Toute cela a commencé avec un bête achat. Hampi, le chef de famille à l’ancienne, a décidé d’acheter un lave-vaisselle. Rien de plus banal, certes, mais il l’a fait sans demander l’avis de Regula. Tous les dieux helvètes, et même le Dieu au-dessus de ces dieux-là, en sont témoins : jamais, en plus de cinquante ans de mariage, Hampi n’a touché à une assiette dans leur maison.
Et voilà que tout d’un coup, comme si on lui avait enfoncé la tête dans un cor des alpes, Hampi décide de faire cette emplette sans demander l’avis de sa tendre et dynamique Regula. Il ne l’a même pas sollicitée ne serait-ce que pour l’accompagner -comme ils avaient l’habitude de le faire dans de telles situations.
Regula avait de quoi s’inquiéter. On dit que la vieillesse peut pousser à faire des choses, mais là, une chose, une vraie connerie, Hampi l’avait faite. Parce que, pour dire les choses comme ça comme elles sont: Hampi sait très bien que sa Regula aime laver sa vaisselle à la main. Elle l’a toujours fait ainsi, même lorsqu’ils avaient une foule d’invités chez eux. Debout, le dos voûté, les mains trempées dans le bac de l’évier, sans gants. «C’est une histoire de bourgeoises gnangnan-ça, faire la vaisselle avec des gants, des gants roses, qu’elle disait. Pardon, hein, mais ce n’est pas mon truc.»
Son truc, justement, c’était d’entasser cette montagne de marmites, les assiettes, les fourchettes, cuillères, et tout et tout. Elle y versait de longues coulées de son liquide-vaisselle, laissait le robinet ouvert jusqu’à ce qu’une bonne mousse apparaisse. Elle aimait ça, le contact de ses mains noueuses avec l’eau, la mousse, les déchets raclés des assiettes. En cinquante ans de mariage, six grands enfants au compteur, elle n’avait fait appel à un plombier qu’une seule fois. Ça leur avait coûté 200 francs. «Trop cher!» qu’avait crié Hampi en tapant du poing sur la table. Depuis lors, elle courait après lui pour qu’il lui débouche les tuyaux, non sans gueuler. Puis le dos de Hampi ne lui permettant plus de s’acquitter de cette tâche, oh combien masculine!, elle l’avait fait s’asseoir sur sa chaise à bascule, où il somnolait bien plus qu’il ne lisait la presse. Elle avait commencé à descendre elle-même sous l’évier, dos au sol, clef 14 à la main. Un, deux, trois et hop! Le problème était résolu.
«Hampi! qu’elle lui a dit, qu’est-ce qui a bien pu entrer en dedans de ta tête-là pour que tu décides d’acheter ce… ce…» Il lui a manqué des mots pour qualifier cette machine flambant neuve qui trônait maintenant au cœur de sa cuisine.
«La guerre de l’eau», qu’il a répondu, le Hampi, l’index levé comme si le Saint-Esprit lui avait donné des pouvoirs de vision exceptionnels. Regula a d’abord cru à une blague. Après toutes ces années, elle connaissait son type: il était trapu, travailleur, buveur, râleur aussi, mais surtout et toujours cette couche de misogynie qui lui collait à la peau. La femme, c’est comme ça! La femme c’est comme ci! L’homme sait tout.
- La guerre de l’eau?
- Jä! Jä! Wassrkrieg gäl!
Elle a essuyé ses mains sur son tablier. De sa vie, elle avait davantage entendu parler de guerres qu’elle ne les avait vraiment vécues. La Suisse avait livré sa dernière vraie guerre à Marignan. Quand même, Schätzeli, il y a plus de cinq siècles voyons! Et depuis, on parlait de neutralité. O.-K. Le Sonderbund est passé par là en opposant catholiques et protestants. Ah oui, aussi la guerre de Trient où la Jeune et la Vieille Suisse se livrèrent un combat de Reines. À part ces conflits à la con qu’elle avait lus dans les livres, Regula n’avait entendu parler de guerres qu’à la télé: celles du Biafra, la froide, des indépendances, la Grande et même la Seconde Guerre mondiale dont elle se souvient très bien. Sa mère avait dû cacher dans une armoire deux p’tits juifs que les autorités voulaient renvoyer à la frontière. C’est tout. Mais de là à lui parler de la guerre de l’eau! Et où ça? En Suisse! «Jesses Gott!» qu’elle avait soupiré, les yeux tournés vers le ciel comme si elle y cherchait une solution contre la folie de son Hampi.
