Lucienne Bittar: Dans Mer porteuse, vous contez l’histoire d’une famille d’émigrés français. Difficile de ne pas y voir un appel à comprendre les rêves des migrants contemporains, venus cette fois des côtes africaines. Que pensez-vous de la politique européenne en matière de migration et de la tragique aventure de l’Aquarius ? Et qu'aurait signifié un bateau de sauvetage battant pavillon helvétique, comme le demandait la pétition munie de 25 000 signatures déposée le 9 octobre 2018 à la Chancellerie fédérale, mais qui a été rejetée le 3 décembre par le Conseil fédéral?
Didier Burkhalter: «J’ai pris des distances avec la vie fédérale, souhaitant marquer réellement la réserve qui est à mes yeux nécessaire par rapport à mes précédentes fonctions. Dans ce cadre, je ne veux pas apparaître ‹comme un acteur politique›, ce que je ne suis plus parce que j’ai décidé de ne plus l’être, et je ne m’exprime pas sur les décisions du Conseil fédéral, par respect pour les institutions. Cela dit, l’écriture est bien ma nouvelle manière de m’exprimer en faveur des mêmes valeurs, notamment celles qui sont en jeu dans les débats sur la promotion de la paix, du droit et de l’humanitaire. Je cherche à partager ces valeurs avec les lectrices et les lecteurs parce que je suis convaincu qu’elles sont en danger croissant. Ainsi Mer porteuse permet de plonger non seulement dans l’océan mais dans un passé pas si lointain, pour revivre les questions de la migration. Il y a un siècle, on abordait les côtes et ces questions avec un autre état d’esprit. On voyait davantage le courage des migrants et la capacité de construire des sociétés plus fortes grâce à eux. On imaginait des perspectives d’avenir plutôt que des peurs immédiates.
»Quant à la question du pavillon de l’Aquarius, elle est devenue une sorte d’étendard de la politique migratoire de notre continent. Comme on pouvait s’y attendre, le Conseil fédéral a vu des obstacles économiques et juridiques qui se dressaient, selon lui, sur la route de ce dossier. Tout en restant fidèle à mon principe de ne pas m’exprimer sur le fond des décisions du gouvernement suisse, j’aimerais ajouter que la question essentielle reste à mes yeux celle de la cohérence politique: toute attribution par la Suisse d’un pavillon à titre humanitaire pour un navire ayant des activités du type de celles de l’Aquarius devrait être faite en cohérence avec une attitude d’accueil durable de notre pays à l’égard des réfugiés.»
Nous croisons dans Mer porteuse nombre d’orphelins ou d’enfants abandonnés, à cause parfois d’une mer tueuse, mais le plus souvent de décisions humaines: guerres, abandons dus à la misère ou à des codes cruels. De quête identitaire aussi, d’hommes et de femmes qui doivent jouer avec plusieurs cultures et de larges trous dans les mémoires. Votre roman part des destins individuels. Peut-on aborder la mémoire collective de la même façon?
«Oui. La force de la forme romanesque réside dans l’éclat d’histoires individuelles de personnages, d’autant plus si ces trajectoires prennent place dans le cadre d’événements historiques, comme c’est le cas ici. Le vécu imaginé d’une personne est un peu comme le scintillement d’une étoile dans le ciel; sans cette étoile, le ciel ne serait plus le même, et sans le ciel, l’étoile ne pourrait pas briller.»
Il y a cette mise en scène de deux jumeaux, l’un porté par le désir de comprendre le présent au regard de l’Histoire, l’autre d’aller de l’avant en se fiant au progrès. Ces deux approches sont-elles complémentaires? Qu’en dit votre expérience politique?
«L’attrait pour la profondeur historique et l’attirance pour la nouveauté sont théoriquement conciliables et pourraient même se révéler complémentaires. Le problème est que, devant les sirènes du soi-disant progrès, l’homme devient souvent sourd aux rappels de l’histoire. Cette surdité est frappante aujourd’hui lorsqu’on semble découvrir les charmes trompeurs des raisonnements populistes et croire qu’ils nous amèneront le progrès, alors que les années 20 et 30 nous ont démontré à l’envi les tragédies -même planétaires- qui peuvent advenir si l’on accorde la priorité au rejet de tout ce qui est différent.
»Qu’en dit mon expérience politique? En fait, il s’agit plutôt de mon expérience d’homme. Seule une grande modestie éprouvée à l’égard des générations passées et de celles à venir, ainsi qu’un véritable respect de la nature et du monde autour de nous, nous permettront d’éviter les grandes souffrances que s’infligent les hommes.»
Nous traversons avec vous la boucherie de la Grande guerre, qui nous renvoie à celles d’aujourd’hui. Votre livre est un appel à ne pas baisser les bras, à croire que les gestes constructifs peuvent avoir des répercussions positives des années plus tard. Vous avez multiplié vos efforts en 2015 pour le dialogue entre les parties prenantes au conflit syrien et pour le développement de l’aide humanitaire sur place. Avec les échecs que l’on sait. Que retenez-vous de ces mois de négociations?
