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mardi, 19 juin 2018 13:45

Le rythme dans la peau

Elle savait bien sûr que dans moins d’un mois, 28 jours exactement, elle aurait atteint l’âge fatidique de la retraite - 64 ans maintenant, comme pour toutes les femmes travaillant à Genève. Elle se réjouissait de ce temps qui s’étendait à perte de vue devant elle, comme une plaine légèrement caressée par un vent venu du sud.

Danielle Meynet, Genève, Ecrivain

La retraite, pour elle, c’était des vacances au long cours, des voyages, des sorties tard le soir, des verres avec les copines de la gym et du club de scrabble... elle allait pouvoir lire aussi, lire tous les bouquins qui s’entassaient au pied de son lit; bref, la retraite ça n’angoissait absolument pas la jolie Mathilde qui marchait allègrement sous le joli soleil de mai pour prendre son bus.

Et hop, un deux, et un deux, un petit pas de course, une grande foulée et encore un petit pas de course, et une longue enjambée, voilà... Elle appelait cet exercice matinal, marcher-courir, une manière charmante et active de se maintenir en forme, et surtout de conserver ses 64 kilos comme l’âge fatidique et charmant de la retraite, 64 kilos à ne dépasser sous aucun prétextes. Elle y tenait Mathilde à sa taille fine et à ses fesses musclées qui lui permettaient de rentrer dans le jean noir acheté deux ans plus tôt.

«Il va falloir que je m’inscrive au cours de zumba qui vient de s’ouvrir dans mon immeuble. La zumba, c’est de la gym en cadence et de la gym avec de la musique, c’est de la danse dissimulée n’est-ce-pas?» Tous ces mots se mélangeaient dans sa tête comme une ritournelle de printemps. Ce cours de gym c’était plus qu’un projet, c’était une réalité, elle s’inscrirait ce soir même.

Un beau jaune bouton d’or

À 20 heures Mathilde chausse ses baskets, enfile son tee-shirt noir et son pantalon marine, pose une serviette sur ses épaules dont elle a choisi méticuleusement la couleur, un beau jaune bouton d’or, et la voilà qui dévale les escalier qui mènent dans les sous-sols. Elle entend déjà la musique, elle devine les rires et les conversations dans les vestiaires. Elle a toujours aimé les débuts d’activité lorsque tout est encore possible, le moment où tous les espoirs sont permis, et les fantasmes de ce jour pour Mathilde, ce sont ses futurs exploits sportifs.

Elle vient d’ouvrir la porte du local de gym. Elles sont là, timides ou gaillardes, bavardes ou discrètes en bleu, rose, blanc, super minces ou enrobées, elles sont là, les nanas qu’elle va côtoyer une année durant, parce qu’elle en est sûre Mathilde, elle va s’accrocher à ce cours de zumba comme une naufragée à sa bouée, car la zumba c’est moderne, c’est stimulant, c’est surtout en bas de chez elle… et soudain, alors qu’elle essaie de se frayer un passage au milieu de cette trentaine de filles -il n’y a qu’un garçon-, elle le voit, lui, le prof de gym. C’est un prof atypique, pas un baraqué, un musclé, un athlète qui aurait raté sa vocation de champion, non, pas un « j’ai tout dans les muscles rien dans la cervelle », non, non, le prof de zumba, c’est un jeune homme de 25 ans tout au plus, mince, presque maigre de cette fragilité qui attendrit, les cheveux noirs et l’œil d’un bleu acier. Il pourrait être étudiant en médecine ou en philosophie, il a un accent qui lui fait rouler les r comme des galets sous la vague et sa lèvre inférieure fendue par le milieu se soulève drôlement quand il sourit. Mathilde est sous le charme.

- Votre nom s’il vous plaît.
- Mathilde Reymond, on est presque voisins. J’habite au troisième de cet immeuble

Elle aurait bien ajouté, porte de droite. On ne sait jamais.

- Ravi, moi, je suis le locataire du premier et je n’aurais jamais cru qu’il y aurait autant de participantes à ce cours lorsque j’ai affiché cette stupide annonce dans le hall d’entrée. Allez mesdames, on commence.

Mathilde s’est placée au deuxième rang. Pas au premier, son trouble serait trop visible. Ce sourire, cette bouche, ces yeux, cette voix, c’est comme si elle le connaissait, c’est comme s’il lui rappelait quelqu’un qu’elle aurait connu il y a longtemps, très longtemps. Mathilde ressaisis-toi.

Il venait de se présenter. «Je m’appelle Fred, je viens du Tessin, je suis à Genève depuis 4 ans. Alors excusez mes fautes de français. Nous allons commencer lentement pour prendre le rythme et monter en accélérant. Alors, campez-vous sur vos jambes fermement, les bras le long du corps, et en avant tout en souplesse.» La musique emplissait toute la salle, et martelait l’air comme une pluie de tambours, de cuivres, de trompettes.

Un cadeau du ciel

Elle s’agitait, Mathilde, elle écoutait le rythme qui la prenait toute entière comme quand elle avait dix-sept ans, l’année de sa matu. Elle s’était inscrite à un cours de tango, et elle l’avait vu lui, beau, fragile, adorable, et elle était tombée éperdument amoureuse, comme ça, pour la première fois.

Tous les jeudis elle courait à son cours, pour le voir, lui parler, le toucher peut-être, et puis un jour il l’avait embrassée. Il sentait bon la cigarette blonde et le jasmin, une sorte de mélange suave qui lui faisait perdre la raison. Alors quand la salle de danse s’emplissait de musique, elle devenait liane, elle devenait belle, elle devenait rythme. Elle aurait voulu se fondre dans la musique pour mieux le séduire et l’envelopper tout entier.

Ce soir dans cette salle au fond d’un sous-sol anonyme, Mathilde avait retrouvé ses émotions d’adolescente. C’était plus qu’un miracle, c’était un cadeau du ciel.

Le rythme s’accélérait maintenant, et Mathilde avait de la peine à suivre, mais elle savait qu’elle était prête à tous les efforts pour retrouver sa légèreté d’antan et retomber, même pour rien, même sans espoirs une dernière fois amoureuse. C’était sa façon à elle de rester dans le rythme, d’avoir le rythme dans la peau.

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