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jeudi, 07 décembre 2017 15:37

De la science-fiction à l’astronomie

TreasureDes nouvelles manières de dire Dieu

Dans le numéro de novembre 2015 de The Atlantic, un article de Grayson Clary porte ce titre provocateur: «Pourquoi tant de catholiques dans la science-fiction?» En fait, tant la science que la science-fiction peuvent être une source de joie intense, et même de joie spirituelle, ce qui s’accorde avec l’un des principes fondamentaux de la spiritualité jésuite: «Trouver Dieu en toutes choses.»

L’auteur de ces lignes, le jésuite Guy Consolmagno sj, dirige l’Observatoire du Vatican. Astronome réputé, il a été lauréat en 2014 de la Médaille Carl Sagan, un prix décerné par l’Union américaine d’astronomie. Mais c’est aussi un passionné de science-fiction.

J’ai participé en juin 2017 à l’Université Notre Dame à un séminaire intitulé Tenter de dire Dieu. Le titre de cette rencontre était tiré de Winter Sun, de Fanny Howe (Minneapolis, Graywolf Press 2009), et renvoyait à la réticence dont font preuve de nombreux auteurs à écrire sur la religion et la spiritualité à une époque où la religion est considérée avec suspicion ou comme quelque chose de dépassé. Pourtant, même s’ils évitent la terminologie religieuse, un certain nombre de poètes, de romanciers, d’auteurs de mémoires et de science-fiction se tournent vers la religion et la spiritualité et explorent de nouvelles manières de dire Dieu. Je vais tenter pour ma part d’examiner la littérature de fantasy et de science-fiction dans une perspective catholique.

Le goût de la science-fiction

ConsolmagnoGuy Consolmagno, 2014 © Robert MackeEn ce qui me concerne, j’ai commencé très jeune à lire de la science-fiction, à peu près à la même époque où je suis devenu enfant de chœur. Dans la bibliothèque de la ville où j’ai grandi, une étagère était réservée aux livres de science-fiction, à l’entrée de la section «adultes». Ils m’apparaissaient comme un hors-d’œuvre précédant les «vrais» romans, un peu comme le fait d’être enfant de chœur était la première étape pour participer à la liturgie de l’Église. Tous les membres de ma famille fréquentaient la bibliothèque avec assiduité, et lorsque mes frères et moi avions fini de choisir ce qui nous intéressait dans la section «enfants», nous attendions notre mère à l’entrée de la bibliothèque proprement dite, à côté des livres de science-fiction.

Le livre qui a réellement stimulé mon goût pour la science-fiction est une anthologie de récits classiques de l’«âge d’or» (les années 40), A Treasure of Great Science Fiction, édité par Anthony Boucher, pseudonyme de A.T. White. Il était le fondateur et rédacteur de The Magazine of Fantasy and Science Fiction, longtemps considéré comme la revue la plus prestigieuse dans ce domaine. Il semble que Boucher était aussi connu pour être un catholique pratiquant. En un temps où un matérialisme inflexible comme celui de Herbert G. Wells était considéré comme une exigence fondamentale pour un scientifique «moderne» et rationnel, son catholicisme avait quelque chose de véritablement étrange.

Bien qu’il soit difficile aujourd’hui de trouver en librairie de tels recueils et que les revues traditionnelles de science-fiction soient moins répandues qu’autrefois, les récits brefs restent le meilleur point de départ pour un lecteur ou un auteur de ce genre de littérature. À la différence d’un roman, on peut réussir une nouvelle avec une idée intelligente et quelques personnages esquissés habilement. Mieux encore, la brièveté ne laisse pas de place à certains des grands pièges dans lesquels tombent trop de mauvais romans: intrigues parallèles inutiles, descriptions fastidieuses.

Alors que dans un roman l’auteur doit avoir à l’esprit une idée claire et détaillée du monde dans lequel se déroule l’action, dans le récit bref, il n’a pas d’espace pour en préciser tous les détails. Un personnage ne peut pas dire à un autre: «Comme tu le sais, Bill…» et se lancer dans une longue description, peu réaliste, de ce qui différencie cet univers du nôtre. Au contraire, l’auteur doit veiller à la manière dont le monde de son récit fonctionne par rapport aux règles de l’histoire elle-même.

