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lundi, 09 mars 2020 21:00

Une IA qui nous veut du bien…

Her, de Spike Jonze © Warner BrosParmi les peurs contemporaines, celles véhiculées par le développement de l’intelligence artificielle ne sont pas des moindres. Attributs de la science-fiction et de son art de la métaphore, leur questionnement en dit long sur notre condition humaine d’aujourd’hui.

Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs, Yverdons-les-Bains, dirige depuis 2011 le Musée vaudois de la science-fiction. Il est enseignant à la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne. Son champ d’étude
touche à la littérature, l’imaginaire des technosciences et l’humanisme.

Tout comme en son temps le robot, et plus récemment les cyborgs ou les technologies d’augmentation de l’humain, le développement de l’intelligence artificielle (IA) appartient aux grandes peurs de notre époque.

S’il est ardu d’identifier précisément les sources d’un tel effroi, force est de constater qu’il est fréquemment véhiculé par les scénarios-catastrophes placés au cœur de certaines productions fictionnelles hollywoodiennes -les spécialistes sont bien plus circonspects lorsqu’il s’agit de brosser les contours d’un futur qui brille par son imprévisibilité. Tel film ou telle série ne nous parlent-ils pas de ce qui nous attend? Les laboratoires ne seraient-ils pas en train de préparer l’avènement de nos successeurs (numériques) ou de jouer aux apprentis sorciers, quitte à mettre l’humanité en danger? Les IA, comme on les appelle familièrement, peuvent-elles nous asservir, voire -comme c’est le cas dans de nombreux films, au rang desquels je pourrais citer Her (Spike Jonze, 2013), Ex Machina (Alex Garland, 2014) ou le dernier Terminator: Dark Fate (Tim Miller, 2019)- chercher à nous exterminer froidement? Doit-on continuer à faire progresser la recherche ou, comme l’ont préconisé certains scientifiques, parfois illustres, freiner drastiquement nos intentions louables pour nous placer, pragmatiquement, sous le joug du principe de précaution?

Influence de la fiction

Ces questions, j’en suis convaincu, vous vous les êtes déjà posées; et il y a de fortes chances pour que, si je vous demandais d’imaginer vers quoi nous tendons dans le champ de l’IA, vous convoqueriez, presque sans y prêter attention, la multiplication imminentes des logiciels autonomes ou la volonté de ces nouveaux acteurs de la conscience de se libérer de l’esclavage que nous leur imposons en remettant en cause, notamment, la souveraineté que nous nous sommes octroyée.

À bien y réfléchir, le fait que les peurs inspirées par l’intelligence artificielle ressemblent à s’y méprendre aux scénarios science-fictionnels propagés par une industrie des loisirs en pleine effervescence n’est pas anodin. Ne serions-nous pas tentés d’appliquer à un réel que nous connaissons peu -les IA ne sont pas aussi intelligentes que nous le pensons- les modèles, même fictionnels, que nous connaissons afin de rendre intelligible l’inintelligible? Cherchons-nous à nous faire peur en appliquant à la réalité des directions qu’elle ne saurait prendre ou, du moins, qu’elle n’a jamais eu pour intention de prendre? Autrement dit, si l’avenir nous paraît sombre et délétère, c’est parce qu’il est décrit ainsi dans des récits qui, presque par définition, s’articulent autour de catastrophes: «Les gens heureux n’ont pas d’histoire!»

Une fois mise de côté l’idée saugrenue de faire de la science-fiction une image réaliste de notre futur, il peut être plus intéressant (et sûrement plus sensé) de s’interroger sur ce que nous disent réellement les films et les romans qui prennent l’intelligence artificielle pour thème principal.

Usage de l'ironie

La science-fiction est souvent décrite comme un genre prophétique qui nous inviterait à saisir ce qui nous attend. Bien que courante, une telle affirmation ne prend pas en compte, d’une part, les multiples stratégies de distanciation mises en scène dans les récits (intertexte, ironie, mise en abyme, etc.) et, d’autre part, la nature métaphorique de la plupart des motifs technoscientifiques «futuristes». Une fois les textes ou les films analysés rigoureusement, il de-vient difficile de ne pas se rendre compte que la science-fiction ne nous parle jamais de demain, mais toujours d’aujourd’hui.

Les recherches actuelles sur cette technique narrative démontrent en effet qu’elle doit être acceptée comme une littérature ironique (elle fait semblant de parler du futur) et métaphorique: le robot, par exemple, n’est pas d’abord une machine mais l’image d’une humanité transformée en machine; idem pour le cyborg qui représente la dépendance de plus en plus grande que nous tissons aux technologies; ou l’extraterrestre qui, lui, transforme l’étranger, l’autre, en un être qui nous paraît si éloigné de notre identité que nous nous en effrayons et que nous préférons l’éliminer. Ainsi, et à condition de vouloir saisir la fonction symbolique de l’intelligence artificielle dans les productions fictionnelles, il est essentiel de se rappeler que la fiction, de tout temps, a accordé une place de choix aux métaphores, c’est-à-dire aux dissonances sémantiques instituant une réorganisation des concepts avec lesquels nous décrivons le monde et l’être humain.