«L’art de la diplomatie consiste précisément à ne jamais baisser les bras, à ne pas baisser pavillon devant l’horreur. Dans Enfance de terre, j’avais créé un personnage qui faisait précisément l’apprentissage de la plus belle diplomatie, ‹celle qui écoute, celle qui rencontre, celle qui construit des ponts sur des précipices pour rapprocher, celle qui hisse des voiles par tous les vents pour relier, même à travers le plus grand des océans›. L’expérience m’a montré concrètement ce que je ressentais au fond de moi-même: que même dans les situations les plus difficiles, il existe des lueurs d’espoir d’humanité. En fait, j’ai beaucoup aimé la négociation, notamment dans le cadre de la crise ukrainienne et de celles au Moyen-Orient, car c’est un combat pour rendre la vie un peu moins cruelle pour celles et ceux qui souffrent le plus de l’injustice et du cynisme qui caractérisent souvent les actes des hommes et le chemin du monde. Et tout peut toujours rebondir! Pour en revenir à Mer porteuse, c’est le destin tragique de Marie-Jeanne, la mère de Gwellaouen, qui rend possible la rencontre de celle-ci et de Kaelig, l’installation du couple au Canada, et donc la naissance d’Enor et sa vie pleine de réalisations fondamentalement bonnes, comme la conception d’‹avocats pour tous›.»
Votre roman est aussi une apologie contre la peine de mort, avec cette phrase: «…l’un des multiples combats de [la] vie [d’Enor] serait d’empêcher les êtres humains de s’ériger en décideurs de mort.» Enor vous représente-t-il ? Et si on va au bout de ce raisonnement, ne pas porter secours aux migrants sur la Méditerranée, n’est-ce pas les condamner à mort?
«J’aime créer des personnages et les investir des valeurs qui me touchent. Beaucoup d’entre eux me sont proches, sur un point ou un autre. Ce sont en quelque sorte des ‹amis intérieurs›. Enor doit affronter l’ineptie de la guerre, avec ces troupes canadiennes quasiment sacrifiées dans les tranchées de Passchendaele durant le terrifiant automne 1917. Il en ressort meurtri dans son corps, mais renforcé dans ses convictions, en particulier celle-ci qui m’a toujours habité: que l’homme ne saurait décider de la vie ou de la mort de son prochain.
»Pour en revenir aux migrants, ce n’est peut-être pas un hasard si le code de la mer prévoit un devoir de sauvetage à l’égard de toute personne en détresse. Pour moi, la mer doit être comprise comme une porteuse d’espoirs, de perspectives; elle n’aurait jamais dû être cette mer de déportation qu’elle est devenue pour tant d’êtres humains: un aller simple vers la mort. »
L’Église catholique enseigne, enfin, dans son Catéchisme (n° 2267) que le recours à la peine capitale est inadmissible. La preuve que tout peut évoluer et qu'il ne faut pas baisser les bras quand on s'investit pour une cause qui nous semble juste?
«Oui, parfaitement. J’aborde dans mon roman le débat sur l’abolition de la peine de mort tel qu’il a été réellement mené au Canada au début du XXe siècle. Lors de mes recherches, je me suis aperçu que le parlementaire Robert Bickerdike avait déposé un projet de loi contre la peine capitale en 1914, reposant sur les mêmes arguments que j’ai moi-même exprimés à de nombreuses reprises de par le monde: d’abord que rien n’est ‹plus dégradant pour l’ensemble de la société›; ensuite, que la géométrie variable du châtiment ne manque pas de frapper davantage les classes pauvres que les riches; enfin que la mesure est inefficace pour lutter contre le crime, avec le risque d’une erreur évidemment irréparable.»
On ne sent en vous aucun cynisme après toutes ces années d’engagement politique. Et même un amour de l’humain. Y a-t-il derrière une conviction de nature spirituelle ou philosophique?
«Je suis croyant et je prie souvent. Lorsque je me suis engagé en politique, j’avais vingt-cinq ans. J’ai commencé une activité exécutive à la trentaine. J’ai alors décidé (j’ai même écrit cette phrase sur un bout de papier) que je ne devrais jamais céder un pouce de terrain à l’amertume. Car je crois que la politique, c’est la responsabilité quotidienne de tenter de rendre un brin meilleur le monde autour de soi. Quant à ma philosophie, elle tourne autour de la notion d’idéal. Le politique doit à mon sens tenter de construire des chemins qui rapprochent de l’idéal. Et l’écrivain quant à lui peut essayer de dessiner cet idéal.»
L’écriture, est-ce votre nouvelle façon de vous engager, avec une respiration plus solitaire mais plus libre?
«Oui. C’est exactement ce que je ressens. L’engagement dans un gouvernement collégial est une grande chance de participer à modeler notre avenir. Mais il consiste aussi, du moins en Suisse, à se mouler dans une collégialité qui peut parfois être étouffante. Ainsi comment pourrais-je soutenir une politique visant à exporter des armes vers des régions en conflit, alors que le cœur de mon pays est fait de médiation et de bons offices pour viser la paix? L’écriture me permet de respirer comme je le veux, comme je le sens. Je suis libre, par exemple, d’aborder la question des armes dans un autre livre, qui pourrait même être la suite de Mer porteuse…»
[1] Didier Burkhalter, Enfance de terre, Vevey, Aire 2017, 124 p.
[2] Didier Burkhalter, Mer porteuse, Vevey, Aire 2018, 194 p.