L’importance des indices

Jo Walton, critique et auteure de science-fiction, a appelé incluing la technique consistant à truffer le texte d’indices. Comment cela fonctionne-t-il? Imaginez que vous avez inventé, dans votre monde fictif, un élément essentiel au déroulement de l’intrigue, une machine omniprésente dans l’univers qui en est le cadre, comme l’est, par exemple, la photocopieuse dans notre monde. Dans le monde réel, personne ne perd son temps à expliquer la bonne marche d’une photocopieuse. Alors, comment faire pour que vos personnages, au travers de leurs propos, indiquent comment fonctionne votre machine? Écrivez une scène dans laquelle celle-ci tombe en panne. Puis imaginez un personnage qui se plaint de cet ennui, et le lecteur saisira le rôle de cette machine.

Un aspect fascinant de la science-fiction, susceptible d’attirer certains lecteurs mais d’en rebuter d’autres, est précisément le plaisir de débusquer ces indices et de résoudre le casse-tête imaginé par l’auteur. Après tout, c’est exactement ce que doit faire le scientifique lorsqu’il cherche à comprendre l’Univers. Dieu est passé maître dans l’art de l’incluing, il est l’auteur suprême de science-fiction!

De la science-fiction à la science

Specola1Observatoire du Vatican à Castel Gandolfo WikimédiaLe vrai motif qui m’a poussé à étudier les planètes est le fait de les avoir rencontrées auparavant dans la science-fiction comme des lieux d’aventures. Aujourd’hui, cela paraît vraisemblable, mais cela n’a pas toujours été le cas. Il fut un temps où les gens ne concevaient les astres que comme des points lumineux dans le ciel. Avant l’ère spatiale, de Ptolémée jusqu’à la moitié du XXe siècle, en passant par Copernic, Kepler et Newton, l’astronomie consistait en l’étude des mouvements des planètes. Elle avait pour objectif de prévoir les positions précises de ces points lumineux dans les constellations à un moment donné. Quels qu’étaient les motifs de cette recherche, on ne se posait que rarement des questions sur la vraie nature de ces planètes. C’est ce que l’on peut constater en consultant les livres de vulgarisation et les manuels d’astronomie du XIXe et du début du XXe siècles de la bibliothèque de l’Observatoire du Vatican. Leurs auteurs mentionnent parfois la masse des planètes et de leurs lunes, qu’ils déduisent de l’observation de leurs mouvements relatifs. Mais personne n’a jamais pris la peine de diviser la masse par le volume pour calculer la densité d’une planète, pas plus que de spéculer sur le type de matière que l’on pourrait y trouver.

La seule exception est Angelo Secchi, le jésuite italien qui écrivit en 1859 Il quadro fisico del sistema solare, un ouvrage dans lequel il décrit la surface de Mars et des autres planètes. Il est l’auteur de la fameuse découverte de certaines ombres sur Mars qui, selon lui, étaient des «canaux». Il est aussi connu pour avoir été le premier à proposer une classification des étoiles selon leur spectre, c’est-à-dire leur composition chimique, premiers pas de la discipline que nous appelons aujourd’hui «astrophysique».

Pendant la première moitié du XXe siècle, l’étude des planètes s’arrêta même complètement. On n’y pensait pas comme à des lieux, jusqu’à ce que la NASA décide, dans les années 60, de salarier des personnes pour les étudier. Mais même à cette époque les chercheurs travaillant sur les planètes avaient peine à se faire admettre dans le monde des astronomes.

Mais tout cela ne m’importait pas. Je voulais connaître les lieux qui avaient peuplé mes rêves d’enfant. En fait, la science-fiction est la véritable raison pour laquelle je suis allé au MIT (Massachussetts Institute of Technology). Alors que j’étudiais au Boston College, je suis allé voir un ami au MIT. Il m’a fait voir la bibliothèque de science-fiction qui s’y trouvait. J’ai été si impressionné que j’ai immédiatement organisé mon transfert, ce qui a eu pour conséquence que j’ai renoncé à ma vocation première d’avocat ou de journaliste pour devenir scientifique!