Il lui a demandé un café. Surtout pas oublier un p’tit deux décis. Il s’est installé à la table à manger, le sourire franc, décidément très fier de son achat. Regula a fait la femme: elle a obéi. Elle s’est attablée là, face à lui, les mains jointes et la tête baissée, plus par lassitude que par amertume. Hampi a tout avalé d’un trait. Il a roté bruyamment. Il a plongé une main dans une poche de son vieux veston en cuir. Un morceau de papier-presse - preuve qu’il lisait bien la presse dans sa chaise à bascule. En une: La guerre de l’eau aux portes de la Suisse.
«Dasch nid di Ernst ! Une blague!» D’un, il n’y aura pas de guerre en Suisse, puis de deux, la Suisse est quand même connue pour être le château d’eau de l’Europe. «Also, tu comprends ça? Le château d’eau de toute l’Europe! Alors, va dire à celui qui a écrit ces sornettes d’aller revoir ses cours de géographie.»
Hampi a repris l’article et l’a lu à voix haute. La guerre de l’eau s’approchait sérieusement de la Suisse. Elle y est déjà. Eh oui! Elle est là. La brave armée suisse a même dû voler de l’eau chez ses voisins français? «Mais non! qu’elle a contesté. Voler de l’eau? Chez qui? Chez les… Non! Pas chez eux!» Hampi souriait. Voilà. Il n’en fallait pas plus pour lui dire que oui, la guerre de l’eau existait en Suisse. Les nappes phréatiques étaient touchées jusqu’à leur cœur, leurs poumons et même leur vessie. Ça urgeait! Et chacun devait y mettre du sien. Un encadré livrait une liste de gestes à accomplir pour contrer le destin: se laver les mains à l’eau froide, ne pas se servir du robinet pour décongeler les produits, privilégier la douche rapide au bain et surtout, surtout! opter pour un lave-vaisselle au lieu de laver sa vaisselle à la main.
Regula pouvait accepter bien des choses. N’est-ce pas qu’elle avait été, toute sa vie, une bonne fille, sœur, épouse, mère et grand-mère? Elle avait toujours été la femme. Elle avait épousé son Hampi parce que tout le monde dans le village s’accordait à dire qu’il était le plus fort. Le plus puissant. Il l’avait prouvé: six enfants dont quatre garçons. Ce n’est pas donné à tous! Il avait tenu son rôle de père: rapporter de quoi manger, discipliner les gosses et assurer la sécurité de son clan.
Mais depuis le départ des enfants de la maison et son Hampi à la retraite, beaucoup de choses avaient changé. Bien trop de choses. Rien. Tout. Ah! son jeune et beau Hampi. Il n’était plus qu’un ivrogne, er Süffel, présent à toutes les verrées du village. Boire à pisser au lit. Et Regula, en dedans d’elle, elle avait d’abord senti la force de la colère, puis celle de l’amour. La force de la colère encore. Son seul calmant: sa vaisselle. Ses mains au contact de cette eau froide-chaude-tiède. Elle y avait trouvé refuge. Antidépresseur. Ses bains étaient son évasion, son moment à elle, rien que pour elle. Les solutions proposées par l’article et imposées en sourdine par Hampi tombaient mal. Elle s’était habituée à décongeler son poulet à l’eau chaude. Elle lui trouvait un meilleur goût. Plus que ça, elle aimait tremper ses mains dans cette eau chaude qui coulait et coulait encore. Des souvenirs épars, colorés, joyeux, souvent douloureux, d’une jeune femme qui a tout donné pour sa famille. Pour faire la femme. Et là, le chef de famille lui parlait de la guerre de l’eau!
Pour rien au monde, elle n’abandonnerait ces petits riens auxquelles elle avait fini par s’accrocher, par résilience, pour oublier ce Hampi, celui à qui elle avait fait six petits et qui n’était devenu que lui-même: le nez rouge du village. Violent. Basta! «Je peux m’en aller», qu’elle avait pensé. Mais l’eau sur ses mains, les bains, tout ça lui chuchotait que non. Reste ma petite Regula. Reste. Mais là, ç’en était trop.
Elle a relevé la tête et a fini par dire: «Schätzeli, si tu tiens vraiment à ta guerre de l’eau, ce sera peut-être sans moi.»
Max Lobe est un écrivain camerounais qui vit en Suisse depuis plus de 10 ans. Il a reçu plusieurs prix pour ses récits fortement inspirés de faits réels. Ses deux derniers romans parus chez Zoé, Confidences en 2016 (voir sa recension in choisir n° 686, p. 80) et Loin de Douala en 2018, ont pour cadre son pays natal.