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dimanche, 26 novembre 2017 18:23

L'alchimie du clair-obscur

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Qui est ce moi qui reste caché ? © Sebastien Desarmaux / GODONG«L’essentiel est invisible pour les yeux», dit le poète, comme la beauté divine dont parle Augustin: «Tu étais au-dedans; et moi au dehors; et c’est là que je te cherchais.» Tout le rapport de l’invisible et du visible se coule dans la relation entre l’intérieur, non maîtrisable, la source de ce que je suis, et l’extérieur que je peux voir, toucher. Cet invisible intérieur, c’est l’âme, disent les théologiens. Le curieux que je suis s'en trouve interpellé.

Étienne Perrot sj axe ses recherches sur la dimension sociale de l’argent, la gestion du risque et le discernement dans la vie professionnelle. Il a abordé ces thèmes dans de nombreux ouvrages, dont Exercices spirituels pour managers (Paris, Desclée de Brouwer 2014).

Expérience de tous les jours, les illusions d’optique me font voir courbe ce qui est droit, virevoltant ce qui est fixe, solide ce qui n’est que la juxtaposition de tiges flottantes. Le mime donne l’impression d’être assis sur un banc ou appuyé contre un mur, alors qu’il n’y a ni banc ni mur. Les trompe-l’œil fleurissent, me faisant voir une dame assise au bord de son balcon alors qu’il ne s’agit que d’un crépi peint avec adresse. Et pendant des millénaires, les humains ont cru ce que leurs yeux voyaient : le soleil tourne autour de la terre… jusqu’au moment où les scientifiques ont administré la preuve que la terre tourne sur elle-même, phénomène invisible au premier regard.

L’invisible provisoire

La science ouvre donc un chemin. Elle fait apparaître ce qui est caché. Penchés sur leurs microscopes, manipulant les éléments chimiques ou l’électronique, les scientifiques découvrent, en inventant des théories, les causes invisibles des phénomènes visibles.

Mais cet invisible caché est provisoire. Les théories se succèdent, car la précision croissante des expériences fait apparaître leurs lacunes. Lorsque l’expérience n’est pas renouvelable (comme en économie ou dans les sciences humaines), on se contente d’un principe explicatif qui permet de ranger ce qui est visible dans les casiers d’une théorie qui est la face cachée des phénomènes. Ainsi la « loi de Gresham » permet de donner un nom à ma tendance à payer avec les billets les plus crasseux que j’ai dans mon porte-monnaie, et non pas avec des billets tout neufs de même valeur. La « loi Matthieu » (tirée de l’Évangile selon saint Matthieu 25,29) traduit, sans ajouter d’explication, un fait social bien connu : ceux qui sont riches s’enrichissent plus vite que les autres. Mais le principe, pas plus que les lois générales qui étayent les théories, ne sont capables d’expliquer les phénomènes particuliers qui apparaissent lorsque les outils d’investigation deviennent plus précis.

Cette manière d’accrocher des phénomènes visibles à des causes cachées est commune à toutes les sciences. Même la physique, en son niveau fondamental, s’affronte aux causes cachées. Les physiciens cherchent encore la loi unique qui permettrait d’unifier les quatre forces fondamentales de notre univers (gravitation qui préside aux mouvements des étoiles et des galaxies, électromagnétisme utilisé sur terre dans tous les moteurs électriques, interaction forte et interaction faible qui régissent le fonctionnement des atomes). L’origine de notre univers reste encore insaisissable. S’agit-il d’un point singulier, une force infinie surgie de nulle part ? S’agit-il de l’explosion d’un univers précédent, qui s’est concentré jusqu’à une taille limite avant de rebondir ? Du fruit énigmatique d’un vide primordial, vide paradoxal puisque rempli d’oscillations quantiques ? Du résultat improbable mais vrai d’une multitude d’univers parallèles dont notre monde ne serait qu’une heureuse exception ? L’univers est-il sans commencement ?