Livres et auteurs, catholiques ou non

Anneau mondeMes premières amours ont eu pour objet le genre d’aventures souvent désigné par le terme général de space opera. Mais les récits qui me captivaient, et continuent à me captiver, sont ceux qui se déroulent dans des décors fascinants. La planète océan de Race démoniaque (The Demon Breed, 1968), de James Schmitz, m’a marqué par son action et ses personnages. Dans L’Anneau-Monde (Ringworld, 1970) de Larry Niven, ce qui m’a surtout intéressé est le monde dans lequel il situe l’histoire (un anneau, construit avec les débris d’une planète, qui orbite autour de son soleil). Et naturellement il y a Dune, de Frank Herbert (1965), avec son inoubliable planète désertique (et sa religion mystique), qui a fait de l’écologie un thème littéraire.

Mais aucun de ces romans ne mériterait d’être lu si l’on n’y trouvait pas aussi des personnages auxquels on peut s’identifier (ou au contraire s’opposer), dont on se soucie et qui vivent des expériences que nous aurions pu nous-mêmes faire. Sans ces personnages réels placés face à des décisions réelles, l’histoire n’existe plus. Les auteurs comiques ont du succès s’ils savent raconter des blagues amusantes. Les auteurs de récits d’aventure, catholiques ou non, doivent avant tout raconter de belles histoires. Il y faut une intrigue qui donne envie de tourner les pages, des personnages qui touchent, des hypothèses captivantes.

Dans ce domaine, on peut mentionner de nombreux écrivains catholiques. John R.R, Tolkien et Gene Wolfe en sont les exemples les plus illustres. Si l’on en juge d’après eux, le fait d’être catholique semble être un avantage pour un auteur de fantasy ou de science-fiction. La conception catholique d’une humanité pécheresse implique la présence de personnages que l’on peut aimer même lorsqu’ils commettent des fautes et se comportent mal. Superman, en fin de compte, est ennuyeux. Mais nous aimons Frodo (le héros du Seigneur des anneaux, de Tolkien) parce que nous savons qu’il peut souffrir et tomber, et aussi triompher. En outre, un avantage appréciable vient du fait que les catholiques ont déjà une idée assez précise de ce que sont le triomphe et la chute. Il est inutile de sauver le monde si l’on ne sait pas à quoi ressemble un monde sauvé, ni ce qu’il y a de si important dans l’Univers pour mériter le salut.

Une conversation en cours

En termes plus concrets, la seule certitude absolue est qu’avant de pouvoir faire de la littérature, il faut en avoir lu. Comme dans toute entreprise humaine, en dernière analyse, la science-fiction est une conversation en cours, et pour pouvoir y participer, il faut écouter et trouver où elle en est.

Ainsi, même si les récits d’aventures de John Scalzi [journaliste humoriste et rédacteur d’America Online, il est devenu un écrivain de science-fiction connu depuis 1998. Il a publié Au mépris du danger (Redshirts, Prix Hugo 2013) après s’être fait connaître par la série Old Man’s War] sont passionnants en eux-mêmes, ils deviennent encore plus significatifs si l’on a lu Robert Heinlein, l’un des pères fondateurs de la science-fiction moderne, l’auteur du roman Étoiles, garde-à-vous! (Starship Trooper), porté à l’écran par Paul Verhoeven. De même, la longue saga de Miles Vorkosigan (qui comprend une vingtaine de romans) de Lois McMaster Bujold est une lecture divertissante, mais le plaisir s’accroît quand on reconnaît les ressemblances et les différences de ces livres par rapport à Star Trek.

