par se cristalliser autour de ces paysages d’été et d’automne délicats, civilisés, aristocratiques qu’il a tant aimés. Car tout était encore aristocratique en province : le noble comme le paysan, le maire comme le curé.
Alain Fournier recourt constamment aux mêmes images : les châteaux, les parcs, les allées de marronniers, les branches des lilas, les parterres de fleurs, les petites filles sagement endimanchées et surtout la châtelaine, Yvonne de Galais, qui se promène, grave et timide avec son ombrelle blanche sous le chaud soleil estival. A côté d’elle son frère Frantz, et puis bientôt lui faisant face, Augustin Meaulnes, personnage mystérieux, quoique de chair et de sang.
Dès les premières pages du livre, il apparaît comme un grand gars de dix-sept ans. Des cheveux ras de paysan, une face anguleuse lui donnent quelque chose de dur. Seurel, son ami, le fils de l’instituteur qui est aussi le narrateur, dira de lui que son visage était « si jeune, si vaillant et si durci déjà ». C’est un personnage exceptionnellement marqué et fait pour l’aventure. Alain Fournier a dû penser à Rimbaud, le garçon aux semelles de vent, en le créant.
Voilà comment le narrateur nous le présente : « Quelqu’un a soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux visage maternel penché sur le repas du soir. Quelqu’un a éteint la lampe autour de laquelle nous étions une famille heureuse, à la nuit, lorsque mon père avait accroché les volets de bois aux portes vitrées. » Et celui-là fut Augustin Meaulnes, surnommé le Grand Meaulnes.
Avec Meaulnes entrent dans la famille de Seurel le trouble et l’inquiétude. Il possède une hauteur d’âme que ses camarades ne connaissent pas mais dont ils sentent le mystère. Seurel est lui aussi un très beau personnage. Plus que le narrateur, c’est en quelque sorte l’évangéliste de la geste de Meaulnes. Gêné par un genou malade, il ne peut se livrer à de longues marches. Meaulnes partira seul à la recherche du domaine mystérieux. Lui restera enfermé dans la classe de l’école, le cœur gros, mais sachant que la merveille est au-dehors et que Meaulnes la découvrira.

Rien et nulle part
A côté de ces deux personnages - l’ange au visage anguleux et au nez droit et le fils de l’instituteur -, Alain Fournier en dessine un troisième : Frantz de Galais. Frantz, c’est pour le Français de ce temps-là un prénom d’archiduc. Le choix de ce prénom n’est pas anodin. Frantz est le petit prince qui ne peut grandir, qui ne peut ni ne veut sortir du domaine enchanté de l’enfance. C’est un de ces êtres aristocratiques à qui ses proches, parents ou maîtres, ont passé tous ses caprices. Il a sa maison à lui, où il n’est entouré que d’enfants. Il compte épouser une femme qui, croit-il, viendra partager sa vie enfantine. Mais la jeune femme ne trouve pas le chemin du royaume enfantin, et le contact de Frantz avec la réalité s’avère catastrophique.
Après son suicide manqué, Frantz commence une vie de bohémien où il lui semble recommencer son enfance. Mais sa vie est un faux paradis et se réduit à une suite d’enfantillages « pénibles à supporter chez ce garçon légèrement vieilli ». Frantz n’attend rien, ne quitte rien, ne va nulle part, alors qu’Augustin Meaulnes part à la recherche du domaine mystérieux et de la jeune fille inaccessible, qu’il finira par épouser et qui mourra en couches.
La vie et le bonheur sont incompatibles ici-bas. Yvonne de Galais n’incarnera ce paradis pour Augustin qu’aussi longtemps qu’elle restera inaccessible. Possédée, elle cesse d’être le rêve, elle cesse donc d’être l’objet de son désir. Et Meaulnes ne se retrouve lui-même qu’en se libérant de cet obstacle. « Il avait fallu que mon grand compagnon échappât à la fin à son bonheur tenace », dira de lui Seurel. Et Alain Fournier clôt son livre par ces paroles : « Et déjà je l’imaginais la nuit enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures. »

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