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lundi, 09 mars 2020 07:14

L’huile miraculeuse

p61Bogadi 1Le crépuscule est tombé sur les ruines, les recouvrant d’un voile noir que seules éclairent les flammes orangées du feu de brindilles sèches et de bois flotté allumé par le vieil homme à l’aide d’un briquet con­servé avec soin dans la valise qui contient tout ce qu’il possède. Quel­ques vêtements, des outils, des couvertures et divers ustensiles qu’il a dénichés parmi les décombres de la ville éblouissante où il est né et a vécu, juste avant qu’elle ne soit engloutie par les flots.

Fabienne Bogádi, Genève, écrivain; traductrice et journaliste économique, la suisso-hongroise Fabienne Bogádi a été nominée pour le Prix des lecteurs de la Ville de Lausanne 2020, pour son roman Les immortelles (Lausanne, L’Âge d’Homme 2019, 216 p.).

La belle noyée luit dans sa tête à chaque fois qu’il y pense. «La nuit, mille lumières illuminaient les façades des immeubles, mille scintillements, si vifs qu’ils faisaient pâlir la lumière du firmament», aime-t-il à raconter à la fillette blottie contre lui pour se réchauffer et qui l’écoute de toutes ses oreilles, car les histoires du vieux sont la mémoire qu’elle n’a pas. Elle était trop jeune pour se rappeler ces merveilles. Son premier souvenir, c’est le corps décharné de sa mère, étendu sous des branchages dans une fosse de fortune avec sa peau nacrée qui miroitait entre les interstices de ce cercueil improvisé, et ce jour-là, la ville et ses lumières avaient disparu de­puis longtemps.

-  La vie était douce et chaude. Sur les tables aux nappes brodées fumaient des mets délicats et les fem­mes étaient belles et elles riaient dans les bras des hommes, les vapeurs du champagne et les bolides qui sillonnaient les rues en klaxonnant.
-  Cham…pagne ? interroge la fillette.

Le vieux frissonne en serrant plus fort la petite contre lui. Sur le feu, les grillons, les scarabées et les vers qu’ils ont cueillis dans les prairies et au bord des routes grésillent en sifflant, tandis qu’ils mordillent des racines au goût amer et sucré pour faire patienter leur faim. Les fenê­tres du hameau désert où ils se sont arrêtés pour la nuit ressemblent aux yeux des morts et sur leurs têtes, un infini nuage de poussière et de particules masque le cosmos, dévorant les étoiles. Le vieux a ménagé un abri dans les débris d’une usine, parmi des blocs de béton déchiré où un lierre jauni s’enroule autour des piques de fer rouillé qui sortent comme des bras de cadavres, infini charnier de ce qui fut autrefois.

Traînant la valise derrière eux, ils marchent seuls au milieu de l’univers depuis des jours, des mois ou des années peut-être, car ils ont perdu le compte du temps avec chaque jour qui est semblable au précédent. Ils savent juste que c’est l’hiver à cause des nuits trop longues, de la pluie et du vent. Ils vont de ruines en décombres, de villages abandonnés en arbres morts, de sentiers escarpés en rochers, à la recherche d’une communauté humaine qui pourrait accueillir l’enfant, parce que les vieux ne sont pas éternels. Mais tout ce qu’ils ont rencontré, ce sont des hordes de chiens qui les suivent en grondant et des corbeaux croassant dans les champs recouverts de détritus.

L’homme ajoute du bois dans le feu et souffle sur les braises pour les faire repartir. La veille, ils ont aperçu dans un bosquet ravagé par un incendie une touffe de mimosas jaunes comme le soleil de sa jeunesse.
-  Les mimosas sont les premières fleurs qui germent après le passage du feu, avait-il expliqué. Ils sont le symbole de la vie qui renaît.
-  On dirait de l’or, avait-elle souri, le nez enfoui dans les touffes odorantes qu’elle avait respirées d’un air ravi.

Sans la fillette, le vieil homme se serait laissé mourir depuis longtemps et ce mimosa déposé sur leur chemin par une main invisible l’a conforté dans l’idée qu’il existe un espoir non loin, ou tout au bout, et que même ténu, il ne faut pas mépriser l’espoir.

L’enfant a terminé son repas d’insectes, de baies acides et de racines et joue avec une flaque noire et odorante, et ses doigts maigres où affleurent les os se recouvrent d’un liquide visqueux. «J’aime pas», dit-elle en plissant les narines. «Ça pue. C’est tout noir. C’est collant.» À l’aide d’une cuillère, le vieux répand un peu du liquide sur le foyer provoquant une grande flamme bleue qui effraie la fillette. «Tu as raison d’avoir peur, petite. C’est cette huile qui a mené le monde à l’abîme. Cette huile, la paresse et la cupidité.»

Elle ne comprend pas. Elle ne voit pas le rapport entre la flaque poisseuse et la paresse ou la cupidité, car elle n’a pas connu le monde dont parle le vieux, mais elle fait oui de la tête pour le contenter, parce que le vieux, c’est tout ce qu’elle a pour la protéger sur l’interminable chemin de poussière, de bitume éventré et de cailloux.

«Quand l’homme a découvert ce qu’il pouvait en faire, il était tout content», ajoute le vieux avec du mépris et de la colère dans la voix. «Il a mis toute son énergie à en tirer des inventions captivantes, pour aller plus vite, plus loin, plus haut et pour gagner plus d’argent, toujours plus d’argent. Il a baptisé ça le progrès.» Le vieux avait fait comme les autres, envoûté par la vitesse, par le vrombissement des moteurs et par le rire des femmes avec leurs robes à paillettes synthétiques. Cette agitation l’avait happé comme un carrousel et il était allé très loin, très haut et très vite. Désormais dans son silence, il maudit le progrès. «On s’est rué sur cette huile sans comprendre que c’était une malédiction. Elle recouvre tout et est indestructible »

Aux branches nues des arbres flot­tent en bruissant des sacs légers comme des ballons, accrochés là par le vent pour l’éternité. La mine dégoûtée, la fillette frotte ses mains dans la boue pour les nettoyer, puis elle les essuie dans une touffe d’her­bes pour les sécher, car l’enfant, comme tous les enfants, entend le langage de la nature, les signes qui avertissent de la menace, la puanteur, la noirceur et la viscosité. «Elle est plus sage que je ne l’ai été», pense le vieux.

Épuisée, la fillette ferme les paupiè­res, alors le vieil homme la prend dans ses bras et l’étend sur les sièges plastifiés d’une carcasse de voiture pour la protéger de la bise. Il saisit une couverture dans la valise dont il l’enveloppe avec soin, puis il roule une écharpe sous sa tête et dépose un baiser sur son front. Tandis que l’enfant rêve, le vieux, qui ne dort plus depuis longtemps, écoute le bruissement des cafards qui dansent un menuet fiévreux sous les gravats.

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