La puissance de la métaphore

Prenons le film Her[1], de Spike Jonze. Je peux le lire comme une mise en garde conte les dangers de l’IA, mais n’ai-je pas meilleur temps -vu que c’est Scarlett Johansson, l’une des plus belles actrices de Hollywood, qui prête sa voix au logiciel (Samantha)- de considérer cette intelligence artificielle comme l’image d’un humain sans corps? Assis dans mon fauteuil, je visionne cette production et, du début à la fin, je suis bercé par la voix, à la fois rauque et sensuelle, d’une actrice que je rêve de voir apparaître à l’écran et dont le potentiel érotique m’est familier (pensons aux rôles qu’elle tient dans Lost in Translation de Sofia Coppola, sorti en 2003, ou dans Match Point de Woody Allen, sorti en 2005) mais qui, et c’est une des forces du film, ne se matérialisera jamais, au grand dam de Théodore et du spectateur rappelés à leur solitude.

La métaphore n’est-elle pas là d’une puissance rare? Comment mieux représenter le désarroi d’une humanité qui, en manque de contacts humains, ne peut faire autre chose que de les chercher (la quête est néanmoins vouée à l’échec) au travers des logiciels mis à disposition par une industrie consumériste exploitant tous nos manques, autrement dit tous nos désirs? 

Spike Jonze ne nous parle pas des futures IA ou du danger de les voir nous dominer un jour, mais, plus profondément, d’une humanité qui, entourée par des logiciels intelligents qui font tout pour elle (pensez aux recommandations d’achat sur les sites du e-commerce ou les publicités ciblées sur les réseaux sociaux), a oublié que le lien social n’est pas d’abord affaire de communication, mais de corporéité. Théodore, le personnage principal de Her, c’est nous; le logiciel intelligent du film, c’est Elle, Scarlett Johansson, l’autre, cet autre que nous désirons tant, mais avec qui nous préférons entrer en relation via une interface technologique (le smartphone, les réseaux sociaux). Un autre que nous préférons garder à distance… Her nous interroge sur notre besoin d’interagir avec autrui par le biais de réseaux (a)sociaux, mais aussi sur le corollaire de ce mode d’interaction: Théodore, tout comme nous, éprouve, jour après jour, une solitude désespérante.

Ce récit de science-fiction est donc à l’opposé d’un avertissement : il montre ce qui est, afin de pointer notre propension à transformer, métaphoriquement, autrui en IA, par peur du corps, par peur de l’altérité et de la différence.

Un miroir où se contempler

Par le biais de la métaphore, la science-fiction décrit donc les modifications subies par la condition humaine dans un monde empreint de technologies. Ses récits proposent une image a priori dissonante (dans Her, le logiciel n’est pas un être humain), dont la force est de conduire à un réarrangement conceptuel qui permet de rendre le monde autrement intelligible (toujours dans Her, l’humain est devenu une IA, puisque son corps ne compte plus dans les rapports sociaux).

Une fois cette clé de lecture adoptée, les récits s'ouvrent sur des interprétations fascinantes: la science-fiction devient le miroir dans lequel nous contemplons l’image de notre visage et, par extension, les problématiques anthropologiques soulevées par le développement de l’IA.Masamune Shirow, The Ghost in the Shell, 1991 © Éditions Kodansha / Young Magazine Kaizokuban. Coll. Maison d’Ailleurs

Ex Machina, en sa qualité de recomposition contemporaine du conte de Barbe-Bleue, use de l’IA pour pointer, avec délicatesse et poésie, notre capacité à instrumentaliser autrui en le transformant en robot intelligent soumis à nos désirs solipsistes. Transcendence (Wally Pfister, 2014), pour sa part, en exploitant la dimension métaphorique de la technique de l’uploading (le transfert d’une conscience dans un réseau informatique), représente comment l’utopie de la passion amoureuse nous pousse à considérer tout ce qui nous sépare de l’être aimé comme un obstacle à abattre.

Nous pouvons donc continuer à réduire la science-fiction à une esthétique prophétique, mais nous manquerons alors toutes ses richesses et oublierons de nous laisser toucher par ce qu’elle nous dit: l’intelligence artificielle n’est pas une extériorité technologique funeste, elle est ce que nous sommes en train de devenir. Dans un monde capitaliste où tout ce qui existe se doit d’être consommé, dans un monde sécuritaire où l’autre est d’abord perçu comme un danger, l’individu a tendance à médiatiser toutes ses interactions, à s’éloigner de la corporéité comme si cette dernière était un danger, à refuser toute communication immédiate.

La science-fiction ne vise donc aucunement à nous faire peur. Elle préfère nous dessiner les contours de notre visage. Arrêtons d’être effrayés par ce qui n’arrivera pas et privilégions ce qui fait la grandeur des êtres humains: leur capacité à se regarder en toute lucidité.

[1] Dans Her, suite à une peine de cœur, Théodore achète un programme informatique capable de s’adapter à la personnalité de chaque utilisateur, qui prend pour lui le nom de Samantha. Peu à peu, l’homme et la machine tombent amoureux… Le film a reçu de nombreuses récompenses, dont l’Oscar 2014 du meilleur scénario original. (n.d.l.r.)

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