Jo WaltonAvec tant de science-fiction du passé sur les rayons des bibliothèques, sans compter ce qui se publie chaque année, comment savoir où intervenir dans la conversation? À ceux qui souhaitent une introduction rapide à ce sujet, je recommande vivement l’ouvrage de Jo Walton, What Makes This Book So Great (New York, Tor 2014). Chaque année, deux prix sont attribués à des œuvres de science-fiction. Le prix Nebula est décerné par la Science Fiction/Fantasy Writers of America, l’association professionnelles des auteurs de science-fiction, tandis que les passionnés qui assistent à la World Science fiction Convention élisent les lauréats du Prix Hugo. Jo Walton a remporté ces deux prix avec son roman Among Others, ce qui est très rare.

La communauté des amateurs de science-fiction est aujourd’hui beaucoup plus diversifiée que du temps d’Anthony Boucher et accueille en son sein toutes sortes d’étrangetés. Un grand nombre d’auteurs connus de ce genre littéraire sont des catholiques pratiquants, comme Boucher. À coup sûr, s’il n’existe dans ce genre aucun préjugé manifeste contre les catholiques, ni contre aucune autre religion, on y refuse absolument les mauvaises histoires, les personnages mal ficelés et la bigoterie. Si la religion est de mauvaise qualité, le déroulement de l’action ne manquera pas d’être exécrable.

En fait, il est rare que les écrivains catholiques qui ont le plus de succès (comme Tolkien et Wolfe) introduisent ouvertement des éléments religieux dans leurs récits. Le catholicisme, ce n’est pas simplement de l’eau bénite et faire maigre le vendredi: c’est un ensemble de principes concernant l’Univers, au-delà de ce que peuvent nous dire les astronomes. Les bonnes histoires sont souvent le résultat de la rencontre de visions opposées du monde. Les meilleurs récits sont ceux qui parviennent à montrer comment divers points de vue entrent en collision et comment cette collision peut faire naître de nouvelles intuitions sur ce que signifie être humain. Être catholique dans un monde non religieux signifie vivre cette tension: c’est déjà une bonne chose.

Dire Dieu autrement

Nous sommes mis au défi d’être catholiques au sens originel du terme, c’est-à-dire de promouvoir une image assez vaste pour être «universelle». Si tout ce que nous avons à offrir est une vision dans le style des années 50, où l’on voit une bonne sœur en habit traditionnel aux commandes d’un vaisseau spatial, notre conception est peut-être un peu limitée… Cela ne veut pas dire que moyennant les astuces appropriées on ne puisse pas faire une assez bonne histoire à partir de tels éléments. Mais notre vision doit aller plus loin pour saisir l’ironie sur un horizon plus vaste que celui d’une image non critique de la religion, assortie d’une conception de la science un peu naïve.

Au fond, notre objectif réel doit être de trouver de nouvelles manières de dire Dieu, tout en restant fidèles à sa vérité. Dans la plupart des débats sur Science et Bible, l’un des éléments omis les plus importants est le fait que la perception d’un Dieu aimant, qui a créé l’Univers à partir de rien, reste vraie.

Le changement intervenu dans les représentations de l’Univers, entre l’ancienne cosmologie babylonienne (une terre plate surmontée de la coupole du ciel), la conception scientifique la plus vraisemblable du temps où la Genèse a été rédigée, et celle des épicycles de Ptolémée, à l’époque romaine, est si considérable que le passage de Ptolémée à Copernic semble peu de chose en comparaison.

Et pourtant, au travers de chaque révolution dans notre compréhension de la manière dont fonctionne l’Univers physique, les interrogations éternelles qui furent celles de Sophocle et de Shakespeare continuent à résonner en nous. Un écrivain catholique, avec sa conception du Bien et du Mal, peut toujours jeter une lumière nouvelle sur ces antiques questions. Il les situe dans des décors ou des situations qui nous font sortir de nos clichés confortables. Les aventures situées sur d’autres planètes montrent que les règles régissant le juste et le faux sont aussi universelles que la loi de la gravitation universelle. Et une science-fiction catholique peut aussi nous rappeler que ce que le monde considère comme une fin heureuse n’est pas toujours la plus heureuse.terre plate

Cet article est paru dans la Civiltà Cattolica n°4010, Rome 5 juillet–5 août 2017. Traduction en français: Claire Chimelli

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