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jeudi, 11 décembre 2014 01:00

Le vieux style. Paul Morand et Jacques Chardonne

Art épistolaire, art perdu ? On n'écrit plus de lettres, de même qu'on ne se bat plus en duel : deux conséquences d'une même cause, on n'a plus le temps. Le travail tient nos nuques courbées sur nos écrans comme des galériens sur leurs rames. A-t-on encore le temps de parler à Dieu et aux femmes, de faire son examen de conscience, de dire ses prières ?

De la correspondance naît la littérature. Voltaire a passé sa vie à écrire des lettres. Tout le monde connaît celles de Mademoiselle de Lespinasse à son amant et celles de Diderot à Sophie Volland. Balzac, auteur de cent romans, trouvait encore le moyen d'écrire à Mme Hanska dont il convoitait la main. Et Proust, jeune homme, écrivait aux gens du grand monde ainsi qu'à ses jeunes amis du Faubourg Saint-Germain dont il cherchait à se faire aimer. Tragique faiblesse.
Avec la parution en novembre dernier de leur correspondance (quelque 1200 pages), Jacques Chardonne et Paul Morand renaissent de leurs cendres. L'un avait été diplomate, l'autre éditeur. L'un écrivait comme La Rochefoucauld, l'autre comme le cardinal de Retz. Tous deux étaient issus de la bonne bourgeoisie. Les malheurs de la France réunirent ces deux hommes, qui n'avaient à vrai dire pas grand-chose en commun, pour en faire des émules de Mme de Sévigné. On leur reprochera en 45 de n'avoir pas joué le quartet gagnant en 40 : Staline, Roosevelt, Churchill, de Gaulle. Le premier soignait ses roses, le second courait les femmes.
Après avoir été ambassadeur de France à Berne pendant la guerre, c'est tout naturellement que Morand choisit la Suisse comme terre d'exil en 1950, après des années d'errance à Tanger. Vevey le reçut, et il passa jusqu'à la fin de sa vie, en 1977, une partie de l'année au château de l'Ale, en contemplation devant le lac et les monts immobiles de Savoie. Jacques Chardonne aimait la Suisse, qu'il avait connue sage, discrète, bien élevée, silencieuse, protestante. Originaire de Charente, il était lui-même de culture protestante. Né Boutelleau, il avait pris son nom d'auteur du petit village de Chardonne, accroché au mont Pèlerin et surplombant Vevey où, durant la Première Guerre mondiale, il avait passé deux ans de convalescence.

Lettres journalières
Jacques Chardonne écrivait quotidiennement une dizaine de lettres, dont une à Paul Morand quasiment chaque jour. Leur correspondance remonte au début des années 50 et se termine à sa mort, en mai 1968.
D'aucuns prennent des notes, tracent des plans. Lui commence sa matinée par une lettre. Sa correspondance est le brouillon, le premier jet, le galop d'essai, l'instrument de décantation d'un livre à venir, qui gardera du reste le caractère confidentiel d'une lettre. Il y exprime à froid ou à chaud ses goûts, ses dé - goûts, ses humeurs. Puis, il sort fumer ses roses et ses cigarettes. Il déclare volontiers : « Depuis cent vingt-cinq ans, je vis dans la nature, imperméable à toute chose. Quelques fleurs, un je-ne-sais- quoi fait de fumée et de méditation composent mon paysage. » C'est un misanthrope heureux, qui préfère les fleurs aux hommes. Mais les fleurs sont muettes et sourdes. Et Char donne, comme beaucoup d'hommes de lettres, est bavard.
Chardonne habite La Frette, près de Saint-Germain-en-Laye. Quand il ne se rend pas à Vevey pour y rencontrer Morand, il vient à Paris pour déjeuner. Après avoir travaillé quarante ans avec sagesse, il s'octroie de temps en temps le droit d'abandonner ses roses et de se divertir. La brasserie Lipp est le nom du restaurant parisien qui revient le plus souvent dans sa correspondance. C'est là qu'il retrouve ses amis du gratin littéraire, Nimier, Blondin, Déon, Marceau, Dominique Aury, etc.
Cela dit, prendre l'autobus, choisir une cravate, héler un taxi sont pour lui des travaux herculéens. Payer un garçon de café, pire encore. Il sort difficilement de sa poche des billets de banque, des pièces de monnaie qui tombent aussitôt par terre. Il demande s'il doit dix francs ou dix mille francs, s'il est à Paris ou à Venise, en été ou en hiver. C'est, dans la vie courante, le plus emprunté des hommes. Un de ces distraits dont La Bruyère a fait le portrait.