Ces hypothèses ne font que révéler mon ignorance de ce que je ne vois pas. Mais le propre de mon esprit curieux (scientifique ?) est qu’il fait le pari que cette cause invisible aujourd’hui sera un jour mise au jour. Dans la même logique, « Dieu ne joue pas aux dés », disait Einstein. Les physiciens en sont moins sûrs aujourd’hui. Ils font l’hypothèse d’une incertitude fondamentale, mais qui demeure objectivable, cernée par les progrès des techniques scientifiques et par le calcul des probabilités. C’est l’invisible provisoire des scientifiques, celui que l’on peut espérer rendre moins opaque par des moyens humains.

L’invisible au quotidien

Cet invisible des scientifiques et des curieux, je l’expérimente chaque jour lorsque je fais des projets. J’ai des objectifs (réussir une bonne tarte aux pommes ou un examen, devenir propriétaire de mon logement, acquérir une voiture, devenir chef de service, trouver un travail plus proche de chez moi). Comme son nom l’indique, cet objectif a quelque chose d’objectif, à la manière de la science : tout le monde voit ce qu’est une tarte aux pommes, un logement, un travail de proximité. En regard de ce but, je mets des moyens, un certain type de farine et de beurre, des pommes d’une certaine qualité, un travail particulier, un coup de main. Tout cela est bien visible.

Cependant, lorsque je suis lucide, je sens bien que je ne maîtrise pas tout. Le hasard ou la malchance, une farine trompeuse, un four mal réglé, un voisin qui vient me déranger peuvent me faire manquer mon objectif. Ces causes sont prévisibles, mais elles ne se manifestent qu’après coup, dans le constat bien visible de l’échec ; elles ne m’apparaîtront que demain, lorsque je réfléchirai sur mon expérience malheureuse et sur les moyens à mettre en œuvre pour l’éviter à l’avenir.

Lorsque je fais le pari de comprendre un jour l’origine de ce que je ne m’explique pas aujourd’hui, subrepticement, je me substitue à Dieu, à l’Histoire ou à la Nature. Je me pose en instance anonyme, qui pourra juger demain les hypothèses que je ne peux pas encore trancher aujourd’hui.

Piégé par les mots

Poussons cette logique jusqu’au bout. L’intérieur invisible résistera-t-il ? Vais-je le saisir par l’introspection ? Depuis longtemps, les psychologues se méfient de l’introspection, cet exercice qui consiste à s’observer comme si nous étions un objet extérieur à nous-mêmes. Car les psychologues soupçonnent, avec raison, que ce regard manque d’objectivité. Le sujet qui voudrait se saisir soi-même pour se voir « objectivement » serait aussi ridicule que le baron de Münchhausen qui voulait sortir du bourbier en se tirant par les cheveux.

À défaut d’introspection, je cherche, sinon à investir ma forteresse intérieure, du moins à la cerner par ce vieux mot venu du Moyen-Âge, la libido. L’invisible intérieur, matrice de tout ce qui me concerne, centre de mes perceptions, de mes évaluations et de mes actions, ne serait que le plaisir du corps qui se révèle dans la relation amoureuse, le plaisir de maîtriser la nature qui est la satisfaction d’être « maître de moi comme de l’univers », le plaisir enfin de savoir. On parle aussi d’appétit, de propension, de tendance ou de désir. Ce n’est jamais que placer un mot sur mon ignorance de mon origine invisible. Aux confins des XIIIe et XIVe siècles, Maître Eckhart prétendait que, dans cette aspiration à la vie que chacun ressent en soi-même, « nul ne peut désirer même un verre d’eau, sans que Dieu ne soit à la source de son désir ».

Remplacer le mot désir par le mot Dieu, par des instances transcendantes comme l’Histoire, la Nature, la Société, ou encore par quelque vertu théologale (Foi, Amour, Espérance) ne rend guère plus visible le fondement de mon être. Car « Dieu, personne ne l’a jamais vu », rappelle l’évangéliste Jean. Dans la prière du Notre Père, je dis la même chose en précisant qu’il est « au ciel », c’est-à-dire parmi les êtres invisibles. Ma quête de l’invisible intérieur rejoint ici l’expérience des alchimistes qui constataient que le savoir avance en éclairant l’obscur par le plus obscur. L’explication du visible se paie au prix d’un invisible qui s’éloigne comme un horizon fuyant.

