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mardi, 03 décembre 2013 15:09

Colonisation et évangélisation

Legrain 44418Michel Legrain, Un missionnaire français au cœur de la colonisation, t. 1 et t. 2, Paris, Harmattan 2012, 394 p. et 382 p.

Michel Legrain, missionnaire spiritain, a publié dans son ouvrage en deux volumes, intitulé Un missionnaire français au cœur de la colonisation, 90 lettres qu’il a écrites à sa famille et à ses amis. Ces lettres, qui relatent son parcours et son expérience missionnaire, s’étalent sur près d’un demi-siècle, de 1957 à 2004. Au départ, elles n’étaient pas destinées à la publication mais à maintenir le contact entre lui, ses amis et les membres de sa famille à qui il avait promis d’écrire mensuellement pour les mettre au courant de sa nouvelle vie.

Durant les trois premières années de son engagement en Afrique, Michel Legrain écrit régulièrement. Rappelé en France pour enseigner la théologie, ses lettres se cantonnent alors à commenter ses déplacements hors de la France. Leur ton, leur contenu et même leur style se transforment. M. Legrain affirme d’ailleurs que son évolution personnelle s’est accélérée avec son retour en France.

L’expérience missionnaire vécue par l’auteur dans les pays qu’il a fréquentés est très riche. Les lettres sont écrites de façon à ce que les correspondants y trouvent leur compte. L’auteur essaie de leur faire découvrir de manière virtuelle des milieux exotiques qu’ils ne connaissent pas nécessairement, en donnant beaucoup de détails. Il compare souvent la vision occidentale de la vie à celle du milieu qu’il découvre, invitant l’Eglise à prendre en compte les coutumes indigènes, et l’Occident à donner une vraie liberté aux pays an­ciennement conquis. L’expérience missionnaire a enseigné au Père Legrain que pour être crédible en profondeur, l’Eglise doit oser affronter les raisons de l’inadéquation de tel ou tel point de sa doctrine ou de sa discipline avec la situation culturelle des Africains. Il ajoute que le Concile et le ministère en paroisse et auprès des couples en formation ou en rupture de vie conjugale l’ont confirmé dans ses découvertes africaines. Grâce à la fréquentation de baptisés laïcs, de prêtres, de théologiens et de quelques évêques, il a eu le courage de contester certaines positions pastorales de l’Eglise, quoique ses critiques n’aient pas plu à Rome.

Mise en perspective

Quelques éditeurs et certains de ses amis, qui étaient au courant de l’existence de ces lettres, l’ont persuadé de les publier : elles avaient, d’après eux, du moins historiquement parlant, un certain intérêt. Mais même si elles se lisent facilement, le lecteur aura du mal à les lire toutes, car elles sont denses et destinées à un public précis : ceux qui avaient intérêt à connaître le travail de notre auteur. Entretemps, les sociétés ont évolué et certains contenus paraissent en contradiction avec la réalité actuelle. Le Père Legrain cependant a fait là un immense et enrichissant travail de mémoire.

Cette correspondance trouve, en effet, son fondement dans l’expérience vécue personnellement par le Père Legrain comme missionnaire pendant les vagues évangéliques. C’est pour cela que l’auteur décrit en quelques pages, dans la première partie du premier volume, le cadre de la colonisation et de la décolonisation, ainsi que les dérives de l’Eglise chez les peuples indigènes.

Cette partie du livre, très importante pour mieux saisir la portée de ces lettres, est subdivisée en dix sections. L’auteur y critique les vagues successives de la colonisation et de l’évangélisation qui ont marqué les deux derniers siècles. A cette époque, écrit-il, la colonisation était légitimée et perçue comme normale. Certains auteurs soutenaient même la thèse selon laquelle elle était un droit et défendaient le bienfondé de cette institution, perçue comme le passage obligé en vue d’une entrée dans le concert des nations.

Les nombreuses découvertes entreprises à la suite des progrès techniques ont favorisé ce système, qui est de­venu une entreprise d’exploitation de la misère du peuple indigène. Pour M. Legrain, certains colons étaient tellement accaparés par la réussite de leur entreprise dans les pays qu’ils occupaient, qu’ils ne se rendaient même pas compte que leurs comportements, souvent racistes, et leurs im­positions oppressives pouvaient provoquer des feux souterrains et donner naissance à des révoltes sanglantes.

D’autre part, l’évangélisation se con­fondait parfois avec la colonisation, malgré l’instructio de la Congrégation romaine de la propagande de 1659 qui insistait sur le fait qu’évangélisation et colonisation devaient rester deux entités distinctes. Dans certains endroits, ajoute notre auteur, les missionnaires travaillaient main dans la main avec les colonisateurs. Pourquoi alors s’étonner, se demande le Père Legrain, de ce que le catholicisme ait poussé davantage de radicelles légères que de racines profondes se nourrissant dans l’humus des cultures indigènes ?

Devant une telle situation, nombreux sont ceux qui ont critiqué le mouvement missionnaire de l’Occident qui voulait tout refaire à l’image de l’Europe. Pour eux, les évangélisateurs, en foulant aux pieds les cultures indigènes, pratiquaient une simple transplantation des institutions et des diverses réalisations ecclésiales des contrées de la vieille Europe.

Les populations dominées ne pouvaient rester sourdes et inactives durablement. Elles se rendirent compte qu’elles pouvaient déloger les étrangers dominateurs et exploiteurs, afin de bénéficier elles-mêmes, exclusivement, des richesses du pays. Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, écrit M. Legrain, la perspective d’une émancipation des peuples sous tutelle commença à prendre politiquement une urgence contagieuse auprès des pays en position de tuteur. C’est ainsi que débutèrent les mouvements de décolonisation et d’indépendance des peuples jusqu’alors soumis à l’emprise coloniale.

Cependant, constate l’auteur, la fin politique de la colonisation n’a pas signifié la fin de la présence des anciens colons ou de leurs successeurs. Leurs activités et leurs entreprises continuent d’exister dans les pays juridiquement libres. De nouvelles formes de colonisation plus insidieuses prennent parfois le relais des conquêtes guerrières : des nations plus riches, plus entreprenantes ou en manque d’espace pour leur population, achètent des terres, des ressources forestières, minières ou aquatiques, afin de les exploiter au mieux de leur propres besoins. Désormais, les données du problème se sont diversifiées et sont devenues plus complexes. Les grands bénéficiaires des accaparements bétonnent et fortifient leurs fossés et leurs ouvrages de défense. Ainsi, un demi-siècle après ces indépendances, certains pays occidentaux gardent encore avec les pays africains d’étranges relations.

Colonisation spirituelle

Du côté de l’Eglise, écrit l’auteur, ce n’est que vers la moitié du XXe siècle que le Vatican a commencé à nommer des évêques indigènes, mais ceux-ci restent construits sur le modèle de leurs prédécesseurs occidentaux. Tout est fait d’ailleurs sur le modèle romain et les contradictions ne sont pas les bienvenues, même si l’Eglise prône l’inculturation religieuse. Tout écart par rapport aux réglementations établies par le Vatican se trouve réprimandé, avec toutes les nuances de la contrainte que les instances vaticanes manient avec brio depuis des siècles, y compris envers des évêques.

Pour le Père Legrain, il est souhaitable de mettre en place une évangélisation suffisamment décantée de ses inévitables allusions européennes. Tant que cela ne sera pas le cas, on parlera toujours d’une colonisation spirituelle. Or, pour lui, qu’il s’agisse de colonisation ou d’évangélisation, une paix durable ne peut s’installer que dans la liberté, le respect de l’autre, la réciprocité et la solidarité.

 

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