L'amour des femmes
Ce "distrait" a une femme, Camille, dont on ne sait trop quelle place elle occupe dans sa vie. Sans doute pense-t-il que le secret de l'amour dans le mariage réside essentiellement dans le silence et l'effacement de l'épouse. Il est vrai qu'il est présent pour deux. C'est un classique. Il ne croit d'ailleurs qu'au mariage. La preuve de l'amour, c'est sa durée.
Le romantisme est pour lui un signe de mauvaise éducation. A cet égard, il est très anglo-saxon, très puritain (Chardonne a du sang américain). « Tous les mauvais sentiments viennent du cœur, aime-t-il à dire, et il ajoute : je suis bon mais je n'ai pas de cœur. » Entendez : je n'ennuie pas autrui avec mes problèmes. Il a écrit un livre de moraliste intitulé L'Amour du prochain où il montre que la première charité est la politesse. La Princesse de Clèves est son idée du roman parfait. Le renoncement à l'amour étant la marque suprême de l'amour.
Il aime cependant recevoir les confidences de jeunes et jolies personnes nées en province et ayant reçu une éducation parfaite. Elles ont existé puisqu'il les a rencontrées et qu'elles parsèment ses livres. Mais il ne les touche qu'avec ses yeux et avec ses mots. Il est vrai qu'il sait les choisir et qu'il a l'art de troubler les cœurs. L'amour est avant tout pour lui une conversation. Pour avoir une femme, il suffit de savoir lui parler. Ce qui nécessite du temps. Et lui parler semble lui suffire.
En face de lui, pour lui renvoyer la balle, Paul Morand, son antithèse sous bien des rapports. Paul Morand, l'homme pressé, l'homme impatient, l'homme de peu de mots, l'homme qui ne tient pas en place. Lui, il aime physiquement les femmes et ne fait pas mystère de le dire, quoique le plus pudique et le plus tenu et le plus retenu des hommes, et le plus amoureux de sa femme, la terrible et sublime princesse Soutzo, devenue Hélène Morand, à jamais célèbre pour son anticommunisme viscéral (les communistes lui ayant pris la moitié de ses terres en Roumanie) et pour ce mot que seule une femme amoureuse de son mari peut se permettre : « Un homme qui ne trompe pas sa femme n'est pas un homme. » C'est avec de telles femmes et de tels mots que les mariages durent.
Morand, c'est Larbaud vingt ans après dans un monde qui ne sait plus ce qu'est la douceur de vivre et qui a remplacé la lenteur par la vitesse, l'action par l'agitation, la parole par le charabia, l'écriture par le galimatias et la navigation à voiles par les avions à réaction. Un Larbaud qui se lève à cinq heures du matin et qui prend sa Bugatti pour aller se baigner à Deauville à sept heures et se retrouver le soir à Saint-Jean-de-Luz avec Pierre Benoit et Kléber Haedens à parler rugby.

Un monde nouveau
Le christianisme semble avoir passé sur Chardonne comme de l'eau sur les plumes d'un canard. Morand, né catholique, généralement muet sur les choses de la religion, laisse de temps en temps échapper des mots comme : « Que j'aime la religion orthodoxe (celle de sa femme) où rien n'a évolué ! C'est le christianisme primitif, paysan, barbare, rutilant, ignare, résurrectionnel ! » Sont-ce là les paroles d'un des hommes les plus civilisés du siècle ? Un homme pour qui la civilisation n'est pas un simple vernis sur une cotte de mailles et qui peut écrire par ailleurs : « Je n'admets pas qu'on soit sans éducation, même quand on est hors de soi, mais j'aime, même quand on en voit le fond, et même quand ce fond est trouble et même assez bourbeux, que l'éducation, toute piétinée, existe encore, dans un mot, dans un geste, un silence, une attitude, quelque chose qui révèle la classe, jusque dans la souffrance, jusque sur son lit de mort. La disparition de cela pour moi est impardonnable. »
Ces messieurs ne sont dupes de rien. Ils savent dans quel monde ils vivent. Ainsi Chardonne : « On ne lit rien, le plus grave, c'est qu'on parle de ce qu'on n'a pas lu comme si on l'avait lu. Nous sommes dans un monde nouveau : des mœurs, des vies qui ne ressemblent à rien de celles que nous avons connues. (...) Nous aurons traversé une époque absolument bouleversée où plus rien n'a de sens et qui échappe au jugement. »
Quelques citations. De Morand, sur son attitude en 40. « Je fus simplement un fonctionnaire qui ne retourna pas sa veste et qui continua par fidélité à s'accrocher au gouvernement légal. » De Chardonne : « Une femme est un être effrayant. Forte, elle vous écrase. Faible, elle vous tue. »
A Morand, plus curieux des nouveaux écrivains que lui-même, Chardonne écrit : « Je n'ai pas lu Le degré zéro de l'écriture. Cela devrait vous intéresser. Sur Proust, le juge ment de Chardonne rejoint celui de Valéry et de quelques autres bons juges : « Le peintre est merveilleux, le peintre de personnages, d'un instant, d'objets, et tout ce qui a un aspect vrai des choses vues et racontées. C'est la moitié de l'ouvrage. Pour cette moitié, on excuse le reste. Le reste est insoutenable : un manuel de psychologie sophistiqué dans son délayage. »
Sur l'art de traduire : « Je ne demande pas au traducteur de connaître la langue qu'il traduit, mais de connaître sa propre langue. » Ce qui, il faut bien le reconnaître, est de plus en plus rare. Sur le libertinage : « Le libertinage demande une grande honorabilité de caractère et n'a de sens que dans une société qui a des mœurs. » Roger Vailland et Pasolini n'ont pas dit autre chose. Une société permissive a perdu le droit de s'appeler une société. Et encore : « La littérature est un bordel. Aucune justice, aucun jugement qui ne soit demi-folie. Le hasard, l'humeur, la mode. Rien n'est jugé selon son mérite. » On croit entendre Homère parler des dieux. La littérature n'est pas une science, ni la philosophie, ni la théologie d'ailleurs.

Un art disparu
Le livre refermé avec regret, cette correspondance entre deux auteurs qui savent tenir une plume comme autrefois on savait tenir une épée nous apprend un art disparu, l'art épistolaire, qui n'est lui-même qu'un prolongement de l'art de la conversation, car ces deux grands messieurs sont deux grands stylistes.
On relit toujours avec plaisir un journal, une correspondance, alors qu'on n'a plus la patience de lire ou de relire des romans qui nous ont éblouis à vingt ans. Car il y a un âge pour lire des romans et un âge pour ne plus les lire. Mais on relit toujours une page de Pascal, de Montaigne ou de Saint-Simon. C'est dans une lettre qu'un homme se raconte en toute liberté et même dans un certain débraillé. Or rien ne favorise plus le génie littéraire que la conviction d'aller à contre-courant de l'esprit du temps.

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