Désigner la source de ma motivation par les mots valeurs, sentiments, imaginaire permet de soulever légèrement le voile de mon ignorance, mais m’enfonce encore plus dans la nuit de mon invisible origine. Certes, en invoquant valeurs, sentiments, imaginaire, je situe mieux les lieux d’émergence de mes actions les plus intimes. Les valeurs me permettent de justifier mes comportements : je trouve meilleur d’être efficace, rationnel, plus sûr ; si je préfère la justice plutôt que la force, c’est que j’estime le vivre-ensemble dans la paix plus valable que la violence ; la performance suscite également mon adhésion car j’abhorre le gaspillage plus encore que le vol.

Dans l’ordre des affections, je penche spontanément pour ce qui me console plutôt que pour ce qui m’agace, pour le bien-être et la bonne conscience plutôt que pour le ressentiment, pour le pardon qui restaure les liens rompus plutôt que pour la vengeance qui perpétue l’hostilité. Dans l’ordre de l’imaginaire, j’aspire à vivre en un pays bien policé, où les gens sont polis et la police dévouée au bien public, plutôt que dans un pays totalitaire. Je m’imagine volontiers responsable d’une équipe ou d’une entreprise où chacun assume ses responsabilités selon ses talents et ses fonctions, où les tenants du pouvoir cultivent spontanément l’autorité en proposant des objectifs précis et en fournissant des moyens proportionnés, dans le partage des risques communs à tous.

Du rêve…

Tous ces rêves s’inscrivent dans ma sensibilité, je les vois en pensée, je les imagine, mais je n’en saisis pas pour autant l’origine, l’invisible intérieur. Le héros d’un film célèbre (Robert Kincaid, interprété par Clint Eastwood, dans Sur les routes de Madison) prétend que « nos rêves de jadis étaient de beaux rêves ; ils ne se sont pas réalisés, mais nous ne regrettons pas de les avoir rêvés ». Ce n’est pas satisfaisant.

D’où viennent ces rêves ? Référence gardée au docteur Freud, ils naissent d’une certaine configuration que combinent mon éducation, mon histoire, mes échecs, mes rencontres et mes habitudes. Ils viennent de la nuit des origines qui reste pour moi invisible. Or ce que je vois, à travers ces mots sortis de l’inconscient, ces valeurs, ces affects, ces images, ce n’est pas l’origine de mon être, ce sont des mots. Ces mots -qui traduisent des grandes valeurs, des affections bien ordonnées, des images stimulantes- ne me permettent pas de saisir ce qui me motive vraiment, la source de mes désirs, le sujet que je suis.

« Mon corps m’appartient. » Certes ! Mais qui est ce propriétaire insaisissable capable de tenir son corps à distance ? Le corps est le vecteur de la volonté, de l’intelligence et de la mémoire. Mais, comme le Dieu de la Bible, l’instance qui commande ce vecteur, cette âme qui anime mon corps, je ne la vois que « de dos », une fois qu’elle est passée -comme une connaissance incertaine que je croiserais dans la rue- par les traces laissées dans ma vie. Pour plagier le prologue de l’Évangile de Jean, comment expérimenter, en deçà des mots (et non pas au-delà), que « le Verbe s’est fait chair » ? Chair, c’est-à-dire sentiment, sensation, affection.

… au silence

La réponse tient dans une expérience banale. Ce qui me révèle l’invisible intérieur, c’est ce qui heurte et brise mes mots si bien alignés, mes belles images et mes tendres consolations. Le prix à payer, c’est l’angoisse de l’inconnu. Car la valeur n’est jamais que ce qui donne sens à un coût. C’est face à ceux qui en paieront le prix que je sais que ce qui me motive « vaut le coût ». L’échec possible, c’est ce qui donne sa consistance à mes sentiments ; la dépendance, ce qui me permet d’éprouver mon imaginaire.

Finalement, il s’agit moins de trouver des mots, des images ou des sensations pour dire l’âme que je ne peux saisir, que d’affronter à mains nues, comme l’expérimentent les mystiques, la violence de l’invisible intérieur qui m’impose le silence.

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